3.4. Elargissement des problématiques traditionnelles

Les théories de la croissance endogène ont permis d’apporter des justifications économiques à la croissance, en incorporant des questions liées à l’innovation et à la R&D. L’idée d’une croissance d’origine endogène ayant été justifiée, comme le montrent les remarques préalables de Latsis [1975] sur le programme de recherche néoclassique de la firme 552 , une fois qu’un équilibre a été déterminé, les modélisateurs s’attachent à intégrer de nouvelles hypothèses situationnelles plus fines. Ainsi, de ce point de vue, les théories de la croissance endogène se sont récemment enrichies de deux nouvelles thématiques :

Dans les modèles précédents, les liens entre la croissance et l’offre d’emploi sont évidents et réciproques. La croissance de la population agit positivement sur le taux de croissance, d’autant plus si le travail est apprécié en termes de capital humain. Parallèlement, la croissance économique accroît par définition le niveau de vie des agents économiques. Comme ceux‑ci sont considérés comme étant tous identiques, la croissance agit favorablement sur le niveau de vie de tous les agents économiques. En fait, cette description est insuffisante, parce que les « fruits de la croissance » ne sont pas uniformément répartis entre les agents. En dehors de toute considération de redistribution gouvernementale, le problème vient du fait que les dotations individuelles diffèrent, et par conséquent, que tous les agents ne sont pas à même de profiter de manière identique de la croissance économique. Ce point correspond à la définition d’un « biais technologique ». La nature des liens entre le progrès technique et l’emploi n’est pas une question nouvelle en économie. Elle est posée par Ricardo au dix‑huitième siècle. Gaffard [1994], note que « Ricardo conteste que le machinisme en soi puisse être destructeur d’emplois : à n’importe quel système technique on peut, en effet, associer une position d’équilibre de plein emploi » 554 . Toutefois, si ce point est aujourd’hui acquis, la problématique s’est déplacée. Ainsi, Krugman [1994b] répond par l’affirmative à la question suivante : « le progrès technique peut‑il encore être responsable des problèmes d’un très grand nombre de gens ? » 555 . Dans ses différentes tentatives de vulgarisation de la théorie du commerce international, publiées dans des journaux à large diffusion, Krugman rappelle la vigueur d’idées fausses au sein de la population, et même au sein de la communauté des économistes. Dans l’une d’elles, il note que pour la théorie « pop », « la concurrence internationale, surtout celle des pays à bas salaires, est en train de détruire les emplois industriels bien payés [aux Etats‑Unis] qui étaient autrefois la colonne vertébrale de la classe ouvrière. Malheureusement, ce que « savent » ces gens est tout simplement faux. La véritable raison de la progression des inégalités des salaires est plus subtile : depuis 1970, le progrès technique fait augmenter la prime que le marché donne aux travailleurs hautement qualifiés, de l’informaticien au chirurgien » 556 .

Cet aspect constitue le point de départ de l’analyse d’un biais technologique, même si le travail qualifié ne bénéficie pas nécessairement des avancées technologiques. Krugman [1994b] rappelle que « ‘le progrès technique n’augmente pas nécessairement la demande de travail qualifié. Au contraire, l’un des principaux effets de la mécanisation a été autrefois de réduire les qualifications nécessaires à l’accomplissement de nombreuses tâches ’» 557 . Cet effet ponctuel sur la main d’œuvre s’accorde d’ailleurs avec l’analyse de l’évolution économique que Gaffard [1994] décèle dans l’approche ricardienne. Il note que « ‘le travail qui est déplacé pour construire les machines n’est plus affecté à la production du bien final qui va, donc, chuter dans la période considérée. Cela vient bien sûr du décalage entre les cycles de production. En proposant ce type d’analyse, non seulement Ricardo établit ce qu’est vraiment le problème du chômage technologique à savoir un problème qui vient non pas de la nature des techniques, mais du processus de changement de techniques, mais aussi il introduit la première analyse d’un cheminement de l’économie hors de l’équilibre’ » 558 .

La question du biais technologique occupe en fait une partie des activités de recherche de Aghion. En 1997, il a proposé un ensemble de présentations sur ce thème à l’Université de Milan. Elles sont regroupées, dans un ouvrage publié en 1999 559 , avec les contributions de J. Williamson proposées dans le même cadre, sur le thème de la globalisation et de la convergence des revenus. La partie rédigée par Aghion contient un examen des raisons de la croissance des inégalités de salaires aux Etats‑Unis depuis les années quatre‑vingts. Cette démarche recoupe un ensemble de domaines théoriques, dont les niveaux d’abstraction sont assez différents, qui concernent les analyses de la croissance, du changement technique et du commerce international. Deux explications principales sont mises en avant :

Pour étudier « le progrès technique, source d’inégalités » 563 , Aghion et Howitt [1998] justifient le recours aux idées proposées par Kuznets, en 1950 564 , sur les liens entre la croissance, le changement technique et l’inégalité. Dans ce modèle, ils s’écartent de la notion d’agent représentatif, puisque par hypothèse, les agents ne sont plus supposés identiques. Toutefois, comme ils le soulignent eux‑mêmes, la distinction entre les individus est particulière et ne porte que sur le groupe auquel ils appartiennent, c’est‑à‑dire qualifié ou non‑qualifié. De plus, le modèle exclue également la possibilité pour les travailleurs non‑qualifiés de se qualifier et de passer d’un groupe à l’autre. Le modèle suppose que la production du bien final associe une quantité de bien intermédiaire (ou de travail qualifié) à du travail non‑qualifié, noté z : yt = Ln(z + At.xt). Le travail qualifié se répartit entre la recherche et la production de bien final. En fait, le travail non‑qualifié est concurrencé par les nouveaux biens intermédiaires dont la productivité va grandissant. La représentation des différentes relations conduit Aghion et Howitt à analyser le « comportement asymptotique [du système dynamique] à l’approche de l’état régulier » 565 . Aussi, « le long de la trajectoire selle vers l’état régulier » 566 , le salaire des travailleurs qualifiés augmente, alors que celui des travailleurs non‑qualifiés diminue et tend vers zéro. Toutefois, le salaire des premiers ne croît pas sans fin, ce qui signifie selon Aghion et Howitt que la réduction du salaire des travailleurs non‑qualifiés profite au travail qualifié quand le nombre d’innovations est encore faible, mais le renforcement des innovations finit par intervenir négativement sur le salaire des travailleurs qualifiés.

Notes
552.

Voir p. 221.

553.

Les quelques remarques sur ce point sont présentées dans la section du deuxième chapitre de la troisième partie consacrée aux politiques publiques en faveur de l’innovation, voir p. 502.

554.

Gaffard [1994], p. 23.

555.

Krugman [1994b], p. 188.

556.

Krugman [1994b], p. 185.

557.

Krugman [1994b], p. 192.

558.

Gaffard [1994], p. 23.

559.

Aghion P. ‑ Williamson J. [1999], Growth, Inequality, and Globalization: Theory, History and Policy, Cambridge University Press, Cambridge.

560.

Lawrence Z. ‑ Slaughter M. [1993], « International Trade and American Wages in the 1980s: Giant Sucking Sound or Small Hiccup », Brookings Paper on Economic Activity, no. 2, pp. 161‑210.

561.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 401.

562.

« Skilled biased technological change ».

563.

Titre de la section.

564.

Kuznets S. [1950], « Schumpeter’s Business Cycles », American Economic Review, vol. 30, pp. 257‑271.

565.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 324.

566.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 325.