3.2. Reprise des conclusions de Solow par Nelson et Winter

Dans l’introduction qui précède leur modèle de croissance, Nelson et Winter [1982] insistent sur le sens de leur démarche. Ils précisent qu’ « un modèle évolutionniste de croissance économique doit pouvoir expliquer les caractéristiques des inputs et des outputs agrégés et des prix des facteurs que la théorie néoclassique « explique » » 707 . Le modèle est construit à partir de firmes produisant un bien homogène (donc assimilable au PIB) en ayant recours à du travail et du capital physique. Chaque firme est définie à tout moment par une technique de production, c’est‑à‑dire des coefficients pour les facteurs de production, et un certain stock de capital. Les caractéristiques de l’industrie correspondent à l’ensemble de celles des firmes. Aussi, la demande de travail agrégée et l’offre de travail (exogène) déterminent un taux de salaire endogène. Les rendements bruts du capital correspondent, quant à eux, au produit auquel sont soustraits les coûts du travail. Les activités de R&D des firmes sont conditionnées par une règle préalable de « satisficing », c’est‑à‑dire que les firmes réalisant des profits jugés suffisants ne réalisent pas de R&D. Cette hypothèse a une signification particulière. Nelson et Winter précisent, concernant les firmes, que « leur activité de R&D doit donc être davantage perçue comme une réponse organisationnelle ad hoc que comme un engagement continu » 708 . Dans ce modèle, les firmes qui n’obtiennent pas un rendement brut du capital au moins égal à 16 % lancent des activités de recherche. La recherche correspond à deux activités distinctes :

La taille des firmes est déterminée à la fois par la dépréciation du capital en place et par les investissements bruts. La dépréciation correspond pour chaque unité de capital à une probabilité indépendante par période de pas être opérationnelle (égale à 0.4 %). Les investissements bruts sont fonction des profits bruts, eux‑mêmes définis par les ventes totales moins les coûts du travail et du capital. Cette règle vaut pour des profits positifs ou négatifs. La structure industrielle est, quant à elle, composée de firmes installées et d’entrants potentiels. Parmi ces derniers, seuls ceux qui ont adopté une règle de décision qui leur permettrait, dans les conditions présentes, d’obtenir un taux de rendement au moins égal à 16 %, ont une probabilité positive (égale à 0.25) de choisir un niveau positif de capital pour la prochaine période. Les dynamiques du niveau de production, du taux de salaire et du rendement du capital étant ainsi spécifiées pour les firmes et pour l’industrie, Nelson et Winter s’attachent à montrer que le modèle peut reproduire la croissance appréciée empiriquement entre 1909 et 1949 pour les Etats‑Unis. Pour cela, il convient encore de « calibrer » la valeur initiale des variables, en ayant recours à un ensemble d’hypothèses et de manipulations compatibles avec l’univers néoclassique. Les firmes sont définies par des techniques, dont les coefficients pour les inputs correspondent en moyenne à ceux décrits par les données de Solow dans son article de 1957 709 . Elles sont également pourvues d’un niveau de capital, de manière à déterminer le taux de salaire et le rapport capital‑travail mesurés par Solow. L’offre de travail est accrue de 1.25 % par an, de manière à reproduire sensiblement les données historiques.

La représentation du changement technique est spécifiée par quatre variables et deux niveaux pour chacune d’elles, décrivant donc seize combinaisons possibles. Ces variables correspondent respectivement à la possibilité d’innovations majeures (relativement faible/forte), la prépondérance de l’imitation (relativement faible/forte), le coût du capital (relativement faible/élevé) et le biais de la recherche vers des techniques plus capitalistiques (pas de biais/un biais). Les simulations numériques proposées par Nelson et Winter doivent aider à la représentation des sentiers de croissance. Selon leurs termes, « la question qui doit être posée est de savoir si un modèle comportementaliste/évolutionniste sur les processus de croissance économique, tel que celui décrit précédemment, peut générer (et dès lors expliquer) des séries temporelles macro‑économiques plus ou moins proches de celles réellement observées » 710 . Le principal enseignement tiré des simulations numériques concerne leur capacité à mettre en avant un « progrès technique », qui se traduit à la fois par une hausse de la production par tête, du taux de salaire et du rapport capital‑travail, et par un taux de rendement du capital approximativement stable. La « cohérence » générale des différentes simulations est appréciée par l’interprétation des conclusions qu’elles permettent. Ainsi, les coefficients moyens pour les inputs, représentés graphiquement, montrent des sentiers de croissance relativement réguliers, qui satisfont Nelson et Winter. Une fois la robustesse des simulations mises en avant, Nelson et Winter portent leur attention sur les différences entre leurs résultats et les conclusions telles qu’elles ressortent d’une fonction de production néoclassique. Cet exercice s’appuie sur la comparaison de deux régressions conduites à partir des simulations pour reproduire une fonction de production de type Cobb‑Douglas. Ainsi :

une première régression est proposée en s’appuyant sur un progrès technique neutre au sens de Hicks. Ce cas correspond à l’hypothèse faite par Solow dans son appréciation empirique en 1957. Les déplacements de la fonction de production sont appréciés pour chaque période afin de déterminer l’indice de la technologie A(t) et la hausse de l’output qu’on peut lui imputer. La régression qui s’écrit , montre de très bons résultats pour les seize simulations entre les périodes 5 et 45, puisque la moitié des valeurs de R2 sont supérieures à 0.99 ;

Nelson et Winter notent donc que le modèle évolutionniste ne souffre pas de l’absence d’une fonction de production macro‑économique, puisqu’il est capable de générer des séries agrégées dont les caractéristiques sont proches de celles observées dans la réalité. Ensuite, ils rappellent que si les firmes répondent, comme dans le cadre néoclassique, aux signaux du marché, elles ne maximisent pas. Cela implique que des techniques plus efficientes que celles effectivement mises en place existent en permanence. Nelson et Winter insistent sur le fait que leur analyse s’écarte définitivement de la notion néoclassique du changement technique, focalisée sur une distinction entre les mouvements le long de la fonction de production et les passages d’une fonction à une autre. Aussi, « la métaphore « de la recherche et de la sélection » » 711 est substituée à « la métaphore de la maximisation et de l’équilibre » 712 . Enfin, Nelson et Winter proposent d’interpréter plus précisément les comportements micro‑économiques à l’origine de certains résultats macro‑économiques. Pour cela, ils concentrent leur attention sur les quatre variables qui définissent le changement technique et tentent d’en apprécier quantitativement l’influence sur trois variables macro‑économiques mesurées en 1949 : l’indice technologique de Solow, le rapport capital‑travail et l’indice de concentration des quatre plus grandes firmes. Pour chacune des quatre variables, une seule valeur est définie. Plus particulièrement, Nelson et Winter considèrent la situation où la possibilité d’innovation majeure est élevée, la recherche est fortement centrée sur l’imitation, le coût du capital est élevé et la recherche est biaisée en facteur de techniques économisant le travail. Les régressions linéaires, significatives, mettent en avant un certain nombre de résultats intéressants.

Les principales conclusions sont les suivantes :

Notes
707.

« An evolutionary model of economic growth must be able to explain the patterns of aggregate outputs, inputs, and factor prices that neoclassical theory « explains » », Nelson ‑ Winter [1982], p. 209.

708.

« Their R&D activity should be thus conceived as representing an ad hoc organizational response rather than a continuing policy commitment », Nelson ‑ Winter [1982], p. 211.

709.

Le cadre théorique de Solow [1957] est présenté dans le deuxième chapitre de la première partie, p. 78.

710.

« The question we think should be addressed is whether a behavioral/evolutionary model of the economic growth process, of the sort described in the preceding section, is capable of generating (and hence explaining) macro time series data of roughly the sort actually observed », Nelson ‑ Winter [1982], p. 220

711.

« The « search and selection » metaphor ».

712.

« The maximization and the equilibrium metaphor ».