4.1. Les progrès de la connaissance sur le changement technique et les insatisfactions

Thirtle et Ruttan [1987] considèrent que l’analyse du changement technique a vu ses progrès ralentir en raison de l’élargissement de son domaine d’étude. Mais ils insistent surtout sur le fait que « le changement technique soulève également des problèmes tels que les imperfections de marché, les interdépendances, les événements historiques contingents et le dynamisme du changement, qui ne s’accordent pas aisément avec la structure néoclassique » 349 . Nous avons présenté la manière avec laquelle sont abordées les problèmes de création et de diffusion de l’innovation, étudiés par les nombreux travaux sur les structures industrielles et les firmes. Appuyés par les développements de la théorie des jeux, ces travaux micro‑économiques apportent un éclairage pertinent sur les relations entre les comportements des firmes et les structures industrielles. Toutefois, au sein de ce courant, l’analyse de l’innovation n’est qu’un aspect parmi d’autres du comportement des firmes. A titre d’exemple, le manuel de Tirole [1988] sur la Théorie de l’organisation industrielle ne consacre que le dixième des onze chapitres que comptent les deux tomes, aux questions de « Recherche‑développement et adoption de nouvelles technologies » 350 . Les problèmes de brevets et de licences au cœur de nombreux travaux occupent également une faible part des préoccupations de Tirole.

Par ailleurs, la problématique générale de l’analyse néoclassique de l’organisation industrielle ne convient pas à certains économistes, qui proposent d’insister sur l’environnement institutionnel des firmes pour comprendre l’innovation et le changement technique. Plus précisément, ils proposent une double rupture :

  • thématique d’abord en intégrant les problèmes d’hétérogénéité entre les firmes ;
  • méthodologique ensuite en considérant que la concurrence est un processus construit.

Le premier point est déjà abordé par Nelson en 1959 351 , quand, intéressé par les relations entre la nature de la firme et les activités de R&D, il énonce l’idée selon laquelle les activités de recherche ont des résultats incertains, pouvant impliquer des inventions et des découvertes dans des domaines imprévus. De ce point de vue, la firme diversifiée est mieux à même de profiter de ces innovations non prévues que la firme spécialisée. Elle est donc susceptible d’avoir des activités de recherche plus importantes. Avec cette problématique, Nelson introduit de l’hétérogénéité au sein des firmes. Il insiste sur la complexité et le caractère incertain des relations entre la R&D et l’innovation. Toutefois, quand il souhaitera pousser ces idées plus loin, avec Winter notamment, le cadre néoclassique traditionnel deviendra vite trop contraignant. Cela les conduira à proposer d’autres hypothèses sur le fonctionnement de l’économie.

Concernant la rupture énoncée précédemment, Saviotti [1996] voit l’émergence des travaux évolutionnistes comme le souhait d’aller plus loin que des études empiriques sur l’innovation. Il note qu’ « ‘au niveau de développement atteint par les études sur l’innovation à la fin des années soixante‑dix, il était nécessaire de conserver l’approche requise pour étayer les politiques technologiques, mais aussi de développer des concepts et des structures capables de dépasser les limites des études purement empiriques’ » 352 .

Notes
349.

« Technical change also raises problem such as market failure, interdependencies, historically contingent events, and the dynamics of change, which do not fit easily into the neoclassical framework », Thirtle ‑ Ruttan [1987], pp. 73‑74.

350.

Titre du chapitre.

351.

Nelson R. [1959], « The Simple Economics of Basic Scientific Research », Journal of Political Economy, vol. 67, no. 3, June, pp. 297‑306.

352.

« At the stage of development which innovations studies had achieved in the late 1970s it was necessary to retain the explicit approach required to underpin technology policies, but to develop some general concepts and frameworks which could overcome the limitations of purely empirical studies », Saviotti [1996], pp. 5‑6.