1.2. Les sources communes de l’évolutionnisme du changement technique

Le programme de recherche évolutionniste initié par Nelson et Winter s’appuie sur trois traditions :

Nous reviendrons précisément sur les conceptions de Schumpeter dans la prochaine section, en insistant sur le rôle des entrepreneurs dans l’évolution économique et sur les caractéristiques de cette évolution. Les aspects de la concurrence schumpeterienne ont été présentés dans le deuxième chapitre de la première partie, mais épurés de la perspective de Schumpeter sur la dynamique industrielle. Aussi, dans la prochaine section, l’accent est particulièrement mis sur le point de vue de Schumpeter concernant la manière dont se comporte l’économie, une fois que l’équilibre a été rompu. Concernant les concepts initiés par Simon, nous voudrions insister sur les nombreuses discussions qu’ils génèrent. Evidemment, la complexité de ces débats ne saurait être complètement abordée dans ce travail. Par contre, il nous semble important de montrer que l’introduction des idées de Simon dans l’analyse évolutionniste, qui paraît intuitivement pertinente et justifiée, n’a rien d’évident. Plus particulièrement, le point essentiel qui nous intéresse concerne le fait que la référence de Nelson et Winter (particulièrement due à Winter d’ailleurs) à Simon est explicitement justifiée, alors qu’elle ne l’est pas (plus ?) nécessairement dans d’autres travaux évolutionnistes. Ces différentes questions sont abordées dans la section 4 consacrée aux travaux évolutionnistes sur la firme et sur les différentes tentatives pour proposer une théorie (évolutionniste) de la firme.

Enfin, pour ce qui est des analogies biologiques, une remarque s’impose également. Pour les économistes évolutionnistes, la question n’est pas tellement de savoir si les sciences économiques doivent ou non accepter les analogies avec la biologie, mais plutôt de savoir jusqu’où elles peuvent les accepter, c’est‑à‑dire quels développements elles doivent ignorer et quels développements elles doivent incorporer. Ces idées sont présentes à la fois chez Hodgson [1995] et chez Freeman [1991]. Hodgson rappelle les analogies utilisées par Nelson et Winter [1982], Andersen [1994], Vromen [1994] 634 , mais aussi Veblen [1898] 635 . Il souligne également l’utilisation de concepts plus spécifiques aux travaux évolutionnistes en sciences économiques, tels que la nouveauté et le changement endogène. Nelson et Winter [1982] précisent, dès l’introduction de leur ouvrage : « nous avons déjà fait référence à une idée empruntée qui est centrale dans notre projet, l’idée d’une « sélection naturelle » en économie » 636 . Toutefois, si les travaux de Nelson et Winter privilégient les analogies avec la biologie darwinienne, Zuscovitch [1993] souligne l’importance pour l’économie des notions développées par Lamarck et affirme que « l’hypothèse lamarckienne est une métaphore pour analyser les relations entre évolution et apprentissage » 637 . L’argument repose sur l’idée que « les modifications des caractéristiques biologiques des espèces résultent aussi d’une sorte d’apprentissage, parce que contrairement à la biologie darwinienne où les mutations sont « aveugles », Lamarck considère que l’intensité de l’utilisation implique des changements » 638 . L’importance des travaux de Lamarck est également mise en avant par Ege [1993], lorsqu’il mentionne que « si, certains économistes sont aujourd’hui amenés à adopter une optique qu’ils risquent de qualifier de « lamarckienne », c’est parce que le modèle évolutionniste darwinien ne leur permet pas de rendre compte de certains phénomènes fondamentaux qu’ils observent dans l’évolution économique » 639 . L’explication proposée rejoint celle de Zuscovitch [1993] : « une théorie qui suppose la soumission passive de l’individu à une loi toute puissante ‑ la sélection naturelle, une problématique qui refuse toute pertinence théorique à la question de l’origine et du mode de production des variations, ne peuvent rendre compte que de la surface des phénomènes de changement technique et d’innovation » 640 . Quoi qu’il en soit, Freeman [1991] note que «‘les analogies doivent être poursuivies non seulement pour indiquer les similarités, mais aussi pour mettre en avant les différences entre l’évolution dans le monde naturel et l’évolution des systèmes sociaux’ » 641 . Les principales différences conceptuelles des analyses évolutionnistes sont donc fondamentalement liées aux relations qu’elles entretiennent avec les analyses en biologie. Concernant ces analogies, Hodgson [1995] soulève trois questions plus générales et « ouvertes » :

La place de l’analogie dans le programme de recherche évolutionniste est de plus en plus discutée par un certain nombre d’économistes désirant s’en écarter et lui substituer la notion d’ « auto‑organisation », en insistant sur les mécanismes de création de nouveauté et de variété. Ces débats ne sont pas récents et ont été notamment au cœur de la 4ème conférence de The European Association for Evolutionary Political Economy, organisée à Paris en 1992. Certaines contributions à ce colloque ont été regroupées dans l’ouvrage The Political Economy of Diversity, édité par Delorme et Dopfer en 1994 642 . Néanmoins, si l’existence de cette discussion n’est pas nouvelle, il est remarquable de souligner son renforcement. Ainsi, on la trouve défendue par Saviotti [1996] ou Foster [2000], ou dans l’ouvrage collectif édité par Metcalfe et Foster en 2001, Frontiers of Evolutionary Economics 643 . Nous présentons les arguments en sa faveur dans la dernière section de ce chapitre, lorsque nous exposons les développements de la formalisation mathématique des idées évolutionnistes 644 . Auparavant, nous revenons sur la place de l’analogie biologique dans la section consacrée aux liens entre Schumpeter et l’évolutionnisme contemporain 645 .

Notes
634.

Vromen J. [1994], Evolution and Efficiency: an Inquiry into the Foundations of the « New Institutional Economics », Delft, Eburon.

635.

Veblen T. [1898], « Why is Economics not an Evolutionary Science? », Quarterly Journal of Economics, vol. 12, no. 3, August, pp. 373‑397.

636.

« We have already referred to one borrowed idea that is central in our scheme ‑ the idea of economic « natural selection » », Nelson ‑ Winter [1982], p. 9.

637.

Zuscovitch [1993], p. 465.

638.

Zuscovitch [1993], p. 465.

639.

Ege [1993], p. 472.

640.

Ege [1993], p. 484.

641.

« The analogies should be pursued not only to indicate similarities but also to highlight differences between evolution in the natural world and the evolution of human social systems », Freeman [1991], p. 229.

642.

Delorme R. ‑ Dopfer K.. (eds) [1994], The Political Economy of Diversity: Evolutionary Perspectives on Economic Order and Disorder, Edward Elgar, Aldershot.

643.

Metcalfe J. S. ‑ Foster J. [2001], Frontiers of Evolutionary Economics ‑ Competition, Self‑Organization and Innovation Policy, Edward Elgar, Aldershot.

644.

Voir pp. 349 et suivantes.

645.

Voir pp. 272 et suivantes.