Chapitre 3
Le programme de recherche évolutionniste de l’industrie et de la technologie

L’évolutionnisme « contemporain », selon l’expression de Paulré [1997], s’est développé depuis les travaux de Nelson et Winter de 1974 et 1982, mais la tradition évolutionniste en sciences économiques a une longue histoire. A ce titre, Samuels [1994] note qu’ « ‘un évolutionnisme transparaît chez Smith à la fois pendant les phases de loi et de gouvernement et entre ces phases, un institutionnalisme en conjonction avec les mécanismes du marché’ » 608 . Hodgson [1993] propose une taxonomie des idées évolutionnistes en sciences économiques dans laquelle figurent entre autres Schumpeter, Hayek ou Veblen mais aussi Smith, Marx et Marshall. Hodgson souligne les limites d’une telle démarche, mais rappelle sa principale vertu qui consiste à mettre en avant la substance des théories et leurs différences. En l’occurrence, dans ce cas, l’aspect remarquable des théories évolutionnistes porte sur le fait que leurs points de discordance concernent ce qu’elles ont en commun : leur conception de l’évolution. Dans une autre classification, dont l’existence par rapport à la précédente est justifiée par la complexité du thème de l’évolution en économie, Hodgson [1998] propose d’étudier les principales théories évolutionnistes avec une grille de lecture différente. Il insiste sur les quatre points suivants : le recours ou non à la nouveauté, l’accent mis sur les relations inter‑individuelles ou sur les groupes, le caractère graduel ou brusque de la nouveauté et l’intensité plus ou moins forte de l’analogie biologique. Pour notre problématique, cette présentation doit nous éclairer sur les différences et/ou les points communs entre les différents travaux évolutionnistes sur l’industrie et la technologie. De ce point de vue, deux conclusions ressortent de cette grille :

En fait, des travaux recensés par Hodgson [1998], nous n’avons retenus, aux côtés de ceux de Schumpeter, que ceux qui correspondent à une définition réduite. Nous pouvons considérer ces travaux comme relevant d’un « évolutionnisme de l’industrie et de la technologie ». Cette représentation s’accorde assez bien avec une remarque énoncée par Kwaśnicki [1996] dans sa comparaison des analyses néoclassique et évolutionniste. Il note que « ‘dans la tradition schumpeterienne, des objections importantes ont été apportées à la pensée économique néoclassique par Nelson et Winter [1982], Day et Eliasson (eds) [1986]’ ‘ 612 ’ ‘, Silverberg [1987]’ ‘ 613 ’ ‘, Dosi et al. (eds) [1988], Hanusch (ed) [1988]’ ‘ 614 ’ ‘. La recherche au sein de cette école concerne principalement la firme, le développement industriel et la croissance, les cycles longs du développement, le progrès technique, l’innovation, et les structures industrielles ’» 615 . En ne nous intéressant qu’à ces travaux, nous écartons de notre champ à la fois les « anciens » institutionnalistes Veblen, Commons et Mitchell, mais aussi les travaux de Boulding sur l’évolution des sociétés. La démarche de ce dernier porte sur des thématiques qui dépasse largement le cadre de ce travail. Boulding s’intéresse au changement économique et social et pas seulement au changement technique. Ces thèmes sont néanmoins importants pour l’évolutionnisme contemporain, au point d’accorder la faveur à Boulding de répondre, dans le premier numéro du Journal of Evolutionary Economics en 1991, à la question suivante : « qu’est‑ce que l’économie évolutionniste ? » 616 . La réponse de Boulding montre que dans son esprit, l’analyse évolutionniste dépasse largement le cadre des problèmes liés au changement technique. Il note que « dans son sens le plus large, l’économie évolutionniste est simplement une tentative de voir le système économique, du monde ou de ses parties, comme un processus continu dans l’espace et dans le temps » 617 .

L’évolutionnisme contemporain commence avec les contributions de Nelson et Winter [1982], lorsqu’ils proposent un modèle macro‑économique susceptible, selon eux, de se substituer au cadre néoclassique traditionnel. Autrement dit, le programme de recherche débute quand Nelson et Winter décident de se pencher non seulement sur des thématiques du changement technique et de l’industrie, mais sur une appréciation macro‑économique de la croissance et du changement technique. A partir de ce moment, l’évolutionnisme déborde des seules questions liées au changement technique et à l’innovation.

Notes
608.

« There is in Smith evolutionism both within a stage of law and government and between stages, an institutionalism in conjunction with the market mechanism », Samuels [1994], p. 290.

609.

La contribution de Hodgson [1998] référence l’article suivant : Mokyr J. [1991], « Evolutionary Biology, Technical Change and Economic History », Bulletin of Economic Research, vol. 43, no. 2, April, pp. 127‑149.

610.

Dans la section 2, pp. 275 et suivantes.

611.

« It was Schumpeter himself who coined the term « methodological individualism » and repeatedly tried to emulate and develop reductionist approaches in economics, particularly Léon Walras’ attempt to base explanations of systemic economic phenomena on the « microfoundations » of individual actors », Hodgson [1998], p. 162.

612.

Day R. ‑ Eliasson G. (eds) [1986], The Dynamics of Market Economies, North Holland, Amsterdam.

613.

Silverberg G. [1987], « Technical progress, capital accumulation, and effective demand: a self organizing model », in D. Batten ‑ J. Casti ‑ B. Johnsen (eds), Economic Evolution and Structural Adjustment, Springer‑Verlag, Berlin, pp. 116‑144.

614.

Hanusch H. (eds) [1988], Evolutionary Economics: Applications of Schumpeter’s Ideas, Cambridge University Press, Cambridge.

615.

« In the Schumpeterian tradition important objections to neoclassical economic thought have been formulated by Nelson and Winter [1982], Day and Eliasson (eds) [1986], Silverberg [1987], Dosi et al. (eds) [1988], Hanusch (ed) [1988]. The research within this school is focused mainly on the firm, on industrial development and growth, in long waves of development, technical progress, innovation and market structure », Kwaśnicki [1996], p. 75.

616.

« What is Evolutionary Economics? », titre de l’article.

617.

« In its largest sense, evolutionary economics is simply an attempt to look at an economic system, whether of the whole world or of its parts, as a continuing process in space and time », Boulding [1981], p. 9.