4.2. Les travaux « pré‑évolutionnistes » sur le changement technique

En introduction du chapitre consacré à « la firme évolutionniste » dans leur ouvrage sur Les nouvelles théories de l’entreprise, Coriat et Weinstein [1995] soulignent le rôle essentiel joué par Freeman dans l’apparition et le développement d’ « une école évolutionniste ». Ils écrivent : « ‘C. Freeman, installé au SPRU, fut le premier à revenir à Schumpeter, inaugurant ainsi ce qui sera un retour général de la profession au maître de Harvard et à ses enseignements. (...) Au delà de la seule exhumation de la théorie des ondes longues, de nombreux domaines vont se trouver réexplorés et réinterprétés : la théorie de la croissance et celle du changement technique tout spécialement’ » 353 . En 1988, Freeman et Perez proposent une taxonomie de l’innovation en s’appuyant sur des travaux empiriques menés au Science Policy Research Unity (SPRU) de l’University of Sussex. Ils distinguent quatre éléments du changement technique :

En 1984, Pavitt propose une taxonomie des secteurs de production en fonction des caractéristiques de l’innovation, en s’appuyant également sur les données collectées par le SPRU de 1945 à 1979. La démarche de Pavitt consiste « ‘à décrire et à essayer d’expliquer les similarités et les différences entre les secteurs concernant les sources, la nature et l’impact des innovations’ » 358 . Les secteurs sont définis en fonction des sources des connaissances technologiques auxquelles ils ont recours, en fonction des sources et de la nature de la technologie qu’ils produisent et enfin en fonction de la taille et des principales activités des firmes innovantes qui les composent. Dosi [1988b] souligne que cette taxonomie est compatible avec les conclusions d’un travail de Levin, Kleverick, Nelson et Winter proposé également en 1984 359 . Quatre types de secteurs sont mis en avant par Pavitt :

La particularité des travaux de Freeman et de Pavitt, consistant à construire une analyse théorique à partir de travaux descriptifs, est également partagée par Rosenberg. Nous revenons sur le sens de cette démarche, dans le chapitre consacré aux théories évolutionnistes, dans la deuxième partie. Mais ce qui nous importe ici, c’est la distance prise par ces économistes avec les fondements théoriques néoclassiques. La notion de « learning‑by‑using », proposée par Rosenberg en 1982, a approfondi le sens de l’apprentissage, ordinairement réduit à une forme restrictive de « learning‑by‑doing ». La démarche générale de Rosenberg a pour but « d’identifier les différents types de processus d’apprentissage, aussi bien que la nature de ces processus et la manière avec laquelle ils s’insèrent dans les structures d’activités plus grandes qui constituent l’innovation technologique » 364 . L’ambition originale de Rosenberg [1982] a été atteinte, puisque Dosi [1988b] couple le concept de Rosenberg à celui de Arrow au sein d’un même « fait stylisé de l’innovation » consacré à l’apprentissage.

Une autre forme d’apprentissage par la pratique que celle proposée par Arrow 365 est mise en avant par Rosenberg. Comme cette dernière, elle résulte d’une implication directe dans le processus de production et correspond à de petites améliorations, qui ont un effet cumulatif important sur la productivité. Cet apprentissage est une source d’innovation technologique non‑négligeable, même s’il n’est pas explicitement reconnu comme tel. Les conditions de la mise en place effective de ces améliorations reposent préalablement sur une aptitude particulière à en apprécier l’existence, c’est‑à‑dire sur la formation et l’expérience. Cet apprentissage découle des connaissances mobilisées par les activités de production et intervient soit au niveau de la production de nouvelles connaissances scientifiques, soit dans l’incorporation de nouvelles connaissances, soit dans les activités de production liées à l’introduction d’un nouveau bien, soit dans le processus de production. Rosenberg [1982] insiste alors sur l’apprentissage lié à l’utilisation d’un nouveau bien, différent évidemment de l’apprentissage qui apparaît lors du processus de production de ce bien. Le premier affecte l’utilisateur tandis que le premier concerne le producteur. L’intuition de Rosenberg est la suivante : « ‘dans une économie composée de nouvelles technologies complexes, il existe de nombreux aspects de l’apprentissage qui ne sont pas fonction de l’expérience engagée dans la production du produit, mais de son utilisation par l’utilisateur final ’ ‘»’ ‘ 366 ’ ‘. L’ ’ ‘«’ ‘ apprentissage par l’utilisation’ », ainsi mis en évidence, signifie que les nouveaux biens ne dévoilent leur potentiel qu’au cours de leur utilisation. Autrement dit, il est difficile pour une firme de prédire ex ante la supériorité d’un nouveau bien par rapport à un autre, dans la mesure où les performances de chacun dépend des interactions lors de leur utilisation avec les connaissances existantes de l’utilisateur. Le processus d’apprentissage par l’utilisation génère deux sources de connaissance :

A la lumière de cette nouvelle conception de l’apprentissage, Rosenberg porte son attention sur l’industrie aéronautique et réinterprète certaines conclusions proposées par plusieurs travaux empiriques antérieurs. Parmi ceux‑ci, figure d’ailleurs la contribution de Phillips de 1971, dont nous avons rappelé dans la première partie qu’elle est considérée par Nelson et Winter [1982] comme une exception remarquable à la mesure traditionnelle des liens entre les structures de marché et l’innovation 368 . Mais le plus intéressant vient de la généralisation de la notion d’apprentissage par l’utilisation à d’autres industries. L’argument de Rosenberg [1982] consiste à montrer que cette forme d’apprentissage est la réponse à la complexité des technologies, qui ne peuvent dévoiler leur potentiel qu’avec le temps. Or, puisque les technologies sont effectivement complexes dans de nombreuses industries, rien ne peut empêcher l’activation de l’apprentissage par l’utilisation dans ces industries. Les caractéristiques de l’apprentissage ont été encore approfondies par Lundvall [1988], qui insiste sur le rôle de l’ « ‘apprentissage par l’interaction ’» 369 des producteurs et des utilisateurs de nouvelles technologies dans la structuration du système national d’innovation. L’idée de Lundvall est d’insister sur cet apprentissage, qui vient s’ajouter à l’apprentissage par la pratique du producteur et à l’apprentissage par l’utilisation de l’utilisateur. Celui‑ci « prend place entre les parties, liées entre elles par des flux de biens et services partant de la production » 370 . L’article de Dosi [1988a] sur « les sources, les procédures et les effets micro‑économiques de l’innovation » 371 est particulièrement représentatif des différentes ruptures amorcées par les travaux de Freeman, Pavitt et Rosenberg. Ainsi, il pointe de nouvelles questions, mais surtout, de nouvelles hypothèses pour y répondre :

Notes
353.

Coriat ‑ Weinstein [1995], p. 109.

354.

« Technology system ».

355.

« Techno‑economic paradigm ».

356.

« Technological revolutions ».

357.

Dans la troisième partie, nous reprenons cette terminologie dans le cadre des technologies de l’information et de la communication, voir p. 451.

358.

« Describe and try to explain similarities and differences amongst sectors in the sources, nature and impact of innovations », Pavitt [1984], p. 343.

359.

Levin P. ‑ Kleverick A. ‑ Nelson R. ‑ Winter S. [1984], Survey on R&D Appropriability and Technological Opportunity. Part I ‑ Appropriability, New Haven, Yale University, mimeo.

360.

« Supplier dominated firms ».

361.

« Production intensive firms ».

362.

« Specialised suppliers ».

363.

« Science‑based firms ».

364.

« To identify the several different types of learning processes, as well as the nature of these processes and the ways in which they feed into larger pattern of activities that constitute technological innovation », Rosenberg [1982], p. 120.

365.

Nous l’avons définie p. 75.

366.

« For in an economy with complex new technologies, there are essential aspects of learning that are a function not of the experience involved in producing the product but of its utilization by the final user », Rosenberg [1982], p. 122.

367.

« Prolonged experience with the hardware reveals information about performance and operating characteristics that, in turn, leads to new practices that increase the productivity of the hardware ‑ either by lengthening its useful life or by reducing the operating costs », Rosenberg [1982], p. 124.

368.

Voir p. 142.

369.

« Learning‑by‑interacting ».

370.

« Take place between parties, linked by flows of goods and services originating from production », Lundvall [1988], p. 362.

371.

« Sources, Procedures, and Microeconomic Effects of Innovation », titre de l’article.

372.

« A technological paradigm can be defined as a « pattern » of solution of selected technoeconomic problems based on highly selected principles derived from the natural sciences, jointly with specific rules aimed to acquire new knowledge and safeguard it, whenever possible, against rapid diffusion to the competitors », Dosi [1988a], p. 1127.

373.

« The activity of technological process along the economic and technological trade‑offs defined by a paradigm », Dosi [1988a], p. 1128.

374.

« Whatever the case, it is important to distinguish between the factors that induce, stimulate, or constrain technical change from the outcomes of the changes themselves », Dosi [1988a], p. 1145.

375.

« The picture of an industry that emerges at any time is itself the result of a competitive process which selected survivors within the technological variety and behavioral diversity of firms, put a premium or a penalty on early innovators and allowed varying degrees of technological imitation et diffusion », Dosi [1988a], p. 1157.