Conclusion de la première partie

Dans l’introduction de cette partie, nous avons insisté sur la complémentarité thématique, implicite parfois, explicite le plus souvent, entre les travaux sur la croissance et ceux sur le changement technique. A l’inverse, dans l’introduction générale, nous avons justifié une distinction entre l’analyse néoclassique de la croissance et l’approche évolutionniste de l’industrie et de la technologie. Nous avons également montré que l’analyse du changement technique s’est largement construite sur des travaux empiriques ou de type monographique concernant des pays ou des industries, par opposition aux modèles formels de la théorie de la croissance. Cependant, ces classifications ne sont pas toujours aussi strictes, ce qui complique a priori considérablement notre tâche. A titre d’exemple, et sans anticiper la question des propositions théoriques et des politiques publiques abordée dans la troisième partie, nous voulons insister sur le fait que les théories néoclassiques et les théories évolutionnistes aboutissent parfois aux mêmes conclusions sur un ensemble de thèmes. L’article de Nelson et Romer [1996] en listent indirectement quelques uns. Parmi eux, notons leur point de vue sur les droits de propriété et la recherche. Ils précisent qu’ « ‘établir des droits de propriété sur le produit de la recherche scientifique n’est en général pas une bonne pratique. Cela est vrai si la recherche est dirigée vers des applications pratiques auxquelles sont confrontées les professionnels de la sécurité ou de la santé ou alors les firmes commerciales. Les avantages sont manifestes dans un système où le gouvernement subventionne la production des concepts et des idées fondamentales et les laissent circuler librement’ » 376 .

En fait, les principaux points de divergence ne viennent pas des travaux appliqués, mais de l’appréciation théorique du changement technique et des innovations. Aussi, la proximité entre certaines conclusions des économistes néoclassiques et celles des économistes évolutionnistes sur les caractéristiques du changement technique au niveau des firmes et des économies n’exclut pas une représentation incompatible concernant l’appréhension théorique de ces caractéristiques. De plus, l’existence de conclusions divergentes justifie la volonté de s’intéresser à chacune de ces théories pour en extraire les caractéristiques propres et apprécier leur développement futur, mesuré à la fois par les avancées techniques déjà enregistrées et les progrès empiriques liés à ces avancées.

Finalement, les années soixante‑dix s’achèvent avec les deux caractéristiques suivantes :

une analyse néoclassique de la croissance non‑concurrencée par une autre analyse macro‑économique et peu incitée à se développer, mais remise en cause par une analyse portée sur les fluctuations économiques, plus que sur la croissance à proprement parler (la « nouvelle économie classique »). Cela est vrai, même si nous avons précédemment présenté le point de vue de Snowdon et Vane [1997] sur le rapprochement de ces deux thématiques depuis les années quatre‑vingts 377  ;

l’affinement de l’analyse du changement technique, dont une partie est de plus en plus décidée à prendre ses distances avec les concepts néoclassiques de stabilité économique et d’homogénéité des agents et soucieuse de (ré)concilier micro‑économie de l’innovation et croissance macro‑économique.

Nous avons vu que la problématique traditionnelle de l’innovation s’organise autour de trois thématiques et que pour chacune d’elles, les économistes évolutionnistes s’écartent des conclusions néoclassiques et justifient le recours à des hypothèses différentes :

pour les liens entre la science et la technologie, nous avons suggéré que l’ « économie de la connaissance » a désorganisé les thématiques de l’analyse traditionnelle, tandis que l’analyse évolutionniste insiste sur les processus d’apprentissage ;

pour les questions liées à l’incidence des structures des marchés sur l’innovation, la co‑détermination de ces deux aspects est mise en avant par Nelson et Winter [1982], qui déplorent que cette relation soit toujours perçue dans un seul sens ;

pour le problème de l’appropriation des résultats de l’innovation, la mise en avant des caractéristiques propres aux technologies ou aux firmes implique une autre représentation de l’innovation.

Aussi, la question est maintenant de voir comment se construisent les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes à partir de ces deux problématiques différentes. De ce point de vue, la charnière entre les théories néoclassiques de la croissance et les nouvelles théories de la croissance est facilement appréciable et consensuelle, avec la parution de l’article de Romer de 1986. Par contre, celle qui correspond au moment où les théories de l’innovation se scindent en deux autour des théories évolutionnistes et des théories « néo‑schumpeteriennes » néoclassiques est beaucoup moins évidente à cerner. Dans l’introduction de cette première partie, nous avons accepté, comme première approximation, la référence à Rosenberg [1982] et sa volonté de s’intéresser à l’intérieur de la « boîte noire ». La rupture n’est cependant plus interprétable avec les notions de Kuhn, puisque comme nous l’avons déjà signalé à propos de la remarque de Freeman [1994a] sur l’analyse du changement technique « avant Rosenberg » et l’analyse « après Rosenberg », cette seconde phase s’accompagne d’un fractionnement méthodologique. Elle se compose désormais de l’analyse évolutionniste et de travaux d’inspiration néoclassique, dans lesquels viennent une nouvelle fois puiser les théories de la croissance endogène pour justifier des aspects micro‑économiques que ses modèles agrégés ne peuvent mettre en avant.

Notes
376.

« Establishing property rights on the output from scientific research is generally not a good practice. This is true whether that research is directed at problems facing the military, health professionals, or business firms. Important efficiency advantages are evident in a system in which the government subsidizes the production of fundamental concepts and insights and gives them away free », Nelson ‑ Romer [1996], p. 71.

377.

Voir p. 102.