2.4. Des tentatives d’appréciation empirique des liens entre les structures de marché et les activités d’innovation

Dans leur contribution sur l’appréciation de la différenciation de la taille des unités de production, Bernard et J. L. Ravix [1991] insistent sur le renversement de la problématique théorique concernant la taille des entreprises au cours des années soixante‑dix. Ils montrent notamment que la Commission européenne s’est dotée d’un arsenal juridique spécifique à la fin des années quatre‑vingts pour mener une politique de la concurrence et lutter contre le pouvoir économique des firmes dont on considère que la taille, appréciée par leur chiffre d’affaires, est trop grande. Ils précisent également que l’accent mis sur les petites ou moyennes entreprises confirme l’essoufflement de l’intuition schumpeterienne sur l’avantage supposé des grandes firmes pour les activités de R&D. Concernant ce dernier point, W. Cohen [1995] distingue, dans son survey sur les « études empiriques de l’activité d’innovation » 323 , trois types de travaux, selon leur domaine d’investigation :

L’étude des relations entre la taille des firmes et l’intensité des activités de R&D s’appuie à la fois sur l’idée schumpeterienne selon laquelle les activités d’innovation croissent plus vite que l’augmentation de la taille des entreprises et sur l’idée de Galbraith [1952] 325 pour qui les firmes de grande taille ont un avantage en termes d’innovation. Cette dernière proposition a ensuite été justifiée par l’imperfection des marchés financiers et l’avantage dont bénéficient les grandes firmes et par la présence d’économies d’échelle dans les activités de R&D. W. Cohen [1995] note que les appréciations empiriques menées sur les données du National Science Foundation des années cinquante et du début des années soixante montrent que la probabilité qu’une firme ait une activité de R&D, croît avec la taille de la firme et est proche de 1 pour les plus grandes entreprises. L’interprétation économique donnée par ces travaux insiste sur la mise en avant statistique de l’avantage des grandes firmes pour mener une activité de R&D. D’autres études se sont intéressées de plus près à la relation entre la taille et la R&D. W. Cohen [1995] précise que « ‘cette relation est typiquement appréciée en coupe transversale sur des échantillons de firmes ayant une activité de R&D et spécifiée sous forme logarithmique, de manière linéaire ou en considérant l’intensité de R&D (c’est‑à‑dire l’effort de R&D divisé par une mesure de la taille des firmes, les ventes en général) comme la variable dépendante et une mesure de la taille des firmes comme la variable régressive’ » 326 . Les résultats montrent que la R&D croît de manière monotone avec la taille des firmes et proportionnellement au delà d’une certaine taille. Cependant, les travaux qui ont suivi montrent la difficulté à proposer des conclusions définitives. Parmi les principales hypothèses testées, W. Cohen liste la prise en compte de la diversité des industries, appréciée principalement par les opportunités technologiques, ou l’accent mis sur la taille des unités commerciales et non pas des firmes. W. Cohen [1995] précise que « ‘le consensus porte sur le fait que pour la majorité des industries ou en tenant compte des spécificités des industries pour les échantillons plus agrégés, la R&D croît proportionnellement avec la taille des firmes parmi celles qui ont une activité de R&D’ » 327 .

L’argument de Schumpeter avancé en 1942 porte, comme nous l’avons rappelé, à la fois sur un pouvoir de marché anticipé pour une firme une fois qu’une innovation a été mise en place et sur la supériorité de la firme détenant un pouvoir de marché pour entretenir une activité de R&D. Le premier aspect a largement été exploré de manière empirique, alors que le second a été moins systématiquement étudié. W. Cohen rappelle le principe de cette dernière démarche et note que « ‘le potentiel pour obtenir un pouvoir de marché ex post par l’intermédiaire des innovations est englobé dans la problématique générale des conditions d’appropriation et est mesuré par des indicateurs spécifiques d’appropriation ’» 328 . Les premières mesures empiriques des relations entre la concentration et la R&D sont proposées par Horowitz en 1962 329 , Hamberg en 1964 330 et une fois de plus par Mansfield en 1968 331 . Elles montrent toutes une relation positive entre la concentration industrielle et la R&D, mais sont contredites notamment par les résultats de Williamson en 1965 332 . Scherer en 1967 333 détermine une relation non‑linéaire entre la R&D et la concentration, résumée par la formule de relation en « U inversé » 334 . Celle‑ci signifie que « la part de l’emploi consacré à la R&D dans l’emploi total augmente avec la concentration industrielle jusqu’à ce que le ratio de la concentration des quatre plus grandes firmes atteigne entre 50 % et 55 %, puis décroît ensuite avec la concentration » 335 . Les travaux suivants sont néanmoins beaucoup moins affirmatifs et montrent notamment l’importance des caractéristiques propres aux industries dans cette relation. C’est notamment le cas des études de Scott en 1984 336 et Levin, W. Cohen et Mowery en 1985 337 .

Concernant les tentatives de validation des hypothèses schumpeteriennes, notons une remarque de Nelson et Winter [1982], selon qui « ‘les structures de marché doivent être définies de manière endogène dans toute analyse de la concurrence schumpeterienne, avec les relations entre l’innovation et les structures de marché appréciées dans les deux sens. Il est surprenant que les études de l’hypothèse schumpeterienne néglige systématiquement ce lien de causalité inverse. Une exception importante est donnée par l’étude de Phi’ ‘llips [1971]’ ‘ 338 ’ ‘ sur l’industrie aéronautique’ » 339 . Les analyses évolutionnistes proposent justement de s’intéresser à la dynamique des relations entre les structures de marché et la R&D en dépassant ces limites. Nous y reviendrons dans le troisième chapitre de la deuxième partie.

Notes
323.

« Empirical Studies of Innovative Activity », titre du chapitre.

324.

Scherer F. [1965], « Firm Size, Market Structure, Opportunity, and the Output of Patented Inventions », American Economic Review, vol. 55, pp. 1097‑1125 et Scherer F. [1965], « Size of Firm, Oligopoly, and Research: a Comment », Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 31, pp. 256‑266.

325.

Galbraith J. [1952], American Capitalism: the Concept of Countervailing Power, Houghton Mifflin, Boston.

326.

« This relationship was typically estimated cross‑sectionally on samples restricted to R&D performers and specified in log‑log form, linearly or with R&D intensity (i.e. R&D effort divided by a measure of firm size, usually sales) as the dependent variable and a measure of firm size as a regressor », W. Cohen [1995], p. 185.

327.

« The consensus is that either in the majority of industries or when controlling for industry effects in more aggregate samples, R&D rises proportionately with firm size among R&D performers », W. Cohen [1995], pp. 188‑189.

328.

« The potential for achieving ex post market power through innovation has been characterized under the general heading of appropriability conditions and measured by specific indicators of appropriability », W. Cohen [1995], p. 192.

329.

Horowitz I. [1962], « Firm Size and Research Policy », Southern Economic Journal, vol. 28, pp. 298‑301.

330.

Hamberg D. [1964], « Size of Firm, Oligopoly, and Research: the Evidence », Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 30, pp. 62‑75.

331.

Mansfield E. [1968], Industrial Research and Technological Innovation: an Econometric Analysis, Norton, New York.

332.

Williamson O. [1965], « Innovation and Market Structure », Journal of Political Economy, vol. 73, no. 2, February, pp. 67‑73.

333.

Scherer F. [1967], « Market Structure and the Employment of Scientists and Engineers », American Economic Review, vol. 57, pp. 524‑531.

334.

« Inverted‑U ».

335.

« R&D employment as a share of total employment increased with industry concentration up to a four‑firm concentration ratio between 50 and 55 per cent, and it declined with concentration thereafter », W. Cohen [1995], p. 193.

336.

Scott J. [1984], « Research Diversity and Technical Change », in Z. Griliches (ed), R&D Patents and Productivity, University of Chicago Press, Chicago.

337.

Levin R. ‑ Cohen W. ‑ Mowery D. [1985], « R&D Appropriability, Opportunity, and Market Structure: New Evidence on some Schumpeterian Hypotheses », American Economic Review, Papers & Proceedings,vol. 75, no. 2, May, pp. 20‑24.

338.

Phillips A. [1971], Technology and Market Power: a Study of the Aircraft Industry, D.C. Heath, Lexington.

339.

« Market structure should be viewed as endogenous to an analysis of Schumpeterian competition, with the connections between innovations and market structure going both ways. It is surprising that studies concerned with the Schumpeterian hypothesis typically neglect this reverse causal linkage. An important exception is Phillips’ [1971] study of the aircraft industry », Nelson ‑ Winter [1982], p. 281.