Dans sa tentative pour rapprocher les analyses sociologique et économique du changement technique, Mackenzie [1990] propose une distinction simple entre les théories néoclassiques et évolutionnistes du changement technique. Cette différence repose sur une conception particulière de la maximisation des firmes :
Ce découpage, issu d’une démarche sociologique, a le mérite de mettre en avant deux perceptions différentes du comportement des firmes. C’est un fait intéressant, mais qui ne dit rien sur les liens entre la croissance et les firmes. Il reconnaît implicitement que la firme est au cœur du processus de croissance, sans pour autant expliciter les liens entre la croissance, la firme et l’innovation. Or, une tentative de comparaison des théories néoclassiques et évolutionnistes du changement technique doit nécessairement se focaliser sur l’ensemble des points qui les intéressent. En d’autres termes, une telle démarche peut difficilement être confinée aux seuls thèmes sur lesquels elles se confrontent, parce que les théories sont un ensemble de questions interdépendantes. Autrement dit encore, les thématiques communes aux théories néoclassiques et aux théories évolutionnistes ne sont qu’une partie seulement de l’ensemble des thématiques propres à ces deux théories.
Le point de vue de Mackenzie montre aussi que certaines questions, comme la théorie de la firme, débordent largement des différentes disciplines de la science sociale. Le souhait de concilier davantage les points de vue sociologique et économique rappelle la difficulté à déterminer avec précision les frontières des thématiques. D’ailleurs, notons que le souhait de Mackenzie trouve un écho favorable parmi la communauté des économistes, puisque Freeman et Soete [1997] formulent une remarque allant dans le même sens 382 . Ils expliquent qu’ « il y a des indications encourageantes selon lesquelles des spécialistes des sciences sociales de différentes disciplines, dont des économistes, commencent à aborder le développement d’une théorie de la firme plus complète et plus satisfaisante » 383 . Ils indiquent alors en références un ouvrage de Mackenzie publié en 1990 384 et un travail de Stirling édité en 1994 385 .
La distinction des thématiques est un exercice difficile, dans la mesure où elles se recoupent et s’imbriquent les unes dans les autres, mais pas de manière très ordonnée. A titre d’exemple, l’ouvrage de Scherer [1999], New Perspectives on Economic Growth and Technological Innovation témoigne de la difficulté à distinguer désormais ce qui relève de l’économie de la croissance de ce qui appartient à l’économie de l’innovation. L’introduction de la notion de capital humain dans les théories de la croissance endogène, proposée par Lucas en 1988, a prolongé et engendré de nombreuses tentatives d’approfondissement du rôle du capital humain sur le processus de croissance. Ainsi, Scherer, dont nous avons rappelé l’importance des travaux relevant de l’économie industrielle, au sein du triptyque structure‑comportement‑performance, consacre le dernier des sept chapitres de son ouvrage au capital humain. Il souligne que « pour les managers et les responsables politiques qui doivent répondre à des problèmes au jour‑le‑jour, la nouvelle théorie de la croissance a un résultat différent. Elle opère à un niveau d’abstraction courageux, supposant des relations agrégées entre les inputs techniques, les outputs cognitifs et les outputs matériels qui éliminent la complexité du monde réel concernant le développement des produits et les décisions commerciales » 386 . Toutefois, une partie importante de son ouvrage tente justement d’apporter du contenu à ces théories, notamment en ce qui concerne le capital humain et les décisions politiques susceptibles de le renforcer et d’accélérer la croissance économique.
Nous avons indiqué que les théories de l’innovation et du changement technique se sont définitivement scindées en deux. Les unes se sont organisées autour des théories évolutionnistes de Nelson et Winter, alors que les autres ont poursuivi leurs recherches avec les outils traditionnels et sur des questions traditionnelles. Parmi ces dernières, certaines se sont appuyées sur les développements de la théorie des jeux. L’ouvrage de Tirole de 1988 en constitue une représentation remarquable. En 1988, dans l’introduction générale de l’ouvrage collectif Technical Change and Economic Theory, Freeman [1988a] éclaire le rôle des notions de Schumpeter dans la compréhension de l’innovation et de la dynamique de long terme. Il explique que « ‘d’un point de vue plus théorique, il est difficile de réconcilier la perception de Schumpeter sur l’innovation, la dynamique économique, l’appropriation partiellement monopolistique des avancées technologiques avec sa conception selon laquelle l’équilibre peut toujours être défini en termes walrasiens. Aussi, l’analyse des relations entre les forces dynamiques du système économique (c’est‑à‑dire ce qui le pousse à changer) et ses mécanismes équilibrants (ce qui le maintient équilibré) reste encore largement à réaliser’ » 387 . Cette remarque sur la place de Schumpeter doit être associée à celle que nous avons déjà rappelée, concernant le fait que les théories schumpeteriennes ne sont pas toutes des théories évolutionnistes. Freeman précise également que ‘«’ ‘ même si une critique constructive de Schumpeter est le point de départ d’une grande partie de notre travail, nous avons essayé d’aller beaucoup plus loin que Schumpeter sur de nombreux points’ » 388 . Les théories évolutionnistes et les travaux néo‑schumpeteriens font tous les deux référence à Schumpeter, mais ne mettent pas l’accent sur les mêmes points. Comme nous l’avons déjà signalé dans l’introduction de la première partie, les notions industrielles des théories évolutionnistes sont associées à des notions dynamiques 389 .
Dans le même temps, les théories néoclassiques de la croissance ont évolué d’un point de vue d’abord technique ensuite thématique. Les intuitions sur le rôle du changement technique dans la croissance ont été intégrées de manière plus pertinente dans la problématique de la croissance, c’est‑à‑dire que le changement technique est devenu une (des) explication(s) endogène(s) de la croissance et non plus une donnée exogène. De plus en plus de sophistications ont été apportées dans les modèles de croissance endogène pour reproduire un changement technique proche de celui décrit par les travaux théoriques et empiriques que nous avons présentés dans le troisième chapitre de la partie précédente. Aussi, la coexistence des théories évolutionnistes et des théories de la croissance endogène pose des questions de concurrence théorique et implique pour sa compréhension d’adopter d’autres outils épistémologiques que ceux proposés par Kuhn. La référence à la notion de programme de recherche scientifique de Lakatos est incontournable, parce qu’elle offre la possibilité de comparer deux types de théories contemporains.
« Firms choose production technology as to maximize their rate of profit », Mackenzie [1990], p. 6.
« Alternative economics ».
« At least as a description of how firms do, or even could, behave », Mackenzie [1990], p. 6.
Voir p. 266.
Ce point est repris dans le troisième chapitre de la troisième partie, voir p. 513.
« There are encouraging indications that social scientists from several disciplines, including economists, are beginning to tackle the development of a more comprehensive and satisfactory theory of the firm », Freeman ‑ Soete [1997], p. 285.
Mackenzie D. [1990], Inventing Accuracy: a Historical Sociology of Nuclear Missile Guidance, MIT Press, Cambridge.
Stirling A. [1994], The Act of Technology Choice, PhD Thesis, University of Sussex.
« For managers and policymakers who must confront concrete day‑to‑day problems, the new economic growth theory has a different shortcoming. It operates at a heroic level of abstraction, assuming aggregated relationship between technical inputs, knowledge outputs, and product outputs that suppress the rich complexity of real‑world product development and marketing decisions », Scherer [1999], p. 50.
« On more theoretical grounds, it is hard to reconcile Schumpeter’s view of innovation, economic dynamism, and partial monopolistic appropriation of technological advances with his other view that equilibrium could still be defined in Walrasian terms. In this respect, the task of analyzing the relationship between the dynamic forces of the economic system (i.e. what makes it change) and its equilibrating mechanisms (what keeps it together) is still largely unfulfilled », Freeman [1988a], p. 6.
« Although a constructive critique of Schumpeter is the starting point for much of our work, we have tried to go well beyond Schumpeter in many respects », Freeman [1988a], p. 6.
Voir p. 26.