1.1. L’apriorisme en sciences économiques

L’apparition de l’apriorisme dans les sciences économiques est liée à la publication de Introductory Lecture on Political Economy par Senior en 1827 395 . Blaug [1992] précise que cet ouvrage pose pour la première fois les principes de la méthodologie économique et cherche à protéger les sciences économiques de ses détracteurs. En ce sens, les premiers préceptes de méthodologie économique sont fondamentalement défensifs et témoignent de la difficulté des sciences économiques à affirmer leur caractère scientifique. Dans le glossaire proposé par Blaug [1992] dans La méthodologie économique, une « méthodologique défensive » est caractérisée par le fait qu’elle « cherche à justifier l’activité scientifique passée » 396 . Elle s’oppose en cela à une « méthodologique agressive » qui correspond à « tout point de vue méthodologique qui conduit à rejeter des pratiques scientifiques actuelles ou passées comme « mauvaise » science » 397 .

Le développement de l’apriorisme moderne, initié par Robbins en 1932 et poursuivi par Mises en 1949, préconise l’abandon du monisme méthodologique en essayant de souligner l’originalité méthodologique des sciences sociales. Le monisme méthodologique représente l’idée que les sciences de la nature et les sciences sociales ont une méthodologie commune. Le principe de l’argumentation à son encontre repose sur l’impossibilité des sciences économiques à vérifier ou contredire leurs hypothèses et sur la nécessité d’énoncer un certain nombre de conjectures, sachant que « l’étalon ultime pour apprécier si un théorème est correct ou non est la seule raison, sans l’aide de l’expérience » 398 . La principale critique menée contre le monisme méthodologique est l’œuvre de Hayek. Elle est présentée dans un article publié en trois parties dans Economica entre 1942 et 1944 399 . A cet égard, Caldwell [1989] affirme que « sur le terrain de la méthodologie Hayek n’est pas un disciple de Mises et ne l’a jamais été » 400 . Les différences essentielles portent sur leur conceptualisation des principes a priori. Lorsque Hayek définit un principe a priori, il fait référence à un résultat obtenu par introspection, alors que Mises pense à la notion de Kant et à une « proposition qui se réfère au monde réel mais est néanmoins antérieure à l’expérience et indépendante d’elle » 401 .

Ce désaccord entre Hayek et Mises ne remet toutefois pas en cause l’unité de l’école autrichienne quand il s’agit de préciser l’originalité des sciences sociales par rapport aux autres sciences. Sur cette question, Dufourt et Garrouste [1993] associent la notion de programme de recherche à celle de « système intellectuel » 402 , signifiant qu’au sein d’un même programme, les individus s’appuient sur un ensemble de caractéristiques propres. Ce point est évidemment essentiel pour nous, puisque comme nous le verrons à plusieurs reprises, et notamment dans la troisième partie, au sein des deux programmes de recherche qui nous intéressent, les économistes n’ont pas une convergence de vue permanente. Pour Dufourt et Garrouste, la définition d’un système intellectuel permet d’apprécier une contribution scientifique en distinguant trois niveaux autonomes mais interdépendants. Ceux‑ci correspondent à un niveau « épistémologique », focalisé sur les conditions d’existence d’une connaissance scientifique, un niveau « méthodologique », déterminant les modalités de construction et d’évaluation des théories économiques et un niveau « théorique », encourageant les conclusions analytiques spécifiées par la structure méthodologique. La viabilité d’un système intellectuel repose sur sa cohérence globale, c’est-à-dire sur la cohérence des trois niveaux entre eux.

La critique portée à l’égard du monisme méthodologique et du scientisme par Hayek souligne que les sciences sociales concernent l’étude des actions humaines qui résultent elles‑mêmes des opinions. Or, comme ces opinions sont par définition non‑observables, c’est‑à‑dire avec les termes de Garrouste [1994] que « ‘les objets auxquels les sciences sociales se réfèrent ne sont pas définis dans un monde physique mais dans celui de la connaissance que se font les individus de la réalité qui les environne’ » 403 , les sciences sociales ne peuvent adopter la démarche des autres sciences. Par conséquent, elles doivent porter leur attention sur la formation des opinions des agents et sur la coordination de leurs actions.

Notes
395.

Senior N. [1827], An Introductory Lecture on Political Economy, J. Mawman, London.

396.

Blaug [1992], p. 257.

397.

Blaug [1992], p. 257.

398.

Mises [1949], p. 858, cité par Blaug [1992], p. 80.

399.

Hayek F. von [1942], « Scientism and the Study of Society (Part 1) », Economica, vol. 9, August, pp. 267‑291.

Hayek F. von [1943], « Scientism and the Study of Society (Part 2) », Economica, vol. 10, February, pp. 34‑63.

Hayek F. von [1944], « Scientism and the Study of Society (Part 3) », Economica, vol. 11, February, pp. 27‑39.

400.

Caldwell [1989], p. 76.

401.

Blaug [1992], p. 78.

402.

« Intellectual system ».

403.

Garrouste [1994], p. 858.