2.1. Rendements croissants et croissance économique chez Romer [1986]

La volonté première de Romer est de rompre avec le modèle traditionnel, dans lequel les conditions initiales et les chocs exogènes n’ont aucune incidence sur la croissance de long terme. Son modèle repose sur les trois éléments suivants :

  • des externalités positives lors de la création de nouvelles connaissances ;
  • des rendements décroissants pour la production de nouvelles connaissances ;
  • des rendements croissants pour la production de biens.

Le cœur de la croissance repose sur l’idée que la production de connaissances se fait à rendements décroissants, mais elle permet à la production des biens de se faire à rendements croissants, par l’intermédiaire des externalités issues du stock de connaissances. En distinguant les biens rivaux des biens non‑rivaux, Romer [1990a] justifie une nouvelle fois l’idée de rendements non‑décroissants. Le raisonnement est simple : ‘«’ ‘ une fois que vous avez défini la notion de bien non‑rival et admis le principe de la réplication, il s’ensuit la présence de non‑convexités’ » 488 . Le stock agrégé de connaissances s’écrit , avec N le nombre de firmes et ki le niveau de connaissances de la firme i. Pour chaque firme, l’externalité issue du stock agrégé de connaissances est une donnée. Cela revient à dire qu’aucune firme ne s’intéresse explicitement à ce stock agrégé. Evidemment, un planificateur social qui le prendrait en considération dans la fonction de production totale, définirait un niveau différent de celui découlant des comportements individuels. En d’autres termes encore, l’optimum social ne coïncide avec l’optimum concurrentiel. La fonction de production de chaque firme est donnée par Yi = F(ki, K). En retenant une fonction d’utilité logarithmique u(c) = log(c) et une fonction de production de la forme F(k, K) = kα.Kβ, le programme de maximisation s’écrit donc Max , sous les contraintes = F(k, K) ‑ c et ≥ 0. La résolution mathématique est assez complexe, comme le rappelle Gaffard [1994], parce que « ‘la démonstration de l’équilibre consiste, d’abord, à déterminer la solution du programme d’optimisation individuel des agents, paramétré par un stock donné de capital (connaissance), ensuite, à montrer qu’il existe une situation dans laquelle la somme des niveaux de capital décidés par les firmes individuelles coïncide avec le niveau de capital global ayant servi de paramètre. Cette démonstration est effectuée à l’aide d’un théorème de point fixe’ » 489 .

Les caractéristiques de la croissance dépendent de la valeur de α + β. Ainsi :

  • si α + β < 1, la productivité marginale du capital est décroissante, le taux de croissance du stock de connaissances tend vers 0 et la croissance des variables par tête devient nulle ;
  • si α + β = 1, la croissance est constante au taux αNβ ‑ σ. Ce cas est équivalent à la croissance constante du modèle de Solow liée au progrès technique exogène ;
  • si α + β > 1, la croissance par tête est à taux croissant. Autrement dit, la croissance est explosive.

Finalement, ce modèle est novateur par rapport à l’approche traditionnelle dans les deux dernières configurations. La croissance à taux constant s’appuie sur une contrainte mathématique qui peut paraître lourde. Cependant, Guellec et Ralle [1995] rappellent que l’hypothèse d’élasticité unitaire du capital (la connaissance dans ce cas) par rapport au bien de production a un sens économique précis. L’idée est que la fonction de production macro­‑économique est la somme des fonctions de production micro‑économique et se comporte de la même manière. Or, l’équilibre est caractérisé par des rendements unitaires, parce qu’en présence de rendements inférieurs (supérieurs) à l’unité, la firme à intérêt à réduire (accroître) sa capacité de production pour atteindre des rendements unitaires. Le même argument est proposé par Baldwin [1992] qui indique : « ‘supposons par exemple que les firmes rencontrent d’abord des rendements d’échelle croissants, puis à un certain point, des rendements décroissants ‑ la fameuse courbe des coûts en U. Si le marché est suffisamment concurrentiel, les producteurs seront conduits à opérer au niveau de coût du produit minimal (sinon les concurrents vendront à un prix plus faible). En bas de la courbe des coûts, et en aucun autre point, les rendements d’échelle sont constants. Ainsi, bien que les firmes rencontrent des rendements croissants, la concurrence (potentielle) les pousse à opérer au point où les rendements sont localement constants ’» 490 .

La croissance à taux croissant présente simultanément un défaut et une qualité. L’avantage est qu’elle permet un réel progrès dans la modélisation et dépasse les limites traditionnelles en envisageant la possibilité d’une croissance soutenue à un taux non‑constant. Mais l’inconvénient vient justement du fait qu’elle suppose une croissance explosive, d’autant plus rapide que l’élasticité est élevée. Quoi qu’il en soit, trois conclusions ressortent de ce modèle :

  • l’optimum social diffère de l’optimum économique, puisque les firmes ne prennent en compte que les externalités des autres firmes pour leurs choix individuels de production. Autrement dit, elles ne se préoccupent pas de leurs propres externalités, alors qu’elles ont un rôle déterminant au niveau de la collectivité. La productivité marginale du stock de connaissances est sous‑estimée. Cet aspect redonne un sens à la politique économique, qui peut agir pour élever le niveau d’investissement ;
  • plus le nombre de firmes est grand, plus les externalités sont importantes et donc, plus le taux de croissance est élevé. Autrement dit, à conditions initiales équivalentes en termes de stock de capital et de taux d’épargne, un « grand » pays connaîtra un taux de croissance du revenu supérieur à celui d’un « petit » pays. Cette distinction permet de donner un premier élément d’explication théorique à la divergence des taux de croissance du revenu entre les pays ;
  • un choc exogène sur le stock de capital perdure, à l’inverse du modèle de Solow dans lequel les baisses ou les hausses du capital, d’origine non‑économique, se traduisent par une substitution avec le facteur travail, liée à la baisse ou la hausse de la productivité du capital. Cette particularité fournit un second élément d’explication théorique à l’absence de convergence, puisque les pays ne subissent pas nécessairement les mêmes chocs.

L’élargissement des caractéristiques du capital proposé par Romer, pour proposer une croissance du revenu par tête, a été approfondi par Lucas en 1988. Celui‑ci appuie plus exactement sa problématique sur l’introduction de la notion de capital humain.

Notes
488.

« Once you define the notion of a nonrival good and admit the principle of replication, it follows that nonconvexities are present », Romer [1990a], p. 98.

489.

Gaffard [1994], p. 140.

490.

« Suppose for example firms face first increasing, then decreasing returns to scale ‑ the famous U‑shaped cost curve. If the market is quite competitive, producers will be forced to operate at the minimum cost level of output (otherwise competitors would undercut their price). Now at the bottom of the cost curve, but at not other point, returns to scale are constant. Thus despite the fact that firms face increasing returns, competition (viz. contestability) forces them to operate at the point where returns are locally constant », Baldwin [1992], p. 255.