4.4. La croissance « endogène » : une problématique ancienne

Une question se pose pour savoir en quoi le programme de recherche de la croissance endogène se distingue des travaux de Kaldor. Cela est particulièrement vrai, quand il s’agit d’étudier les problèmes de convergence et de divergence des taux de croissance nationaux. Un des points essentiels des théories de la croissance endogène porte sur l’absence de convergence systématique. Cet aspect correspond exactement au sixième « fait stylisé » proposé par Kaldor en 1961 590 . Il stipule des différences dans les taux de croissance du revenu et de la productivité du travail. Barro et Sala‑i‑Martin [1995] notent à son propos qu’ « (il) concorde avec les chiffres portant sur les comparaisons entre les pays que nous venons de faire » 591 . Un élément de réponse à ce type de comportement est proposé par Fagerberg, Verspagen et Tunzelmann [1994] lorsqu’ils notent que « les néoclassiques (…), en général, ne reconnaissent pas ‑ ou ne considèrent pas ‑ que les résultats qui les intéressent tant à l’heure actuelle ont déjà été étudiés quelques dizaines d’années auparavant » 592 . Pour Nelson [1998], la raison vient de ce que les théories de la croissance endogène ont repris la démarche de l’analyse traditionnelle, consistant à se focaliser sur les « déterminants immédiats du produit » 593 . En réalité, un programme de recherche ne se définit pas par ses thèmes, mais par ses méthodes. Or, le programme de recherche néoclassique de la croissance ne partage pas la méthodologie kaldorienne. Le fait qu’il se s’intéresse à certains sujets abordés par Kaldor témoigne de la capacité de réaction de l’analyse néoclassique. Cet aspect a déjà été abordé dans la première partie, avec notamment le point de vue de Robinson [1972] 594 . Il constitue réellement un aspect essentiel des théories néoclassiques, toujours aptes à renouveler leurs problématiques. Notons cependant que cette caractéristique s’accompagne d’une disposition particulière à l’introduction d’hypothèses ad hoc (Amable ‑ Boyer ‑ Lordon [1997]).

De la même manière, on peut légitimement s’interroger sur la parenté entre les théories de la croissance endogène et la démarche de Young [1928], telle qu’elle est présentée dans « Increasing Returns and Economic Progress » 595 . Cette question prend tout son sens dans la mesure où cette référence apparaît régulièrement dans les travaux sur la croissance endogène. Plus précisément, soulignons les exemples, non‑exhaustifs mais représentatifs, suivants :

Comme ces exemples le montrent, la référence à Young n’est pas très approfondie. L’explication est donnée par de Bandt, J. L. Ravix et Romani [1990], qui soulignent que Young propose « une approche de la dynamique industrielle » 602 . Dans ce qui constitue une mise en perspective des intuitions de Young dans l’histoire de l’économie industrielle, ces auteurs insistent notamment sur le rôle de Young dans le développement de l’étude de la dynamique industrielle. Ce point souligne la différence de niveau d’analyse entre cette démarche et celle des théories de la croissance endogène. Grangeas, Lecaillon, Le Page et Ottavj [1994] vont dans le même sens et montrent une différence thématique fondamentale entre les théories de la croissance endogène et la démarche de Young. Ils notent qu’un des objectifs de leur article est de montrer que « la problématique initiale de cet économiste est relativement éloignée de celle des nouveaux modèles de croissance » 603 . Leur argumentaire consiste à montrer avec un modèle de croissance construit à partir des idées mises en avant par Young, que cette croissance s’appuie justement sur des mécanismes différents de ceux des théories de la croissance endogène. La croissance repose sur l’enchaînement de trois mécanismes qui sont l’accroissement du capital par tête, les rendements croissants liés à la mécanisation et la hausse de la demande.

Pour conclure sur la question du lien entre les travaux de Kaldor avec ceux de la théorie de la croissance endogène, le point de vue de Romer [1999] est assez déroutant du point de vue de l’histoire des sciences économiques. Snowdon et Vane lui posent la question suivante : « avez‑vous jamais regardé les travaux d’économistes tels que Gunnar Myrdal [1957] 604 et Nicholas Kaldor [1970] qui essayaient de rejeter les propriétés de l’équilibre du modèle néoclassique en faveur des forces de la causalité cumulative. Dans leurs modèles, l’absence de convergence n’est pas une surprise » 605 . Si Romer n’en discute pas le principe, la justification de sa démarche consiste pour beaucoup à distinguer le contenu thématique de la représentation formelle de ce contenu. A la lecture des commentaires de Romer, les liens entre les théories « traditionnelles » et les théories de la croissance endogène s’interprètent presque comme un « héritage » de méthodes plus que d’intuitions. Evidemment, comme les deux sont étroitement liées, l’héritage porte autant sur les intuitions que sur les méthodes. La réponse donnée par Romer [1999] à la question posée précédemment est la suivante : « cela m’a intéressé de la même manière que Allyn Young m’a intéressé. Je voulais voir ce qu’il y avait en commun entre ce que ce que je pensais et ce qu’ils pensaient. Mais c’est vraiment difficile à dire, pour être tout à fait franc, quand on regarde en arrière les travaux économiques qui sont établis en termes purement littéraires. Il y existe toujours un danger de lire entre les lignes et de dire, oh, ils avaient complètement raison, voilà le modèle mathématique qui montre ce qu’ils pensent. Mais cela est généralement basé sur une interprétation louable et qui ignore un certain nombre d’ambiguïtés et de confusions. J’ai écrit un article de ce genre interprétant sous cet angle l’article de Allyn Young, donc on doit probablement pouvoir le faire pour d’autres économistes de ce type » 606 . Finalement, si le lien n’est pas nié sur le fond, encore une fois, il n’en est pas pour autant approfondi.

Notes
590.

Les faits stylisés de Kaldor [1961] sont présentés p. 49.

591.

Barro ‑ Sala‑I‑Martin [1995], p. 5.

592.

« The neoclassicals (…) in general not acknowledge ‑ or take into account ‑ that the issues they suddenly had become so strongly interested in, had been addressed by others for several decades ago », Fagerberg ‑ Verspagen ‑ Tunzelmann [1994], p. 3.

593.

« Immediate determinants of the output ».

594.

Voir p. 62.

595.

Young A. [1928], « Increasing Returns and Economic Progress », Economic Journal, vol. 38, no. 148, December, pp. 527‑542.

596.

« The idea that increasing returns are central to the explanation of long‑run growth is at least as old as Adam Smith’s story of the pin factory. With the introduction of Alfred Marshall of the distinction between internal and external economies, it appeared that this explanation could be given a consistent, competitive equilibrium interpretation. The most prominent such attempt was made by Allyn Young in his 1928 presidential address to the Economics and Statistics section of the British Association for the British Association for the Advancement of Science », Romer [1986], p. 1004.

597.

Ricardo D. [1817], On the Principles of Political Economy and Taxation, J. Murray, London.

598.

Malthus T. [1798], An Essay on the Principle of Population, J. Johnson, London.

599.

Knight F. [1944], « Diminishing Returns from Investment », Journal of Political Economy, vol. 52, no. 2, April, pp. 26‑47.

600.

Barro ‑ Sala‑I‑Martin [1995], p. 10.

601.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 39.

602.

C’est le titre de l’article.

603.

Grangeas ‑ Lecaillon ‑ Le Page ‑ Ottavj [1994], p. 4.

604.

Myrdal G. [1957], Economic Theory and Underdeveloped Regions, Duckworth, London.

605.

« Did you ever look at the work of economists such as Gunnar Myrdal [1957] and Nicholas Kaldor [1971] who tended to reject the equilibrating properties of the neo‑classical model in favour of the forces of cumulative causation? In their models a lack of convergence is no surprise », Romer [1999].

606.

« It interested me in the same way that Allyn Young interested me. I wanted to see how much there was in common between what I and what they were thinking. But it is very hard to tell, quite frankly, when you go back and read economics that is stated in purely verbal terms. There is always the danger that you read between the lines and say, oh, they had it exactly right ‑ here is this mathematical model which shows what they were thinking. But that is usually based on a charitable reading and one that ignores some of the ambiguities and confusions. I wrote a paper like that at one point interpreting Allyn Young’s paper, so one could probably do that for some of the other economists in this area », Romer [1999].