2.3. Croissance dans une économie ouverte avec capital humain

Lucas [1998] s’attache également à représenter les caractéristiques de la croissance dans une économie ouverte. Pour cela, il propose un second modèle, où l’accumulation de capital humain est définie de manière différente du cas précédent. Elle ne résulte plus d’une formation reçue en dehors du champ de la production. Au contraire, elle est liée à la production, par l’intermédiaire d’une hypothèse d’apprentissage par la pratique ou de « formation pendant‑le‑travail » 511 . L’économie produit deux biens de consommation c1 et c2 sans avoir recours au capital physique, ce qui correspond à une technologie ricardienne. Les biens sont obtenus par la fonction de production ci = hi.ui.N pour i = 1,2, où hi correspond au capital humain dévolu à la production du bien i et où ui représente la part de travail consacré au bien i (u1 + u2 = 1). L’accumulation de capital humain s’écrit = hiδiui. L’hypothèse δ2 signifie que le bien 1 correspond au bien à « haute technologie » 512 . La justification de rendements croissants pour l’apprentissage est similaire à celle employée pour retenir des rendements constants dans l’accumulation individuelle du capital humain : « en d’autres termes, on aimerait considérer l’héritage du capital humain au sein des « familles » de biens comme celui au sein des familles d’individus » 513 . Le consommateur n’a pas d’arbitrage intertemporel à faire, puisqu’il n’accumule pas de capital physique. Avec une élasticité de substitution constante, sa fonction d’utilité s’écrit U(c1, c2) = [α1c1 ‑ρ + α2c2 ‑ρ]‑1/ρ, avec αi ≥ 0, α1 + α2 = 1 et ρ > ‑1. L’élasticité de substitution entre les deux biens correspond à . Lucas s’intéresse à l’équilibre d’une économie fermée, puis aux problèmes d’échanges internationaux d’une économie ouverte. Ainsi :

dans le premier cas, l’économie est définie par , avec et avec les dotations initiales h1(0) et h2(0) données. Quand σ > 1, les deux biens sont de bons substituts mutuels. Le choix du bien à produire dépend alors des conditions initiales. Pour σ < 1, la force de travail est répartie de manière à avoir δ1u1 = δ2u2. Enfin, si σ = 1, l’allocation initiale de la force de travail, qui dépend des poids de la demande u1 = α1 et u2 = α2, perdure indéfiniment ;

Nous avons indiqué précédemment que Lucas n’accordait pas de place particulière aux politiques publiques dans ses modèles. En fait, ici, il en propose deux, mais énoncées de manière très générale, et donc difficilement « utilisables », comme il le concède lui‑même.

Comme l’équilibre économique et l’optimum social ne convergent pas, il expose les solutions suivantes :

Pour conclure sur l’article de Lucas, et avant de nous intéresser aux tentatives d’endogénéisation de l’innovation dans les modèles de croissance, nous voudrions souligner encore une fois la brièveté de l’incursion de Lucas dans l’économie de la croissance. D’ailleurs, dans son allocution devant la fondation Nobel qui l’a récompensé en 1995, « pour avoir développé et appliqué l’hypothèse des anticipations rationnelles, et ainsi pour avoir transformé l’analyse macro‑économique et approfondi notre compréhension de la politique économique » 516 , Lucas [1996] ne mentionne pas sa contribution au renouveau de la théorie de la croissance. De la même manière, dans l’évaluation de l’apport des travaux de Lucas aux sciences économiques proposée par Chari [1998], l’article de 1988 n’est que rapidement mentionné.

Les démarches de Romer et de Lucas destinées à revitaliser la théorie néoclassique de la croissance, ont, plus de dix ans après leur diffusion, un intérêt particulier parce qu’elles ont ouvert la voie à des recherches innombrables. Celles‑ci ont cherché à enrichir les modèles originels, en s’appuyant sur les progrès enregistrés pour formaliser la croissance du revenu par tête. Les modèles se sont portés sur les avancées réalisées par l’analyse de l’innovation et ont tenté d’intégrer certaines de ses conclusions au sein d’une problématique de croissance. En 1999, Romer explique le sens de sa démarche dans un entretien avec les macro‑économistes Snowdon et Vane. A la question de savoir si « (ses) premiers travaux, comme par exemple l’article de 1986, n’étaient pas davantage concernés par les rendements croissants que par les déterminants du changement technique » 517 , Romer explique qu’il faut « lire entre les lignes » 518 de cet article. Même si la citation est longue, il nous semble intéressant de la reprendre :

‘« La séquence logique de mon article de 1986 était de dire que dès que l’on pense à la croissance, on doit penser à la technologie. Dès que l’on pense à la technologie, on doit se confronter à l’idée qu’il existe une forme de rendements croissants ‑ techniquement, une non‑convexité. (...) On doit imaginer la technologie comme étant un input essentiel et qui est fondamentalement différent des inputs traditionnels. Avec ce raisonnement, on se trouve face à des rendements croissants ou des non‑convexités. On doit alors décider de la manière de la modéliser d’un point de vue méthodologique. Solow la traite comme un bien public. Il existe deux variantes. L’une est qu’elle tombe du ciel et qu’il s’agit simplement d’une fonction du temps. L’autre est que le gouvernement peut la produire publiquement. Je pense que Solow avait les deux en tête et par conséquent, il importe peu de spécifier s’il s’agit de l’un ou de l’autre. Ce que je voulais, c’était un moyen d’allier des rendements croissants avec un financement privé. Donc, de ce point de vue, l’article est beaucoup plus porté sur le changement technique. Pour permettre un financement privé, j’ai employé le concept marshallien des rendements croissants externes. Ceci permet de décrire un équilibre dans un contexte où les firmes sont preneuses de prix, mais offre également la possibilité d’avoir des non‑convexités dans le modèle. C’était une première étape provisoire et c’était un moyen de rendre compte des faits : il y a un certain contrôle privé sur la technologie, il existe des incitations qui sont déterminantes et il y a des rendements croissants dans l’ensemble. Entre 1986 et 1990, j’ai beaucoup travaillé sur la représentation mathématique de tout cela et je me suis persuadé que la caractérisation des rendements croissants externes n’était pas correcte non plus ‑ comme l’hypothèse de bien public de Solow n’était pas correcte » 519 .’
Notes
511.

« On the job training ».

512.

« High‑technology ».

513.

« In other words, one would like to consider the inheritance of human capital within « families » of goods as well as within families of people », Lucas [1988], p. 28.

514.

« A subsidy to schooling would improve matters », Lucas [1988], p. 31.

515.

« In language that is current in the United States, an « industrial policy » focused on « picking winners » (that is, subsidizing the production of high αiδi goods) would be called for. In the model, « picking winners » is easy. If only it were so in reality! », Lucas [1988], p. 31.

516.

http://www.nobel.se/economics/laureates/1995/back.html.

517.

« Wasn’t your earlier work, as exemplified in your 1986 paper, more concerned with increasing returns than the determinants of technology change? », Romer [1999].

518.

« Look between the lines ».

519.

« You have to look between the lines of that paper at what was going on at the methodological level, because remember, methodological and formal issues had been holding everything up. The logical sequence in my 1986 paper was to say that as soon as you think about growth, you have to think about technology. As soon as you think about technology, you have to confront the fact that there is a built‑in form of increasing returns ‑ technically, a nonconvexity. (...) You have to think of technology as a key input and one that is fundamentally different from traditional inputs. As soon as you think about that, you face increasing returns or nonconvexities. Then you have to decide how to model this from a methodological point of view. Solow said treat it as a public good. There are two variants of that. One is that it comes from the sky and is just a function of time. The other is that the government could publicly provide it. I think Solow had both of those in mind and it does not really matter which you specify. What I wanted was a way to have something where there are some increasing returns but also some private provision. I wanted to capture the fact that private individuals and firms made intentional investments in the production of new technologies. So in this sense, the paper was very much about technological change. To allow for private provision, I used the concept of Marshallian external increasing returns. This lets you describe an equilibrium with price‑taking but still allows you to have nonconvexities present in the model. That was a first provisional step. It was a way to capture the facts: there is some private control over technology, there are incentives that matter, and there are increasing returns in the background. What happened between 1986 and 1990 was that I worked hard at the mathematics of this and persuaded myself that the external increasing returns characterization was not right either ‑ just as the public goods assumption of Solow was not right », Romer [1999].