2.2. Dynamique et évolution, dynamique ou évolution ?

Avant d’expliciter sa conception de l’évolution économique, Schumpeter [1926] propose une représentation d’une économie statique. L’objectif est de montrer « ‘les traits fondamentaux d’une reproduction conceptuelle du mécanisme économique (...) ; une économie d’échange, c’est‑à‑dire une économie où règnent la propriété privée, la division du travail et la libre concurrence’ » 662 . Dans l’introduction de la première édition en français de la Théorie de l’évolution économique publiée en 1935, Perroux [1965] résume les caractéristiques de cette économie : « ‘Le circuit est une représentation conceptuelle d’un état de la vie économique dont n’a été retenue que l’essence. A chaque offre correspond une demande égale qui est connue par expérience. Dans chaque période, chaque bien décrit le même circuit fermé. Les deux facteurs originaires de la production, travail et facteurs naturels, sont soumis à une combinaison traditionnelle donnée. L’exploitant qui effectue cette combinaison s’adapte aux besoins sans les modifier ; il subit les impulsions du milieu économique mais ne lui en imprime pas’ » 663 . Ce circuit est composé de plusieurs périodes qui s’emboîtent les unes dans les autres. A chaque période, l’économie produit des biens de consommation et des biens de production en associant une certaine quantité de travail à une certaine quantité de ressources naturelles. Le travail et les ressources naturelles s’échangent contre des biens de consommation issus de la période précédente. Chaque période utilise les biens de consommation et de production de la période précédente pour produire les biens de la période suivante. De ce fait, les avances ou les réserves de biens de production sont éliminées. Arena [1985] souligne que l’interaction des comportements des agents conduit à un équilibre général, même si ces comportements ne présentent pas les caractéristiques proposées par Walras. En effet, alors que les agents walrasiens ont un comportement basé sur la recherche de l’optimisation, les agents schumpeteriens ont un comportement déterminé par l’expérience.

Le circuit économique caractérise une reproduction à l’identique où la demande est définie par la connaissance des besoins des périodes précédentes et où l’offre est calquée sur cette demande. La quantité de biens nécessaires à cette demande détermine la combinaison des quantités de travail et de ressources qu’il faut utiliser. Cette combinaison est reportée de période en période et est réalisée par un exploitant, c’est‑à‑dire « un agent qui combine les prestations de travail et de facteurs naturels dans le circuit » 664 et qui, à l’instar de l’entrepreneur de Walras, ne réalise ni bénéfice ni perte. Dans ce circuit, les biens de consommation ont une valeur d’usage alors que les biens de production ont une valeur de rendement, c’est‑à‑dire de productivité. La productivité limite du travail et des ressources naturelles établit le prix du salaire et de la rente. Ceux‑ci permettent à chaque agent de recevoir le produit de ses moyens de production. La valeur des biens de production dépend, quant à elle, de la valeur des biens de consommation qu’ils produisent et qui est connue par expérience par les agents. Le coût de production d’un bien est spécifié par les biens de consommation que l’agent aurait pu produire à la place. Le coût dépend donc des besoins que les agents ont choisi de ne pas satisfaire (Barrère [1985]). L’équilibre économique correspond à l’égalité entre la valeur des biens produits et la valeur des biens non‑produits. Les agents réalisent leurs échanges par l’intermédiaire d’un bien‑monnaie dont le seul rôle est de faciliter les échanges. Ils définissent leurs besoins en monnaie par l’expérience, en fonction de la valeur d’usage des biens de consommation qu’elle permet d’obtenir. Schumpeter [1926] affirme que « ‘la concurrence des agents économiques et des possibilités d’emploi établit un prix de la monnaie déterminé en des circonstances données’ » 665 .

L’économie représentée par ce circuit est une économie statique ‑ même si Schumpeter déplore que cette notion soit empruntée à la mécanique ‑ où il n’existe ni entrepreneur, ni capitaliste, ni profit, ni crédit, ni intérêt. Si rien n’est dit sur l’origine de ce circuit, c’est parce que « savoir comment ce mécanisme s’est développé, c’est un tout autre problème que de savoir comment il fonctionne » 666 . Le moyen de transformer cette économie statique en économie dynamique est d’introduire l’entrepreneur et avec lui le crédit, le capital, le profit et l’intérêt. L’accent est alors mis sur « l’effort créateur de l’agent économique aux prises avec des résistances extérieures » 667 . L’entrepreneur est le moteur de la dynamique capitaliste et la source de l’évolution économique, entendue non pas comme « la croissance graduelle organique d’un arbre » 668 à la manière de Smith et de Marshall, mais comme un phénomène « disproportionné, discontinu et non‑harmonieux par nature » 669 . Perroux [1965] souligne d’ailleurs que Schumpeter préfère parler d’évolution plutôt que de dynamique parce qu’il veut insister sur la continuité du mouvement plutôt que de décrire un ensemble d’états immobiles se succédant. L’insatisfaction qu’éprouve Schumpeter à utiliser la notion de dynamique est d’ailleurs partagée par Hicks [1939] qui note que « ‘la distinction entre la statique économique et la dynamique économique n’a donc pas grand chose en commun avec la distinction entre la statique et la dynamique dans les sciences physiques’ » 670 mais que « ‘l’emploi de ces termes se justifie par le fait qu’ils occupent une place déjà couramment admise dans la terminologie dynamique ’» 671 . La manière dont Schumpeter [1942] conçoit l’évolution et l’équilibre économique est sans ambiguïté : « ‘une fois que l’équilibre a été détruit par quelque perturbation, la marche suivie pour rétablir un nouvel équilibre n’est ni aussi sûre, ni aussi rapide, ni aussi économique que le prétendait la vieille théorie de la concurrence parfaite ; du même coup, il est parfaitement concevable que la lutte de réadaptation, bien loin de rapprocher le système d’un rééquilibre, puisse l’en écarter davantage encore’ » 672 .

Malinvaud [1981] rappelle les significations de l’équilibre général intertemporel et de l’équilibre général temporaire :

Les théories de l’équilibre temporaire n’accordent pas toutes le même degré de cohérence aux offres et aux demandes présentes et ne retiennent pas toutes les mêmes types de comportement ou les mêmes modes de formation des anticipations. Le concept d’équilibre général temporaire est le plus intéressant pour l’étude de la dynamique parce que les comportements des agents se font sur la base de ce qui s’est passé avant et de ce que les agents anticipent pour après. Gaffard [1990] note qu’ « ‘articuler dans un temps réel irréversible, une succession d’équilibres en un point du temps ou d’équilibres définis sur des périodes unitaires successives’ » 673 permet de définir la théorie de la continuation. En se référant à Hicks [1982] 674 , il note que celle‑ci est « concernée par les effets des événements d’une période sur les anticipations et les plans qui déterminent à leur tour les événements des périodes suivantes » 675 . La théorie de la continuation ne permet pas de trouver de solution analytique générale. Ce qui importe, ce sont le cheminement de l’économie et les comportements des agents pendant ce cheminement et non l’existence d’un quelconque point d’arrivée. Ce point caractérise la théorie dynamique de Schumpeter selon qui « puisque nous avons affaire à un processus dont chaque élément ne révèle ses véritables caractéristiques et ses effets définitifs qu’à très long terme, il est vain d’essayer d’apprécier le rendement de ce système à un moment donné » 676 et pour qui « un système (...) qui, à tout instant considéré, exploite au maximum ses possibilités peut néanmoins, à la longue, être inférieur à un système qui n’atteint à aucun moment de résultat, un tel échec pouvant précisément conditionner le niveau ou l’élan de la performance à long terme » 677 .

Notes
662.

Schumpeter [1926], p. 4.

663.

Perroux [1965], p. 62.

664.

Perroux [1965], p. 62.

665.

Schumpeter [1926], p. 62.

666.

Schumpeter [1926], p. 57.

667.

Perroux [1965], p. 78.

668.

« The gradual organic growth of a tree », Schumpeter [1926], cité par Andersen ‑ Lundvall [1994], p. 1515.

669.

« Lop‑sided, discontinuous, disharmonious by nature », Schumpeter [1939], cité par Andersen ‑ Lundvall [1994], p. 1515.

670.

Hicks [1939], p. 103.

671.

Hicks [1939], p. 103.

672.

Schumpeter [1942], p. 148.

673.

Gaffard [1990], p. 351.

674.

Hicks J. [1982], Money, Interest and Wages, Basil Blackwell, Oxford.

675.

« Which is concerned with the effect of the events of a first period upon the expectations and plans which themselves determine the events of its successors », Hicks [1982], p. 223, cité par Gaffard [1990], p. 351.

676.

Schumpeter [1942], p. 122.

677.

Schumpeter [1942], p. 122.