3.3. La pluralité des analyses dans l’évolutionnisme de Nelson et Winter

Concernant l’apport de ce (premier) modèle évolutionniste de croissance, il nous semble opportun de rappeler une remarque épistémologique de Nelson et Winter sur leur théorie. Elle est proposée lors de leurs commentaires sur les différences entre leur modèle et le cadre néoclassique. Ils écrivent que « ‘les nombreux niveaux observés de facteurs de production et de niveau de production ne peuvent pas être appréciés en termes d’optimum au sens de Pareto ’» 713 . La diversité (des choix de techniques) des firmes implique inexorablement le rejet de la notion d’optimum. Cette observation est essentielle et justifie a contrario l’importance accordée à l’agent représentatif par la théorie de la croissance endogène, construite sur la notion d’équilibre économique 714 . Cette différence est évidemment centrale et renverse la perspective des liens entre les considérations macro‑économiques et micro‑économiques. Nelson et Winter notent ainsi que « ‘la théorie néoclassique de la croissance est destinée à apprécier les phénomènes macro‑économiques, aussi, ses détails micro‑économiques sont utilisés à des fins macro‑économiques. La théorie évolutionniste considère les processus micro‑économiques comme fondamentaux et les agrégats macro‑économiques comme des agrégats ’» 715 .

Dans leur ouvrage, Nelson et Winter ont recours à différentes techniques pour formaliser leurs idées. Concernant les modèles de croissance, ils s’appuient d’abord sur la simulation numérique pour retrouver les conclusions de Solow. Ils proposent ensuite des modèles simplifiés et stylisés, dont ils résument l’intérêt de la manière suivante : « le gain correspond à la possibilité d’explorer analytiquement certaines propriétés des modèles, qui ne peuvent être étudiées, dans une version plus complexe, qu’avec les simulations » 716 . Ces différences ne signifient pas pour autant que la supériorité des modèles stylisés est absolue. Nelson et Winter soulignent que ces deux types de modèles répondent à des objectifs différents et que finalement « tous les deux sont pertinents parce que les connaissances apportées par l’un aident souvent à éclairer des questions concernant l’autre » 717 . La complémentarité entre les « niveaux d’abstraction » est accompagnée d’une complémentarité entre les niveaux d’analyse. L’objectif de Nelson et Winter consiste notamment à remettre les hypothèses néoclassiques en cause, en montrant que les conclusions sur lesquelles elles s’appuient peuvent être obtenues avec d’autres hypothèses, considérées comme plus « réalistes ». Comme nous venons de le voir, cette démarche est employée pour la théorie de la croissance, mais l’ambition de Nelson et Winter porte également, et surtout, sur les comportements des firmes et des technologies. En d’autres termes, Nelson et Winter ne s’intéressent à la théorie de la croissance que pour montrer que l’analyse néoclassique ne s’appuie sur aucun fondement micro‑économique satisfaisant. Le cœur de leurs travaux concernent davantage les comportements des firmes et la dynamique de la technologie. L’incursion dans l’analyse de la croissance illustre la volonté de montrer qu’une théorie basée sur des concepts évolutionnistes a la capacité technique et analytique de s’intéresser aux phénomènes macro‑économiques de la croissance. Autrement dit encore, Nelson et Winter souhaitent lister les futures thématiques d’un programme de recherche évolutionniste en devenir. Ils insistent sur la supériorité intrinsèque de ce programme par rapport au programme néoclassique, dans la mesure où au sein de ce dernier, le découpage opéré entre les thèmes et leurs développements respectifs limite la pertinence d’une vision d’ensemble. Cet aspect a été illustré par la séparation des thèmes de la croissance de celles du changement technique, devenu inopérant avec les progrès enregistrés par l’analyse de l’innovation. Nelson et Winter souhaitent au contraire voir ces thématiques non plus seulement complémentaires, mais inséparables. Ce qui les conduit à s’intéresser ponctuellement à la théorie de la croissance.

Notes
713.

« The observed constellations of inputs and outputs cannot be regarded as optimal in the Paretian sense », Nelson ‑ Winter [1982], p. 227.

714.

Cet aspect a été abordé dans la section 4 du chapitre précédent consacré aux théories de la croissance endogène, p. 248.

715.

« Neoclassical growth theory is aimed at macro phenomena, and its micro details are instrumental to its macro purposes. Evolutionary theory treats the micro processes as fundamental and treats the macro aggregates as aggregates », Nelson ‑ Winter [1982], p. 232.

716.

« The gain was ability to explore analytically certain properties of the model, that in the most complex version, could only be studied by simulations », Nelson ‑ Winter [1982], p. 245.

717.

« Both are appropriate because the understanding gained in one often helps to illuminate questions about the other », Nelson ‑ Winter [1982], p. 245.