1.2. Des anciennes théories de la croissance aux théories de la croissance endogène

Notre présentation suppose, à la manière de Blaug [1992], qu’il existe un programme néoclassique constitué de sous‑programmes et que les théories de la croissance en forment un. Dans son examen du programme de recherche néoclassique, Blaug présente sa démarche qui consiste à « ‘décrire quelques‑unes des relations entre les sous‑programmes différents, mais complémentaires, et montrer comment toutes les parties du programme principal s’appuient sur les autres parties en supposant, ce qui reste souvent à vérifier, que ces autres parties sont indiscutablement validées’ » 456 . Pour cela, il convient de déterminer si les théories de la croissance endogène constituent un nouveau sous‑programme ou si elles sont une nouvelle version du sous‑programme traditionnel de la croissance. En ce sens, Verspagen [1992] souligne les similarités entre les théories traditionnelles et les théories de la croissance endogène, dont ‘«’ ‘ la notion d’équilibre et l’hypothèse de comportement rationnel des agents économiques’ » 457 . Il propose de considérer les modèles de croissance endogène comme de ‘«’ ‘ nouveaux modèles néoclassiques’ » 458 . Grossman et Helpman [1991] expliquent, quant à eux : « ‘notre approche procède selon une logique schumpeterienne. Autrement dit, nous supposons que les firmes consacrent des ressources à la R&D dans le but de capter un flux de profit de monopole. Ceci nous conduit à abandonner la configuration familière du modèle compétitif, qui est évidemment le cadre de travail de la théorie traditionnelle de la croissance. Néanmoins, notre approche peut être facilement combinée à la théorie traditionnelle (…) et doit être perçue comme un complément, plutôt que comme une alternative’ » 459 .

En 1993, Parker apporte des éclaircissements sur les changements survenus au sein de la théorie néoclassique depuis le début des années quatre‑vingts. Il explique que « ‘des gens comme Galbraith et Heilbroner ont critiqué le formalisme économique depuis longtemps. Mais ils l’ont fait comme des gens éminents, appartenant à la profession tout en se tenant à l’écart d’elle, obtenant une large affection de la part du public, mais peu d’influence sur la pédagogie économique. Ce qui a changé dernièrement concerne l’autocritique croissante des membres de la profession plus proches de la méthodologie formelle du courant dominant’ » 460 . Plus loin, il note que « ‘cette agitation face à l’ordre ancien a gagné du terrain ces dernières années parmi les économistes plus jeunes les plus brillants. Paul Krugman et Paul Romer, pour prendre deux exemples, ont ajouté des modèles de société astucieux, basés sur les mathématiques, maintenant conventionnels, dans lesquels les lois néoclassiques ne sont pas simplement ’ ‘«’ ‘ violées ’ ‘»’ ‘, mais retournées. Le travail de Krugman, spécialement sur les politiques commerciales et la nouvelle économie internationale, argumente contre l’un des principes les plus sacrés, la théorie ricardienne des avantages comparatifs’ » 461 . Les commentaires sur la démarche de Romer nous intéressent évidemment plus particulièrement. Parker [1993] explique que ‘«’ ‘ le travail de Romer sur la modélisation de la croissance (…) va à l’encontre d’une autre doctrine ancienne : la ’ ‘«’ ‘ loi ’ ‘»’ ‘ des rendements décroissants. (…) En considérant la technologie comme une variable explicative clé et en notant que les marchés ne fixent pas le prix de l’innovation de manière optimale ‑ les gouvernements doivent donc inventer des brevets, des droits de propriété et des licences ‑ Romer construit une économie schumpeterienne de la concurrence imparfaite, mais d’une manière élégante du point de vue des mathématiques qui lui permet de demeurer (tout juste) au sein du paradigme’ » 462 . A la fin de ce chapitre, nous soulignons une remarque de Romer lui‑même sur ce point 463 .

Sans anticiper les débats sur la validité du modèle traditionnel et des nouvelles théories de la croissance présentés dans la troisième partie, rappelons également que le modèle de Solow n’a pas disparu définitivement du champ scientifique. Les néo‑keynésiens Mankiw, D. Romer et Weil [1992] persistent à le prendre comme modèle de base et tentent d’en montrer la validité empirique 464 . Néanmoins, cette démarche reste marginale et ne remet pas en cause l’idée que le programme de recherche néoclassique de la croissance est désormais largement représenté par les théories de la croissance endogène. D’ailleurs, le glissement du contenu du programme de recherche correspond à ce que Amable, Boyer et Lordon [1997] appellent « ‘une transition théorique et méthodologique d’une portée considérable’ » 465 . Ils précisent de manière générale que le « ‘néo‑classicisme fondamentaliste’ » s’est estompé au profit d’un ‘«’ ‘ néo‑classicisme méthodologique’ », au sens où certaines hypothèses trop restrictives de la théorie de l’équilibre général ont été relâchées afin d’en introduire de nouvelles. Il peut s’agir par exemple de l’introduction des externalités dans les modèles de croissance. Cette présentation s’accorde avec le point de vue de Pasinetti [1994], pour qui le succès des théories de la croissance endogène s’explique justement par l’introduction d’éléments nouveaux au sein de l’analyse néoclassique, alors que ces éléments semblaient incompatibles avec le cadre néoclassique, comme les rendements croissants, les non‑convexités ou la concurrence imparfaite. De ce point de vue, le développement des théories de la croissance endogène correspond à une nouvelle formulation du sous‑programme traditionnel.

Sur cette question, Blaug [2000] insiste sur le fait que la principale finalité des nouvelles théories de la croissance ne réside pas dans l’explication de la divergence des taux de croissance. Cela est vrai même si Blaug précise une remarque avancée par Solow en 1991 sur le fait que celui‑ci « ‘fut convaincu que l’impossibilité à montrer un quelconque signe de convergence mondiale fut ’ ‘«’ ‘ l’observation qui motiva Romer et Lucas pour l’extension théorique qui est à la base de la nouvelle théorie de la croissance ’» » 466 . Blaug explique que « Romer lui‑même rejette l’idée que la controverse sur la convergence a quelque chose à voir avec l’origine de la théorie de la croissance endogène : « ‘mon travail original sur la croissance fut essentiellement motivé par l’observation selon laquelle dans le vaste champ de l’histoire, les économistes classiques comme Malthus et Ricardo arrivèrent à des conclusions complètement fausses sur les perspectives de la croissance. Au cours du temps, les taux de croissance augmentent, ils ne baissent pas’ » 467 . Rappelons d’ailleurs que Solow reste très critique vis‑à‑vis des théories de la croissance endogène. Les raisons de cette réticence découlent du fait que Solow est un économiste de la synthèse 468 . Aussi, il n’adhère pas à la conception de la nouvelle macro‑économie classique et voit avec scepticisme l’introduction de quelques unes de ses notions dans la théorie de la croissance. Les critiques faites par Solow à l’agrégation des comportements individuels ‑ sur le marché du travail ‑ sont déjà énoncées dès le milieu des années quatre‑vingts. Arena et Torre [1992] notent que Modigliani en 1986 469 et Solow en 1984 470 contestent « ‘l’idée selon laquelle il serait possible de fonder une analyse du fonctionnement du marché agrégé du travail sur la théorie micro‑économique usuelle des marchés’ » 471 . En 1994, Solow énonce deux remarques concernant ce qu’il appelle les « ‘modèles théoriques de croissance plus récents’ » 472  :

Ce dernier point s’appuie sur une distinction méthodologique entre le sens de l’article de Ramsey [1928] et la démarche de la nouvelle économie classique. Cette précision est reprise et développée dans l’introduction de A Critical Essay on Macroeconomic Theory co‑écrit avec Hahn en 1995. Concernant cet ouvrage, traitant du problème du chômage, notons un commentaire de Frisch [1999]. Celui‑ci affirme que « ‘cet ouvrage est brillamment écrit et pose d’importantes questions, mais ce n’est pas l’œuvre maîtresse que l’on pouvait attendre ’» 473 . Le principal regret de Hahn et de Solow est lié au fait que le caractère « démonstratif » des modèles est écarté au profit d’une capacité de prédiction. Ils précisent que « ‘ce que Ramsey proposait comme un modèle normatif, utile pour mettre au point ce que devrait faire un planificateur omniscient idéal, a été transformé en modèle pour interpréter les statistiques des comptes nationaux des dernières années et des prochaines’ » 474 . Nous revenons sur ce point dans la dernière section de ce chapitre 475 .

Notes
456.

Blaug [1992], p. 140.

457.

Verspagen [1992], p. 632.

458.

« New neo‑classical models ».

459.

« Our approach proceeds along Schumpeterian lines. That is, we assume that firms devote resources to R&D in order to capture a stream of monopoly profits. This forces us to leave the familiar setting of the competitive model, which has of course been the workhorse of traditional growth theory. Nonetheless, our approach can be readily combined with the traditional theory (…) and should be viewed as a complement for it, rather than as a substitute », Grossman ‑ Helpman [1991], p. 42.

460.

« The likes of Galbraith and Heilbroner have long criticized economic formalism. But they had done so as distinguished insider/outsiders with broad public affection but little influence on economic pedagogy. What has changed lately is the growing self‑criticism by members of the profession closer to mainstream, formalistic methodology », Parker [1993].

461.

« This restiveness with the old order has gained pace in recent years among the brightest younger economists. Paul Krugman and Paul Romer, to pick two examples, have added smart, yet conventional, mathematically driven models of societies in which neoclassical laws are not merely « violated » but turned on their heads. Krugman’s work, especially in strategic trade policy and the new international economics, argues against one of economics’ most sacred tenets, the Ricardian theory of comparative advantage », Parker [1993].

462.

« Romer’s work on growth modeling (…) provides challenge to another hoary shibboleth: the « law » of diminishing returns. (…) By looking at technology as key explanatory variable and noting that markets do not price innovation optimally ‑ hence governments must contrive patents, copyrights and trademarks ‑ Romer builds on a Schumpeterian economics of imperfect competition, though in a mathematically elegant fashion that keeps him (barely) within the paradigm », Parker [1993].

463.

Voir p. 252.

464.

Voir p. 407.

465.

Amable ‑ Boyer ‑ Lordon [1997], p. 273.

466.

« Solow was convinced that the failure to see any sign of world wide‑convergence was « the observation that motivated Romer and Lucas to the theoretical extensions that underlie the new growth theory » (Solow [1991], p. 398) », Blaug [2000], p. 8.

467.

« Romer himself scoffed at the idea that the convergence controversy had much to do with the origin of EGT: « My original work in growth was motivated primarily by the observation that in the broad sweep of history, classical economists like Malthus and Ricardo came to the conclusions that were completely wrong about prospects for growth. Over time, growth rates have been increasing, not decreasing » (Romer [1994], p. 11) », Blaug [2000], p. 8.

468.

La synthèse est « keynéso‑classique » pour Baslé et al. [1988] et « classico‑keynésienne » pour Abraham‑Frois [1995].

469.

Modigliani F. [1986], The Debate Over Stabilization Policy, Cambridge University Press, Cambridge.

470.

Solow R. [1984], « Interview », in Klamer A. (ed), Conversations with Economists, Rawman and Allenheld, Totowa.

471.

Arena ‑ Torre [1992], p. 14.

472.

« Newer growth‑theoretic models ».

473.

« This book is brilliantly written, and asks important questions but it is not the opus magnum which one might have expected », Frisch [1999], p. 265.

474.

« What Ramsey took to be a normative model, useful for working out what an idealized omniscient planner should do, has been transformed into a model for interpreting last year’s and next year’s national accounts », Hahn ‑ Solow [1995], p. 2.

475.

Voir p. 248.