3.3. Un modèle d’innovations verticales de Aghion et Howitt [1998]

Dans ce type de modèle, l’innovation technologique permet d’accroître la qualité des produits intermédiaires. Cette approche de la croissance a été abordée notamment par Grossman et Helpman [1991] et Aghion et Howitt [1992]. Le rôle de Helpman dans le renouveau de l’économie internationale a déjà été évoqué, lorsque nous avons étudié les travaux sur l’innovation technologique au sein de l’ « Industrial Organization » 542 . Dans leur survey sur la théorie de la croissance endogène, Grossman et Helpman [1994] résument le cœur de leurs modèles de croissance. Ils notent que « ‘les firmes doivent pouvoir vendre leurs produits à des prix supérieurs à leurs coûts de production par unité si elles veulent couvrir leurs dépenses de R&D. En d’autres termes, un certain niveau de concurrence imparfaite sur les marchés des produits est nécessaire pour permettre des investissements privés dans les nouvelles technologies. Les nouveaux modèles de croissance ont profité des progrès de la théorie de l’organisation industrielle pour leurs détails micro‑économiques’ » 543 . L’originalité des modèles de Aghion et Howitt est liée à l’introduction de la notion schumpeterienne de la « destruction créatrice » dans une analyse néoclassique de la croissance. Dans le premier modèle qu’ils proposent, en 1992, la croissance résulte d’améliorations qualitatives des biens résultant de l’activité des chercheurs. La référence à Schumpeter est liée au fait que les innovations rendent obsolètes les anciennes technologies. La production de bien final est donnée par l’équation suivante : y = Axα où 0 < α < 1, où x correspond à la quantité de bien intermédiaire. Une unité de travail s’échange contre une unité de bien intermédiaire, ce qui implique que x représente à la fois la quantité de travail dans le secteur de la production et la quantité de bien intermédiaire. L’innovation technologique agit sur le paramètre A, au sens où elle accroît d’un facteur γ > 1 sa productivité, où γ correspond, selon les termes de Aghion et Howitt, à « l’importance de l’innovation ». Le travail est réparti entre la production du bien intermédiaire et la production du bien final. Autrement dit, L = x + n, où L correspond à la quantité fixe de travail dans l’économie et n à la quantité de travail dans le secteur de la recherche.

Les innovations sont générées par un processus de Poisson, tel que la probabilité d’apparition d’une innovation est donnée par λn, où λ > 0 est un paramètre de productivité de la recherche. Cette quantité est déterminée indirectement par l’arbitrage réalisé par les firmes entre les gains anticipés d’une heure de recherche et le salaire horaire dans l’industrie du bien intermédiaire. Aghion et Howitt proposent une « condition d’arbitrage » définie par wt = λVt+1, où t correspond au nombre d’innovations, où wt représente le salaire horaire dans l’industrie du bien intermédiaire et Vt+1 le gain anticipé de l’innovation t+1. Ce dernier dépend positivement du profit lié à la production du bien intermédiaire protégé par un brevet et négativement de la prochaine innovation. Aghion et Howitt précisent que le secteur de la recherche a une structure correspondant à celles mises en avant par les modèles de course aux brevets. Rappelons que nous avons montré les principales caractéristiques de ce type de modèles dans la première partie 544 . L’incitation à innover pour le monopole est plus faible que celle des autres entreprises, d’après les conclusions de Arrow et l’ « effet de remplacement » 545 . On considère que le monopole n’a pas d’activités de R&D et que l’innovation t+1 est nécessairement proposée par une autre firme. Autrement dit, les revenus liés à l’innovation technologique disparaissent nécessairement avec l’apparition d’une nouvelle innovation : rVt+1 = πt+1 ‑ λnt+1Vt+1. Cette égalité signifie que « sur une période, le revenu anticipé d’un brevet protégeant l’innovation t+1 (rVt+1), doit être égal au profit πt+1 tiré de la production du bien intermédiaire t+1, moins la « perte en capital » anticipée, qui se produit lorsque l’innovation t+1 devient obsolète en raison d’une nouvelle innovation. Cette perte anticipée est égale à Vt+1 multiplié par la probabilité d’une innovation, λnt+1 » 546 .

Le producteur de bien final détermine sa quantité de travail et son profit lié à la détention de l’innovation t. Il résout , où pt(x) définit le prix de la quantité x de bien intermédiaire vendue au secteur du bien final. Comme le marché est concurrentiel, pt(x) est déterminé par la fonction de demande inverse de la firme du secteur du bien intermédiaire : pt(x) = Atαxα‑1. Les quantités xt et πt sont déterminées par la résolution de ce programme. Aghion et Howitt insistent sur le fait que ces deux quantités sont deux fonctions décroissantes de ωt, correspondant au taux de salaire mesuré en unités d’efficience : ωt = wt/At. La « condition d’arbitrage » de l’allocation de travail entre la production et la recherche peut s’écrire . La « condition d’équilibre du marché du travail », correspondant à L = n + x, devient L= nt + xt). Les variables π et x correspondent respectivement au profit et à la quantité de travail employée dans la recherche, mesurés en unités d’efficience.

La solution stationnaire du système d’équations détermine la croissance d’état régulier, où la répartition du travail entre les deux activités est constante. Le salaire mesuré en unités d’efficience est également constant. Par contre, le salaire et le profit mesurés tous les deux en unités de bien final, ainsi que la production de bien final augmentent d’un facteur (une unité) à chaque fois qu’une innovation apparaît. Aghion et Howitt soulignent que l’équilibre d’état régulier, défini par (,) est unique puisque la courbe décrivant la condition d’arbitrage est décroissante dans le plan (n, ω) alors que la courbe décrivant la condition d’équilibre du marché du travail est croissante dans ce même plan. Le niveau d’équilibre de l’emploi consacré à la recherche () varie en fonction des niveaux des valeurs de l’économie. Plus précisément :

Le taux de croissance dans ce modèle est lié à l’apparition des innovations, qui en suivant un processus de Poisson, est aléatoire par définition. Gaffard [1994] note que « ‘le sentier temporel du logarithme du produit réel est une fonction en escalier aléatoire. Ce processus stochastique est non‑stationnaire. Le logarithme du produit suit une marche aléatoire avec une dérive positive constante ’» 548 . Aussi, le taux de croissance d’état régulier s’écrit g = λLn γ et correspond à « cette solution d’équilibre stationnaire où un montant de ressources constant est consacré à la recherche avec pour effet une marche aléatoire du produit final autour d’une tendance (un taux moyen de croissance) qui est une fonction croissante de ce montant de ressources et de la taille des innovations » 549 . Cette expression est comparée au taux de croissance optimal, qu’un planificateur pourrait déterminer, en cherchant la répartition optimale de la quantité de travail entre la recherche et la production. Trois explications sont mises en avant pour justifier les différences entre les deux taux de croissance. D’abord, l’ « externalité dynamique », qui correspond aux effets externes de la recherche des entreprises privées sur les autres entreprises, est prise en compte par le planificateur. Ensuite, l’ « effet d’appropriation », suggérant que le monopole ne s’approprie qu’une partie de la totalité de la production, n’intervient pas dans l’optimisation du planificateur. Enfin, le « détournement de la rente », liée à la perte de monopole engendré par une nouvelle innovation et jouant dans le sens inverse de l’ « externalité dynamique », apparaît dans le calcul du planificateur.

Aghion et Howitt [1998] présentent en fait une nouvelle caractéristique pour la théorie de la croissance. Elle est liée à la prise en considération simultanée des trois effets précédents. Ainsi, un pouvoir de monopole trop élevé, associé à des innovations dont l’ « importance » n’est pas trop large, implique que l’effet de détournement a un effet supérieur aux deux autres réunis et « dans ce cas, (...) le laisser‑faire engendre une croissance excessive ! Cette dernière éventualité est le principal résultat normatif nouveau qui découle de la prise en compte de l’obsolescence (ou de la destruction créatrice) dans le processus de croissance économique » 550 . Enfin, pour conclure sur ce modèle de croissance, Aghion et Howitt proposent de voir les conséquences du relâchement de certaines hypothèses sur le taux de croissance. Ils s’intéressent notamment à la diffusion internationale de la technologie et à la question du financement de la croissance. Mais le plus intéressant pour nous concerne les hypothèses liées aux innovations. Le premier point porte sur la multiplicité de trajectoires d’état régulier, rendue possible par la liaison des résultats de la recherche aux efforts consacrés à la recherche. Sans entrer dans les détails, Aghion et Howitt montrent que « la trappe de recherche nulle et l’état régulier avec recherche élevée correspondent à deux équilibres stables » 551 . Le second point concerne la prise en compte d’innovations non‑drastiques et l’endogénéisation de l’ « importance » des innovations. Les innovations non‑drastiques atténuent l’effet de remplacement, mais ne modifient pas fondamentalement les résultats obtenus dans le cadre précédent. L’endogénéisation de l’ « importance » des innovations dans les décisions des firmes des entreprises du secteur de la recherche a des conséquences différentes, selon que les innovations sont drastiques ou non. Aghion et Howitt montrent que dans le cas d’innovations drastiques, comme l’effet de détournement n’est pas pris en compte par les firmes, le taux de croissance est plus faible que celui obtenu par un planificateur. Par contre, si les innovations ne sont pas drastiques, l’accroissement de l’ « importance » de l’innovation permet d’augmenter la marge de profit des entreprises du secteur de la recherche et de contrebalancer l’effet de détournement.

Notes
542.

Voir p. 138.

543.

« Firms must be able to sell their products at prices in excess of unit production costs if they are able to recover their up‑front outlays on research and development. In other words, some imperfect competition in product markets is necessary to support private investments in new technologies. The new growth models draw on advances in the theory of industrial organization for their microeconomic details », Grossman ‑ Helpman [1994], p. 32.

544.

Voir pp. 146 et suivantes.

545.

Il est présenté p. 130.

546.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 58.

547.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 63.

548.

Gaffard [1994], p. 155.

549.

Gaffard [1994], p. 155.

550.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 66.

551.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 73.