3.1. Remarques sur les firmes et sur les processus d’innovations

Comme nous allons étudier les comportements des firmes qui sont à l’origine de la croissance économique, il est intéressant de rappeler les caractéristiques de la théorie néoclassique de la firme, telles que les définit Latsis [1975]. Le noyau dur du programme néoclassique est résumé par les quatre propositions suivantes :

  • les décideurs ont une connaissance correcte des caractéristiques réelles de leur situation économique ;
  • les décideurs choisissent la meilleure alternative possible en fonction de leur connaissance de la situation ou des moyens dont ils disposent ;
  • étant données les deux premières caractéristiques, les situations génèrent leur logique interne et les décideurs agissent de manière appropriée à la logique de leur situation ;
  • les unités économiques et les structures permettent un comportement coordonné stable.

A partir de ces éléments, l’heuristique positive du programme s’organise autour des propositions suivantes :

  • la construction de modèles statiques ;
  • la minimisation, voire l’élimination du contenu psychologique et du contenu non‑économique en général, dans les modèles ;
  • la présentation d’hypothèses situationnelles susceptibles de déboucher sur un équilibre ;
  • la construction, dans la mesure du possible, de fonctions compatibles avec l’application des procédures de calcul ;
  • lorsque le modèle ne détermine aucun équilibre, la modification des hypothèses situationnelles jusqu’à ce qu’une solution se présente ;
  • quand le modèle conduit à un équilibre déterminé, la tentative d’affinement par l’introduction d’hypothèses situationnelles plus réalistes.

Dans une contribution sur le rôle de Coase pour la compréhension de la nature de la firme, Winter [1991] liste les principales caractéristiques de la théorie de la firme telle que la perçoit l’ « orthodoxie des ouvrages » 521 . Concernant celle‑ci, il note qu’elle fournit « la théorie de la firme principalement pour les économistes qui ne sont pas spécialement intéressés par la théorie de la firme en elle‑même » 522 . Ce point s’accorde parfaitement aux théories de la croissance endogène. Cette théorie de la firme s’appuie sur les idées suivantes :

  • les firmes, caractérisées par leur fonction de production, sont des « acteurs élémentaires » 523 et économiquement rationnels. Les firmes maximisent leur profit ou leur valeur présente ;
  • les marchés sur lesquels elles interviennent concernent des biens homogènes. La plupart du temps, pour les inputs comme pour les outputs, il s’agit de « marchés présents au comptant » 524  ;
  • les arrangements contractuels et institutionnels nécessaires au fonctionnement des firmes sont supposés sans imperfection et sans coût. Ils sont par conséquent presque toujours écartés des discussions ;
  • l’accent est mis sur la manière dont les firmes prennent leurs décisions de production. Cet aspect recouvre la question de l’allocation sociale optimale des ressources.

Winter [1991] précise que l’ « orthodoxie des ouvrages » ne constitue qu’un des quatre paradigmes de la théorie de la firme. Elle est notamment remise en cause par de nouvelles recherches, menées par des « théoriciens qui travaillent dans une structure d’optimisation et qui sont d’abord concernés par la structure des relations entre les acteurs impliqués dans la firme » 525 . Ces recherches constituent pour Winter l’ « orthodoxie des documents de travail » 526 sur la théorie de la firme. Il précise que cette dénomination est plus explicite que l’ « orthodoxie des articles » 527 , même si ces contributions sont pour la plupart publiées et ne sont plus de simples documents de travail en cours. Les deux autres paradigmes sont constitués respectivement par l’ « économie des coûts de transaction » initiée par la contribution de Coase de 1937 et par l’ « économie évolutionniste » construite à partir de l’article de Alchian de 1950. Ces approches sont abordées dans le prochain chapitre, dans la section consacrée à la théorie évolutionniste de la firme 528 .

Il est important de noter que les théories de la croissance endogène, qui sont des travaux de nature macro‑économique et non pas des contributions à la théorie de la firme, s’accommodent finalement assez bien des remarques énoncées par Latsis [1975] concernant la représentation des comportements des firmes et de la coordination de leurs décisions. En d’autres termes, les firmes sont décrites avec une rationalité parfaite et la coordination de leurs actions se traduit par une situation d’équilibre. Cet aspect illustre une nouvelle fois la cohérence des différents travaux néoclassiques. D’ailleurs, le dernier point de l’heuristique positive s’applique aisément à la théorie néoclassique en général. En ce sens, le développement dans le temps de l’analyse de la croissance correspond à une première phase de recherche de la croissance équilibrée autour du modèle de Solow et à une seconde phase d’introduction d’ « hypothèses plus réalistes » sur le changement technique.

Le modèle de Romer [1990b] est décisif pour les recherches menées dans cette direction, puisqu’il soulève les deux problématiques suivantes :

  • les modèles de spécialisation ou d’innovations horizontales, centrés sur l’élargissement de la gamme de produits ;
  • les modèles d’innovations verticales, portés sur l’amélioration de la qualité des produits.

Amable, Barré et Boyer [1997] précisent le sens de ces deux perceptions de l’innovation. Ils soulignent que les deux types d’innovations correspondent à des découvertes particulières. Dans les modèles d’innovations verticales, les innovations ont un effet macro‑économique, puisqu’elles correspondent à un choc qui affecte toutes les activités économiques. A l’inverse, dans les modèles d’innovations horizontales, les innovations ont un effet indirect sur la productivité de l’économie, dans la mesure où la croissance de la productivité est liée à la croissance du rythme d’innovation. Aussi, « les innovations de ce modèle ont un caractère incrémental alors que les innovations du modèle précédent ont un caractère radical » 529 . Cette distinction est d’ailleurs suggérée par Grossman et Helpman [1991], lorsqu’ils introduisent un modèle basé sur l’ « augmentation de la qualité des produits » 530 , après avoir présenté un modèle construit sur l’ « expansion de la variété des produits » 531 . Ils expliquent que ce dernier considère que les nouveaux biens sont économiquement similaires aux anciens biens. A l’inverse, le premier s’appuie sur l’obsolescence des anciens biens quand sont produits de nouveaux biens. Par conséquent, « ces deux modèles décrivent clairement différents aspects de la réalité, et doivent donc être vus comme des compléments plutôt que comme des substituts » 532 . Néanmoins, le modèle d’amélioration de la qualité des produits repose sur des innovations qui n’affectent qu’une industrie et non pas l’économie dans son ensemble et diffèrent donc des innovations radicales proposées par Aghion et Howitt [1998], comme nous le verrons ultérieurement.

Avant de nous intéresser aux principales caractéristiques des modèles de croissance endogène où l’innovation est au cœur de la croissance, une remarque préalable s’impose. Elle correspond à un point mis régulièrement en avant par les évolutionnistes : l’absence de l’incertitude dans les processus d’innovation des théories de la croissance endogène. Dans une contribution sur la question de l’incertitude et du changement technologique, Rosenberg [1996] précise ainsi que le changement technologique est caractérisé par un degré élevé d’incertitude et note par ailleurs : « je suis surpris que cette littérature [la « nouvelle théorie de la croissance »] ait jusqu’à présent omis toute mention de l’incertitude » 533 . En réalité, l’incertitude des processus d’innovation est abordée sous l’aspect de résultats probabilisables. Cette divergence renvoie à la distinction traditionnelle proposée par Knight en 1921 534 entre le risque et l’incertitude, le premier étant probabilisable contrairement à la seconde. Dans la troisième partie, nous étudions également le recours à la théorie des contrats incomplets, proposé par Aghion et Howitt pour décrire l’organisation des activités de recherche et de production 535 .

En 2000, Romer précise qu’ « ‘étant donné l’état limité de notre connaissance sur les processus de changement technologique, nous n’avons aucun moyen d’estimer quelle pourrait être la limite supérieure du taux de croissance réalisable pour une économie. Si les économistes avaient essayé de porter un jugement à la fin du dix‑neuvième siècle, ils auraient eu raison d’expliquer qu’aucun précédent historique ne pouvait justifier la possibilité d’un accroissement du taux de croissance du revenu par tête de 1.8 % par an. En fait, cet accroissement est celui qui a effectivement été réalisé au vingtième siècle [aux Etats‑Unis] ’» 536 . Cette remarque appelle deux commentaires. Le premier concerne le peu de reconnaissance accordé par Romer aux travaux sur le changement technique, puisque son raisonnement revient à considérer qu’ils ont faiblement contribué à expliquer les processus de changement technique. Le deuxième commentaire de la citation de Romer est qu’en réalité, ce n’est pas notre connaissance du changement technique qui est en cause. La remarque de Romer illustre simplement le fait que les processus de changement technologique sont fortement incertains. De ce point de vue, il est effectivement difficile de prédire des taux de croissance futurs sur la seule base des expériences passées, parce que les faits économiques ne se répètent pas à l’identique. C’est d’ailleurs exactement ce que dit Rosenberg [1996] : « ‘cette liste des anticipations erronées des utilisations futures et des marchés des nouvelles technologies peut être étendue presque sans limite. Nous pouvons, si nous le désirons, nous amuser indéfiniment sur les erreurs des générations précédentes à voir l’évidence, telle que nous la percevons aujourd’hui. Mais ce serait une vanité déplacée. Pour des raisons que je propose d’examiner, je ne suis pas spécialement optimiste quant au fait que notre capacité à surmonter les incertitudes ex ante liées à l’utilisation des nouvelles technologies puisse fondamentalement s’améliorer. Si j’ai raison, une tentative d’exploration plus utile porte sur les incitations, les institutions et les politiques qui peuvent conduire à une résolution plus rapide de ces incertitudes’ » 537 .

Notes
521.

« Textbook orthodoxy ».

522.

« The theory of the firm mainly for economists who are not much interested in the theory of the firm per se », Winter [1991], p. 186.

523.

« Unitary actors ».

524.

« Contemporaneous spot markets ».

525.

« Theorists who work in an optimization framework and are concerned primarily with the structure of relationships among the actors involved in the firm », Winter [1991], p. 186.

526.

« Working paper orthodoxy ».

527.

« Article orthodoxy ».

528.

Voir p. 316.

529.

Amable ‑ Barré ‑ Boyer [1997], p. 70.

530.

« Rising Product Quality », titre du chapitre 4.

531.

« Expanding Product Variety », titre du chapitre 3.

532.

« Clearly the two models describe different aspects of reality, and so should be viewed as complements rather than as substitutes », Grossman ‑ Helpman [1991], p. 84.

533.

« I am surprised that that literature has, so far at least, omitted any mention of uncertainty », Rosenberg [1994], p. 335.

534.

Knight F. [1921], Risk, Uncertainty, and Profit, Houghton Mifflin, Boston.

535.

Voir p. 500 et p. 558.

536.

« Given the limited state of our knowledge of the process of technological change, we have no way to estimate what the upper bound on the feasible rate of growth for an economy might be. If economists had tried to make a judgment at the end of the nineteenth century, they would have been correct to argue that there was no historical precedent that could justify the possibility of an increase in the trend rate of growth of income per capita to 1.8 % per year. Yet this increase is what we achieved in the twentieth century », Romer [2000], p. 11.

537.

« This listing of failures to anticipate future uses and larger markets for new technologies could be expanded almost without limit. We could, if we liked, amuse ourselves indefinitely at the failure or earlier generations to see the obvious, as we see today. But that would be a mistaken conceit. For reasons that I propose to examine, I am not particularly optimistic that our ability to overcome the ex ante uncertainties connected with the uses of new technologies is likely to improve drastically. If I am right, a more useful issue to explore is what incentives, institutions, and policies are more likely to lead to a swifter resolution of these uncertainties », Rosenberg [1996], p. 338.