2.2. Les principales critiques à l’encontre de la méthodologie des programmes de recherche scientifiques

L’appréciation d’une théorie repose non seulement sur la possibilité d’infirmer ses propositions, mais également sur la présence de propositions originales, c’est‑à‑dire absentes des théories concurrentes. Cette remarque s’accorde avec la notion de « ‘degré de corroboration’ » énoncée par Popper [1972] 412 , permettant de comparer les résultats d’une théorie et leur résistance aux tests, aux résultats des théories antérieures. La confrontation d’une théorie avec une autre fait ressortir son éventuelle supériorité, mais n’autorise aucun jugement absolu sur la qualité de ses performances. Ce commentaire sur la comparaison de théories alternatives s’applique aisément aux programmes de recherche. Toutefois, cette démarche présente une limite évidente quand les théories (ou les programmes) en jeu ne s’intéressent pas aux mêmes problèmes. L’absence de critère de jugement absolu et la nécessaire comparaison relative diminuent la portée du progrès scientifique envisagé par Lakatos. Dans son esprit, chaque nouvelle formulation théorique englobe l’ensemble des précédentes, offrant ainsi un gain de contenu. La réponse apportée ici à la question du progrès scientifique semble un peu discutable, dans la mesure où « il est fréquent que le gain de contenu du progrès scientifique se fasse au prix d’une certaine perte de contenu » 413 .

Une seconde limite à l’analyse de Lakatos résulte de sa perception de la science et du progrès scientifique. A ce titre, de Marchi [1991] résume les principales critiques méthodologiques et philosophiques adressées à l’encontre des travaux de Lakatos. Elles concernent essentiellement sa manière trop restrictive de concevoir les (bonnes) règles du progrès scientifique et par conséquent son rejet de comportements considérés comme irrationnels mais qui ont contribué réellement à la découverte scientifique. En fait, Blaug [1992] explique que Lakatos tente de concilier une démarche d’ « évaluation » des programmes de recherche et une approche en termes de « recommandation » sur les règles à suivre. Pour cette raison, une des limites se manifeste par l’ambiguïté concernant l’absence de disparition systématique des programmes de recherche qualifiés de dégénérescents dans la réalité. Ce point constitue d’ailleurs une critique adressée par Feyerabend [1975] 414 à la méthodologie proposée par Lakatos. Feyerabend montre que les propositions de Lakatos peuvent conduire à décrire un programme de recherche comme étant dégénérescent, mais qu’elles refusent en même temps de le condamner définitivement. En guise de remarque aux critiques adressées à la méthodologie des programmes de recherche scientifiques, citons Caldwell [1994] lorsqu’il note que ‘«’ ‘ le développement de la recherche sur la connaissance montre que la science est une entreprise dynamique et vivante, que sa croissance n’est pas rectiligne et que ses succès ne résultent pas de procédures immuables et objectives ’» 415 . Cela ne constitue pas un rejet une fois pour toutes des méthodes, à la manière de Feyerabend, mais rappelle plutôt le caractère spatial et temporel des méthodes. Caldwell [1994] clarifie d’ailleurs ce point quand il s’interroge sur le rôle des méthodologistes et qu’il répond que ‘«’ ‘ manifestement, il ne consiste pas à découvrir une quelconque méthode universelle ’» 416 .

A propos de la question de la pertinence de la méthodologie de Lakatos, une autre remarque s’impose. Les critiques de la méthodologie des programmes de recherche soulignent presque systématiquement ses limites. Ainsi, Blaug [1992] note qu’ « ‘il est évident que la tentative de Lakatos pour distinguer l’évaluation de la recommandation, pour conserver une méthodologie critique de la science qui est franchement normative, mais qui est néanmoins capable de servir de base à un programme de recherche dans l’histoire de la science, ne peut apparaître que comme un succès très tempéré ou comme un échec, mais un échec splendide’ » 417 . Néanmoins et malgré ces réserves, les économistes n’hésitent pas à faire de nombreuses références à la notion de programme de recherche lorsqu’il est question de l’appréciation de certaines théories. Ainsi, Blaug [1992] consacre la troisième des quatre parties de son ouvrage à l’ « ‘évaluation méthodologique du programme de recherche néoclassique’ ». Cette situation est également mise en avant par Mingat, Salmon et Wolfelsperger [1985], qui précisent que ‘«’ ‘ le contraste est frappant entre la quiétude apparente qu’affichent les auteurs de manuel lorsqu’ils abordent la méthodologie et les incertitudes que révèle le débat explicite ’» 418 . Ce type de comportement s’explique par le fait que les économistes reconnaissent les vertus heuristiques de la méthodologie des programmes de recherche malgré les faiblesses qu’ils n’hésitent pas à mettre en avant eux‑mêmes. de Marchi [1991] adopte cette démarche lorsqu’il précise que les historiens des sciences économiques sont conscients du caractère spatial et temporel de l’analyse de Lakatos et du mécanisme de sélection/rejet des méthodes qui en résulte. De la même manière, il affirme qu’ils connaissent les difficultés liées à une interprétation stricte de la méthodologie de Lakatos.

Notes
412.

Popper K. [1972], Objective Knowledge : an Evolutionary Approach, Oxford University Press, London.

413.

Blaug [1992], p. 35.

414.

Feyerabend P. [1975], Against Method. Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, NLB, London.

415.

« The growth of knowledge tradition emphasizes that science is a dynamic, growing enterprise, that its growth cannot be described by a straight line, that its impressive successes are not due to its having followed immutable and objectives procedures », Caldwell [1994], p. 244.

416.

« Clearly, it is not to discover some universal method », Caldwell [1994], p. 244.

417.

Blaug [1992], p. 37.

418.

Mingat ‑ Salmon ‑ Wolfelsperger [1985], p. 22.