2.2. Capital humain et croissance économique chez Lucas [1988]

Le concept de capital humain n’est pas nouveau, comme l’atteste l’évaluation par Blaug [1992] du programme de recherche sur le capital humain. Aussi, il est légitime de s’interroger sur la nature des relations entre le programme de recherche défini par Blaug et la notion utilisée par certains analystes néoclassiques de la croissance. Blaug [1992] note qu’ « ‘il est intéressant de se demander quel est l’impact de l’éducation sur la croissance économique, indépendamment des motifs qui président à l’institution de l’enseignement ’» 491 . Selon lui, les interrogations du programme de recherche sur le capital humain ne concernent toutefois pas ce point. Cet aspect est développé dans la troisième partie de ce travail, mais signalons déjà que les théories de la croissance endogène accordent une place importante à la question de l’éducation et de l’enseignement.

Le programme de recherche sur le capital humain est apparu avec les travaux de Schultz. Blaug considère que l’acte de naissance correspond à la publication de plusieurs contributions dans le numéro d’octobre 1962 du Journal of Political Economy consacré à l’ « investissement dans des êtres humains » 492 , soit deux ans après l’article de Schultz paru également dans le Journal of Political Economy en 1960 493 . Ce programme est aussi animé par Becker avec un ouvrage majeur publié en 1976 494 et Mincer, dont les vues sont synthétisées dans un article de 1989 495 . Le programme s’appuie sur l’individualisme méthodologique et sur l’idée que « la formation de capital humain est typiquement conçue comme le fait d’individus agissant dans leur propre intérêt » 496 . Dès lors, même si l’éducation accroît la productivité du travail et accélère le changement technique, ce point ne concerne pas le programme de recherche sur le capital humain, sauf s’il affecte la demande d’éducation individuelle. Le programme de recherche sur le capital humain porte sur les choix individuels et ne s’intéresse pas à leurs conséquences macro‑économiques, ni a fortiori aux questions normatives de politique publique associées à ces choix. Toutefois, Blaug rappelle que ces travaux ont le mérite d’énoncer « un nouveau critère d’investissement social » 497 , impliquant l’égalisation du taux de rendement social avec l’investissement social. En ce sens, la conception du capital humain de Lucas reprend une partie seulement de cette problématique. Nous allons voir ce point plus en détail, mais pour conclure sur les liens entre le programme de recherche sur le capital humain et les théories de la croissance endogène basées sur le capital humain, notons l’absence de paternité revendiquée entre les travaux de Schultz et ces théories. Cet aspect ressort doublement :

Il est certain que les modèles de croissance endogène avec capital humain n’ont qu’un faible lien avec le programme de recherche sur le capital humain tel que le définit Blaug en 1992. Nous avons dit que la principale distinction entre les deux approches vient du fait que les tenants du programme originel ne s’intéressent pas aux conséquences macro‑économiques des choix individuels, alors qu’elles constituent le cœur de la démarche de Lucas. L’incorporation du capital humain dans un modèle de croissance permet à Lucas de déterminer des externalités différentes de celles de Romer. La justification est la suivante : « je le soulignerai encore et encore : l’accumulation de capital humain est une activité sociale, impliquant des groupes de personnes d’une manière qui n’a pas d’équivalent dans l’accumulation du capital physique » 502 . Autrement dit, l’accumulation du capital humain est le fruit d’une décision individuelle, dont le processus dépend cependant de l’environnement social, mesuré ici par le niveau d’accumulation des autres individus. Cette conception s’accorde avec la définition de Becker [1964] 503 , lorsqu’il note que ‘«’ ‘ le déterminant individuel principal des sommes investies en capital humain est sans doute le profit que l’on en attend ou son taux de rendement’ » 504 . Dans le même temps, en liant partiellement l’accumulation individuelle de capital humain au contexte social, Lucas justifie la présence d’externalités, qui permettent une croissance du revenu par tête sans avoir recours à une variable exogène. En ce sens, la démarche de Lucas s’inscrit implicitement dans une recherche sur les moyens techniques de générer une croissance des variables par tête. Dans cette optique, elle poursuit le chemin défriché par Romer sur la nature du capital en s’appuyant sur une intuition relative à la nature du capital humain. D’ailleurs, pour se convaincre définitivement de la motivation de Lucas, il suffit de s’intéresser à l’interview qu’il a accordée en juin 1993 à la revue The Region, publiée par la Federal Reserve Bank de Minneapolis. Dans cet entretien, Lucas concède que son modèle n’a pas d’implications normatives particulières. La raison est liée au fait qu’il n’en cherche pas, parce que son modèle n’a qu’une vocation : montrer qu’un modèle néoclassique est susceptible de proposer une croissance du revenu qui soit endogène. Les implications politiques ne sont qu’une conséquence indirecte de la modélisation, dont le niveau d’abstraction limite la mise en avant de politiques publiques précises. Ce point est discuté plus en détail dans la dernière partie. L’interlocuteur de Lucas pose la question suivante : « dans un autre de vos articles récents, « Making a Miracle » 505 , vous recensez les modèles actuels de croissance et d’échange et vous concluez que la croissance économique est étroitement liée à l’accumulation pendant‑le‑travail du capital humain. S’il en a une, quelle implication ce résultat a‑t‑il pour les politiques de croissance que l’administration Clinton essaie de mettre en place ? » 506 . La réponse est sans équivoque : « aucune, je dirais. Ce serait une grande erreur pour l’administration Clinton que d’imaginer pouvoir choisir les industries qui présentent des rendements élevés pour l’accumulation pendant‑le‑travail du capital humain » 507 .

Le premier modèle de Lucas retient trois facteurs de production :

le capital humain, accumulé avec des rendements constants et améliorant la productivité à la fois du travail et du capital physique. Son accumulation est donnée par = hδ[1‑u], avec u défini comme la part du temps (non‑libre) consacré à la production.

La fonction de production s’écrit Y = A.K.(uhN)1‑ .ha , où Y correspond au produit, K au capital physique, N au nombre de travailleurs, h au niveau de compétence du capital humain ou à « l’effet interne » 508 du capital humain, ha au niveau social moyen du capital humain ou à « l’effet externe » 509 du capital humain. La consommation intertemporelle des ménages, qu’il convient de maximiser, est donnée par . Cette fois encore, la solution n’est pas évidente, parce que le sentier optimal ne coïncide pas avec le sentier d’équilibre. L’explication vient du fait que les externalités ne sont pas prises en considération par les agents. La résolution mathématique nécessite donc d’abord la détermination du niveau social de capital humain (ha) pour pouvoir trouver le niveau individuel de capital humain compatible avec ce niveau. Avec les termes de Lucas, cela signifie qu’il faut « ha(t) donné, considérer le problème que le secteur privé, composé de ménages et de firmes infiniment petits, aura à résoudre si chaque agent a anticipé que le niveau moyen de capital humain suivra le sentier ha(t) » 510 . Sur le sentier d’équilibre, les variables par tête croissent au taux constant.v, où v correspond au taux de croissance du capital humain. Lucas souligne que le produit du numérateur et du taux de croissance du capital humain est identique au taux de croissance exogène du progrès technologique dans le modèle de Solow. Les conclusions de ce modèle s’accordent avec celle de Romer, puisque les niveaux initiaux de capital physique et de capital humain conditionnent les états futurs de l’économie et fournissent un argument convaincant pour expliquer les différences de croissance du revenu entre les pays.

Notes
491.

Blaug [1992], p. 217.

492.

Blaug [1992], p. 213.

493.

Schultz. T. [1960], « Capital Formation by Education », Journal of Political Economy, vol. 68, no. 6, December, tables 3 through 7.

494.

Becker G. [1976], The Economic Approach to Human Behavior, University of Chicago Press, Chicago.

495.

Mincer J. [1989], « Human Capital and the Labor Market. A Review of Current Research », Educational Researcher, vol. 18, no. 5, pp. 27‑34.

496.

Blaug [1992], p. 216.

497.

Blaug [1992], p. 216.

498.

Young A. [1928], « Increasing Returns and Economic Progress », Economic Journal, vol. 38, no. 148, December, pp. 527‑542.

499.

« Here one can see the origins of growth accounting, human capital theory, and endogenous growth theory », Nerlove [1999], p. 735.

500.

Raffaele Mattioli Lectures.

501.

Kaldor N. [1996], Causes of Growth and Stagnation in the World Economy, Cambridge University Press, Cambridge.

502.

« I will emphasize again and again: that human capital accumulation is a social activity, involving groups of people in a way that has no counterpart in the accumulation of physical capital », Lucas [1988], p. 19.

503.

Becker G. [1964], Human Capital, Columbia University Press, New York.

504.

Becker [1964], cité par Baslé et al. [1988], p. 332.

505.

Lucas R. [1993], « Making a Miracle », Econometrica, vol. 61, no. 2, March, pp. 251‑272.

506.

« In another of your recent articles, « Making a Miracle », you surveyed current models of growth and trade and concluded that economic growth is closely related to on‑the‑job accumulation of human capital. What if any implications does this result have for the type of growth‑oriented policies that the Clinton administration is trying to design? », Lucas [1993].

507.

« None, I would say. It would be a big mistake for the Clinton administration to imagine that it can pick the industries that offer high returns on‑the‑job accumulation of human capital », Lucas [1993].

508.

« Internal effect ».

509.

« External effect ».

510.

« Given ha(t), consider the problem the private sector, consisting of atomistic households and firms, would solve if each agent expected the average level of human capital to follow the path ha(t) », Lucas [1988], p. 20.