3.1. Comportements stratégiques et R&D

Les travaux sur les liens entre les structures de marché et l’innovation ont intégré les développements apportés par la théorie des jeux. La question préalable consiste à savoir pourquoi les firmes consacrent des ressources à la R&D. Beath, Katsoulacos et Ulph [1995] distingue deux raisons :

  • la première reprend les explications de W. Cohen et Levinthal [1989] 340 sur l’aspect dual de la R&D, à savoir qu’elle permet aux firmes de mettre en œuvre de nouveaux produits ou processus d’innovation, mais également d’améliorer leur capacité à assimiler et exploiter les innovations disponibles à l’extérieur ;
  • la seconde raison réside dans la possibilité donnée par la R&D de donner un avantage stratégique aux firmes et d’accroître leurs parts de marché.

Dans cette optique, les efforts de R&D sont toujours perçus comme le moyen permettant d’améliorer les processus de production et par conséquent la productivité. Cette perception présente cependant un inconvénient majeur, puisque le changement technologique est réduit aux résultats de la R&D. Autrement dit, les gains de productivité ne sont tributaires que des efforts de R&D. Dans le cas du monopole, le fait de considérer qu’une entreprise extérieure à la branche, un intrant, puisse procéder à des activités de R&D revient à s’intéresser à la question du monopole sous menace d’entrée. Dans le cas d’entreprises concurrentielles, la concurrence par les prix s’estompe au profit d’une concurrence par l’innovation. Les firmes peuvent poursuivre deux objectifs :

  • le premier consiste à mettre une innovation en place le plus rapidement possible afin de modifier la structure industrielle en sa faveur. Ce type de comportement correspond à une course aux brevets. Pour Le Bas [1995], il renvoie plus « à une notion de compétition que de concurrence » 341 . La compétition par les brevets définit une compétition technologique discontinue ;
  • le second revient à trouver le montant de ressources financières et humaines à allouer à la R&D pour maximiser son profit. L’activité de R&D est perçue comme une activité qui permet de réduire le coût de production unitaire. Dans ce cas, les comportements stratégiques des firmes font référence à une compétition technologique continue.

En 1980, Dasgupta et Stiglitz proposent d’aborder ces problèmes avec un modèle se différenciant du cadre proposé par Arrow [1962b] pour les deux raisons suivantes :

  • la première est liée à la possibilité donnée aux firmes de se concurrencer sur l’activité de R&D ;
  • la seconde correspond au temps continu, préféré au temps discret.

Ce modèle porte sur le comportement des firmes concernant leurs dépenses de R&D. Il définit leur taux d’innovation et les relations entre les dépenses de R&D et les structures industrielles. Les firmes utilisent les dépenses de R&D comme une variable stratégique pour produire plus efficacement et conséquemment pour accroître leur profit. Les dépenses de R&D permettent d’obtenir des innovations de processus. Comme les innovations de produits sont écartées, la concurrence porte sur l’innovation et non sur les prix. On retrouve là l’hypothèse de Schumpeter, où l’innovation joue un rôle central dans les processus concurrentiels. Les dépenses de R&D sont nécessaires à la production : il est impossible à une firme de produire sans dépenses de R&D préalables. La deuxième particularité des dépenses de R&D vient du fait que leur niveau détermine le coût unitaire du bien produit. Ainsi, une firme qui dépense x en R&D obtient un coût de production unitaire c(x). L’état primitif des connaissances est défini par , les opportunités d’innovation par  qui correspond à l’élasticité recherche/innovation : c(x) = .x avec  > 0 et  > 0.

La fonction de demande du marché est définie par p(Q), où Q représente le produit total,  la taille du marché et  l’élasticité de la demande : p(Q) = .Q avec  > 0 et  > 0. La structure du marché est exogène et est constituée de n firmes. Il s’agit d’un univers certain, les firmes ont donc une connaissance parfaite de cette structure. La conjoncture correspond à un équilibre de Cournot, signifiant que les firmes adoptent indépendamment les unes des autres la même stratégie. La stratégie de la firme représentative i consiste à définir son montant de dépenses de R&D xi et son niveau de production Qi de manière à maximiser son profit . L’équilibre détermine les dépenses de R&D optimales x* et le niveau de production optimal Q*/n de la firme représentative : et . Le profit à l’équilibre de la firme représentative est donné par .

Comme x*(n+1) < x*(n) et Q*(N+1) > Q*(n), lorsque la concurrence diminue, c’est‑à‑dire que le nombre de firmes diminue, les firmes augmentent leurs dépenses de R&D, mais le produit total diminue. Ce sont les dépenses en R&D des firmes qui déterminent leur taux d’innovation et par conséquent la baisse de leur coût de production unitaire. Ceci implique que si la concurrence devient oligopolistique, le taux d’innovation des firmes augmente. Ce résultat va à l’encontre de la conclusion de Arrow [1962b], selon laquelle « ‘les incitations à inventer sont plus faibles avec des conditions monopolistiques qu’avec des conditions concurrentielles ’» 342 . Il est dès lors possible de considérer que le nombre de firmes n’est pas exogène et qu’une firme est susceptible d’entrer sur le marché. Les firmes doivent intégrer la décision d’entrer ou de ne pas entrer dans leurs stratégies. Les dépenses de R&D deviennent une variable stratégique pour créer des barrières à l’entrée puisqu’elles permettent aux firmes qui les mettent en place d’obtenir un coût de production unitaire plus faible que celui des firmes qui n’en supportent pas.

Notes
340.

Cohen W. ‑ Levinthal D. [1989], « Innovation and Learning: the Two Faces of R&D », Economic Journal, vol. 99, no. 397, September, pp. 569‑596.

341.

Le Bas [1995], p. 49.

342.

« The incentive to invent is less under monopolistic than under competitive conditions », Arrow [1962b].