1.1. La diversité des analyses et des niveaux d’analyse

La pluralité des thèmes évolutionnistes se retrouve dans l’ouvrage de Nelson et Winter [1982]. Elle est fondamentalement intrinsèque au développement de l’évolutionnisme contemporain et trouve ses racines dans les travaux pionniers de Nelson et Winter et dans leur parcours individuel :

  • le premier s’intéresse au changement technique et à la croissance. Nelson et Winter [1982] notent dans la préface de leur ouvrage de 1982 que « pour Nelson, le point de départ concerne les processus de développement économique de long terme. Très tôt, cet intérêt s’est porté sur le changement technique comme la principale force et sur le rôle de la politique publique comme une influence sur la vigueur et la direction de cette force » 622 . A titre indicatif, citons les principales contributions, en 1959 623 et en 1966 624 avec Phelps. Ces thèmes sont d’ailleurs toujours au cœur des préoccupations des travaux de Nelson, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre ;
  • le second se porte sur la théorie de la firme, avec notamment un article publié en 1964 625 . Nelson et Winter [1982] soulignent que « ‘pour Winter, l’accent est mis dès le début sur les forces et les faiblesses des arguments évolutionnistes mis en avant pour justifier les points de vue standards du comportement des firmes’ » 626 . Comme Nelson, Winter poursuit toujours ses réflexions sur ce thème.

La double origine de l’évolutionnisme contemporain montre la voie pour expliquer les phénomènes macro‑économiques (la croissance) à partir des fondements micro‑économiques (la firme). En ce sens, Nelson et Winter associent les thèmes de recherche de Schumpeter sur l’évolution de l’industrie avec ceux de Alchian [1950] ou Penrose [1952] 627 sur l’évolution de la firme. Le développement des thèmes se comprend comme un enrichissement des analyses évolutionnistes organisées autour d’une volonté commune de comprendre l’économie en termes d’évolution et de lier micro‑économie et macro‑économie. La multiplicité des analyses transparaît dans une remarque de Paulré [1997], lorsqu’il distingue le « courant sélectionniste » spécifié par Nelson et Winter, le « courant structuraliste » développé par Dosi et le « courant de l’émergence » organisé autour des travaux de Arthur et David 628 . Dans le même temps, il caractérise quatre niveaux d’analyse portant respectivement sur « la dynamique techno‑économique sectorielle, l’étude des régimes technologiques, les phénomènes de diffusion et la théorie évolutionniste de la firme » 629 . En incluant implicitement les théories de l’évolution non‑centrées sur le changement technique, Witt [1991] définit, quant à lui, « quatre traditions intellectuelles très différentes » 630  : l’école autrichienne, la tradition schumpeterienne, l’institutionnalisme et l’école marxiste. Il considère que la cohérence de ces traditions repose sur leur volonté commune de s’opposer aux propositions néoclassiques. Néanmoins, ce sentiment partagé de rejet ne peut justifier à lui seul l’existence d’un programme de recherche. Ce point est abordé de manière plus générale à la fin de cette partie, lorsque nous étudions les relations entre les programmes de recherche 631 .

En fait, nous avons vu que Hodgson [1993] insiste sur la notion d’évolution et sur la multiplicité des définitions proposées. Pour se convaincre de cette diversité, les quatre exemples suivants sont significatifs :

  • Witt [1991] considère que « ‘l’évolution est perçue comme la transformation d’un système au cours du temps par l’intermédiaire d’un changement généré de manière endogène’ » 632 . Il insiste sur l’apparition de la nouveauté et les types de comportement étudiés mettant en jeu à la fois les motivations sous‑jacentes à la recherche de la nouveauté, et les problèmes cognitifs de la création mentale de cette nouveauté. L’interactivité entre les phases de création de nouveauté et de diffusion implique des problèmes de coordination de comportements hétérogènes. Witt se demande ainsi pourquoi tout le monde n’a pas accès instantanément à la nouvelle information et pourquoi, alors que l’approche autrichienne/subjectiviste s’intéresse à l’individu, la population d’individus devient importante. La réponse à la première partie de la question revient à considérer qu’ « en fait les institutions comptent » 633 , tandis que la réponse à la seconde partie de la question insiste sur les problèmes d’interdépendance et de diffusion épidémiologique ;
  • de Bresson [1987] retient trois critères caractéristiques des analyses évolutionnistes : le changement apparaît progressivement et de manière cumulative, les comportements des agents sont multiples et la diffusion se fait sur le principe de l’épidémie ;
  • Dosi [1991], dans le premier numéro du Journal of Evolutionary Economics, définit les analyses évolutionnistes autour de cinq principes : l’économie propose de nombreuses opportunités, les agents n’ont pas de comportements maximisateurs, les interactions entre les agents sont de nature à rompre l’équilibre, la découverte par l’apprentissage et la sélection ex post fondent les mécanismes de coordination et de changement, les liens avec les autres sciences sociales sont déterminants ;
  • Nelson [1995] note que les analyses évolutionnistes doivent porter leur attention sur les variables qui changent en permanence afin de comprendre le processus dynamique responsable de ces changements. La méthodologie de ce type d’analyse repose sur quatre points essentiels : des variations ou des perturbations aléatoires pour le système ou la variable étudié(e), des processus qui accentuent systématiquement cette variation, des mécanismes qui préservent ce qui a survécu au processus de sélection et des forces qui continuent à introduire de la variété.

Néanmoins, malgré la diversité des définitions de l’évolution, les points fondamentaux constituant les éléments du noyau dur du programme de recherche évolutionniste portent sur la diversité, la nouveauté, la sélection, la diffusion et la mutation. Hodgson [1995] rappelle, de surcroît, que dans la biologie post‑darwinienne, l’évolution requiert un mécanisme de variation entre les membres d’une population, un principe d’hérédité et un principe de sélection naturelle. Nous allons revenir sur ces différents éléments et justifier leur sens.

Notes
622.

« For Nelson, the starting point was a concern with the processes of long‑run economic development. Early on, that concern became focused on technological change as the key driving force and on the role of policy as an influence on the strength and direction of that force », Nelson ‑ Winter [1982], p. vii.

623.

Nelson R. [1959], « The Simple Economics of Basic Scientific Research », Journal of Political Economy, vol. 67, no. 3, June, pp. 297‑306.

624.

Nelson R. ‑ Phelps E. [1966], « Investment in Humans, Technological Diffusion and Economic Growth », American Economic Review, vol. 56, no. 2, May, pp. 69‑75.

625.

Winter S. [1964], « Economic « Natural Selection » and the Theory of the Firm », Yale Economic Essays, vol. 4, pp. 225‑272.

626.

« For Winter, the early focus was on the strengths and the limitations of the evolutionary arguments that had been put forward as support for standard views of firm behavior », Nelson ‑ Winter [1982], p. vii.

627.

Penrose E. [1952], « Biological Analogies in the Theory of the Firm », American Economic Review, vol. 42, no. 5, December, pp. 804‑819.

628.

Nous revenons sur l’originalité et la démarche intellectuelle de ces auteurs dans la section 5, voir pp. 334 et suivantes.

629.

Paulré [1997], p. 262.

630.

« Four quite different intellectual traditions », Witt [1991], p. 83.

631.

Voir pp. 356 et suivantes.

632.

« Evolution is considered to be the transformation of a system over time through endogenously generated change », Witt [1991], p. 87.

633.

« Institutions indeed matter », Witt [1991], p. 91.