4.1. Un modèle évolutionniste compatible avec les conclusions néoclassiques

Le modèle de Nelson et Winter [1982] sur les firmes, présenté dans le chapitre 6 de leur ouvrage, s’appuie sur l’article de Winter publié en 1964 752 . Il correspond à une première étape vers l’explication de l’évolution des firmes et des industries. Il a pour but de représenter les caractéristiques de l’ « équilibre concurrentiel » 753 dans un cadre évolutionniste. L’idée initiale s’appuie sur la remise en cause des liens supposés évidents entre la théorie orthodoxe de la firme et l’analyse évolutionniste. Les auteurs rappellent d’abord l’idée de Friedman avancée en 1953, selon laquelle, quelles que soient les motivations ex ante des firmes, l’intérêt de l’économiste doit se porter sur celles qui survivent ex post et sur le processus de sélection 754 . Nelson et Winter insistent sur les conséquences de cette idée sur la perception de l’analyse évolutionniste. Ils notent qu’ « ‘aucune place n’est laissée pour penser qu’une théorie évolutionniste puisse être une alternative à l’orthodoxie. La proposition est plutôt de dire que les forces de la sélection peuvent être l’explication adéquate au fait que la théorie orthodoxe est une bonne machine prédictive’ » 755 . L’argument de Nelson et Winter consiste à montrer que la vision de Friedman néglige les processus cumulatifs, au sens où, d’après sa logique, rien ne permet de dire qu’une firme qui agit « comme si » elle maximisait ses profits, et sélectionnée une première fois le sera encore une deuxième fois ou une énième fois. Nelson et Winter précisent qu’ « ‘ainsi, il n’y a aucune raison évidente pour croire qu’il y aura une tendance cumulative pour les firmes qui maximisent leurs profits, à n’importe quel moment du temps, de croître par rapport aux firmes qui ne les maximisent pas. Dans la mesure où le comportement est aléatoire, il peut n’y avoir aucune sélection systématique du tout ’» 756 .

L’idée de Nelson et Winter est de définir les « réactions habituelles » 757 comme le déterminant immédiat du « comportement industriel » 758 . Les routines sont présentées comme un ensemble structuré de réactions habituelles qui lient les membres de l’organisation aux autres organisations et à leur environnement. Cette démarche permet d’insister sur la distinction entre une sélection des firmes et une sélection des routines, cette dernière étant celle à laquelle ils s’intéressent. Comme la démarche du premier modèle de Nelson et Winter consiste (simplement) à proposer les résultats de l’équilibre concurrentiel statique au sein d’une structure évolutionniste, ils adoptent des hypothèses particulières concernant les routines. Ironiquement, ils précisent qu’ « (ils) feront la concession nécessaire à l’orthodoxie et considéreront un ensemble donné et fini de routines possibles que la recherche peut découvrir » 759 . De plus, dans cet esprit, ils ont recours à la notion d’ « équilibre statique sélectif » 760 , qui définit un équilibre où les seuls changements retenus sont ceux qui correspondent à la recherche de routines qui permettent aux firmes d’être viables dans ces conditions d’équilibre. Une nouvelle fois, Nelson et Winter concèdent qu’ ‘«’ ‘ un tel intérêt accordé à l’équilibre statique est totalement contre‑nature dans le contexte d’une théorie évolutionniste, et [que] la mise en avant d’un tel équilibre dans un modèle évolutionniste nécessite des dispositifs qui n’ont pas de sens propre ’» 761 . En tout cas, cette démarche permet d’insister une nouvelle fois sur le souhait de Nelson et Winter de montrer que leur analyse est capable de reproduire les conclusions néoclassiques traditionnelles, pour pouvoir ensuite afficher la supériorité de leur théorie lorsqu’il s’agit d’expliquer les relations entre le changement technique et la croissance. Cette démarche que nous pouvons qualifier de « défensive » n’est pas sans importance et a un sens profond. Cette question constitue d’ailleurs un des principaux points de la conclusion de cette partie, focalisée sur la manière dont chacun des programmes de recherche perçoit l’existence de l’autre 762 .

Le modèle retient deux types de routines, qui caractérisent respectivement une technique de production et une règle de décision concernant le taux de capacité d’utilisation et donc le niveau de production. Le produit est un bien unique homogène. Les firmes ont toutes accès à l’ensemble des techniques de production, caractérisées par des rendements d’échelle constants et des coefficients fixes pour les inputs, ces derniers étant propres à chaque technique. A l’inverse, le rapport de la capacité de production au stock de capital est identique pour toutes les techniques, et par convention supposé égal à l’unité. On considère que chaque firme ne peut utiliser qu’une seule technique de production à la fois. Les firmes choisissent leur niveau de production, donné par q = α..k, où q représente le niveau de l’output, k le capital lié à la capacité de production, P le prix du bien unique et c le coût de production unitaire variable. La fonction α(.) est supposée continue, monotone non‑décroissante et positive pour des valeurs suffisamment grandes. Elle respecte la condition suivante : 0 ≤ α(.) ≤ 1. Deux hypothèses sont faites sur les facteurs de production, supposés disponibles en quantité illimitée et sur les prix, considérés comme constants. Les techniques peuvent être classées en fonction de leur coût de production unitaire variable. On suppose par ailleurs l’existence d’une technique meilleure que les autres et caractérisée par un coût de production unitaire variable correspondant à ĉ. A l’inverse, il n’existe pas nécessairement « une seule meilleure règle maximisant le profit pour le choix de l’utilisation de la capacité » 763 . Quand le coût de production unitaire variable est supérieur au prix du bien, le niveau de production décidé est nul, alors que quand il est inférieur, la quantité d’output choisie correspond au niveau de celui qui est permis par l’utilisation de toute la capacité de production. Entre ces deux cas, quand le prix correspond au coût de production unitaire variable, le niveau de production est compris entre zéro et le niveau maximal.

Chaque firme i est définie au moment t par un triplet (cit, αit, kit). L’offre totale correspond à et la demande totale à Pt = h(qt). L’équilibre de court terme entre ces deux quantités détermine le profit net de chaque firme , où r représente le coût des services du capital. L’hypothèse orthodoxe suppose que les firmes maximisent, ce qui implique que si l’équilibre existe, la maximisation suppose que toutes les firmes utilisent la technique offrant le coût unitaire le plus faible. Le profit est maximisé, si le prix d’équilibre P* est supérieur au coût unitaire, pour un niveau de production correspondant à la pleine utilisation de la capacité. Par ailleurs, les hypothèses sur la fonction de prix du côté de la demande garantissent l’existence d’une quantité d’équilibre q*, telle que h(q*) = ĉ + r. Ces conditions déterminent un « équilibre orthodoxe de long terme » 764 .

Le but de Nelson et Winter est de voir si ce cadre peut faire ressortir un « équilibre sélectif », c’est‑à‑dire une position stationnaire au sein d’un processus dynamique caractérisé par l’expansion des firmes profitables et la contraction des firmes non‑profitables. Le recours à la théorie des chaînes de Markov finies est alors proposé. Dans l’introduction de l’ouvrage, Nelson et Winter justifient le recours à ce processus, parce que « l’état de l’industrie à chaque période contient les graines de son état pour la période suivante. (...) Toutefois, (les) règles [théoriques de la théorie évolutionniste] contiennent l’idée que le processus n’est pas déterministe » 765 . Pour cela, de nouvelles hypothèses sont mises en avant :

  • l’ensemble des techniques de production disponibles est fini, ainsi que celui des règles concernant ces techniques ;
  • les firmes ont un stock de capital qui augmente de manière discrète. Les firmes sont donc caractérisées par un triplet de variables discrètes, c’est‑à‑dire par une technique de production, une règle pour l’utilisation de la capacité de production et un nombre de machines ;
  • le nombre de firmes est fini et constant, et suffisamment grand pour que les firmes demeurent preneuses de prix. Les firmes se répartissent de manière variable entre les firmes installées et les entrants potentiels.

Les conditions de l’équilibre de long terme ne tiennent plus, puisque la prise en compte de valeurs discrètes pour la quantité de machines remet en cause la continuité de l’offre. Nelson et Winter précisent que « toutefois, il est clair que l’équilibre de marché concurrentiel existe « presque » si la capacité de production d’une machine est suffisamment faible par rapport à l’output de l’industrie » 766 . Les firmes installées se définissent en trois groupes, caractérisés par autant de comportements concernant leurs investissements d’une période à l’autre :

  • celles qui atteignent juste l’équilibre entre les coûts et les recettes. Leurs investissements en capital sont nuls ;
  • celles qui ont des profits positifs. Elles vont accroître leurs investissements, avec une probabilité non‑nulle que ces investissements soient nuls ou égaux à une machine et une probabilité nulle ou positive qu’ils soient supérieurs à une machine. Dans ce cas, ils sont cependant bornés par des « limites sur leur expansion réalisable » 767  ;
  • celles qui ont des « profits » négatifs. Elles vont diminuer leur montant de capital, avec une probabilité non‑nulle que ce désinvestissement soit nul ou égal à une machine et avec une probabilité nulle ou positive que ce désinvestissement soit plus massif, jusqu’à concerner tout le capital existant.

Les entrants potentiels définissent, quant à eux, deux groupes. Le premier correspond aux firmes qui s’intéressent aux routines employées par les firmes qui réalisent des profits positifs. Leurs probabilités d’investir dans une machine ou de ne pas investir sont toutes les deux positives. Le second groupe représente les firmes qui envisagent de recourir à une des routines qui permettent aux entreprises qui les ont déjà adoptées de juste équilibrer leurs comptes. Ces firmes n’investissent pas et demeurent des entrants potentiels. Evidemment, si les firmes peuvent apprécier instantanément l’ensemble des alternatives, le modèle décrit un équilibre orthodoxe. Aussi, des hypothèses particulières sont faites à la fois sur les mécanismes de recherche et sur les comportements des firmes :

  • le résultat de la recherche correspond à une distribution de probabilité de routines qu’une firme peut trouver, conditionnée par les routines qui la caractérisent déjà ;
  • les firmes qui ont des profits nuls ou positifs n’ont pas d’activités de recherche, parce qu’elles se « satisfont » de leurs routines.

Nelson et Winter s’attachent à montrer que l’équilibre orthodoxe concurrentiel n’est qu’un cas particulier de leur modèle, correspondant à un équilibre sélectif statique, défini comme « une situation où les états de toutes les firmes installées demeurent inchangés et où le nombre de firmes installées demeure également inchangé » 768 . En effet, dans ce contexte‑là, les firmes installées ne réalisent pas de profit et ne réalisent donc ni investissement, ni désinvestissement. En d’autres termes, ni elles ne grossissent, ni elles ne se contractent. Quant aux entrants potentiels, ils ne découvrent aucune routine capable de leur procurer un profit positif et restent en dehors de la production. La structure industrielle demeure indéfiniment inchangée. Nelson et Winter posent une dernière question : « les processus de sélection conduiront‑ils l’industrie à un tel équilibre si elle n’y est pas initialement ? » 769 . Pour répondre par l’affirmative, ils s’appuient sur l’idée selon laquelle l’ensemble des règles disponibles contient au moins une règle sur la capacité de production dite « éligible » 770 . Celle‑ci correspond à la pleine utilisation de la capacité de production au prix ĉ + r, c’est‑à‑dire si α[(ĉ + r)/ĉ] = 1. La règle mise en avant par la théorie orthodoxe est évidemment une règle éligible. Un « état d’équilibre » 771 correspond à une situation où la capacité agrégée de l’industrie est pleinement utilisée, ou en d’autres termes, quand toutes les firmes installées ont adopté la règle éligible et le coût unitaire variable ĉ.

L’idée de Nelson et Winter est de montrer qu’un ensemble fini d’états correspond à des conditions initiales données. Ils précisent que « dans le langage de la théorie des processus de Markov, l’ensemble E des états d’équilibre est un « ensemble fermé d’états » : une fois qu’un état de E s’est produit, tous les états doivent aussi être dans E » 772 . L’argument repose sur le fait que la croissance du capital industriel est borné, ce qui implique qu’il existe un nombre fini d’états d’équilibre. Enfin, Nelson et Winter montrent que si au moins une firme a adopté une règle éligible, la probabilité de faire « un pas vers » 773 l’ensemble E des états d’équilibre est positive. Ils signalent également que le nombre d’étapes est borné. En effet, si le prix du bien est supérieur à ĉ + r, les firmes éligibles ont intérêt à accroître leur capacité de production, réduisant ainsi l’écart entre l’état initial et l’ensemble E des états d’équilibre. Inversement, si le prix du bien est inférieur (ou égal) à ĉ + r, les firmes non‑éligibles subissent des pertes et vont réduire leur capacité de production, réduisant également l’écart entre l’état initial et E. Finalement, Nelson et Winter concluent que « l’itération de cet argument montre qu’à partir de n’importe quel état initial, E peut être atteint par un nombre fini de pas de probabilité positive sous les hypothèses mises en avant pour les probabilités de transition » 774 . La remise en cause de la règle éligible, implicitement justifiée par une rationalité limitée, est envisagée pour montrer qu’il existe néanmoins un équilibre non‑orthodoxe ou sélectif. L’explication réside dans le fait que les firmes adoptent une règle « pseudo‑éligible » 775 . Celle‑ci définit un taux d’utilisation de la capacité de production qui permet à la firme qui l’adopte d’égaliser ses ventes totales et ses coûts totaux, pour un prix minimum du bien et un coût variable correspondant à ĉ.

La deuxième étape du travail de Nelson et Winter consiste à présenter un modèle évolutionniste capable d’expliquer, selon le titre du chapitre 7, « la réponse des firmes et de l’industrie aux changements des conditions du marché » 776 . L’objectif est de se s’intéresser à un des points négligés par l’analyse orthodoxe, correspondant à la dynamique de transition lorsque les conditions du marchés sont modifiées. Les changements de prix entraînent la mise en œuvre de trois mécanismes, intervenant à des rythmes différents. Les deux premiers sont propres à chaque firme. Ils correspondent aux « effets au sein des règles » 777 , c’est‑à‑dire à la mise en œuvre de nouvelles règles parmi celles que les firmes ont adoptées, et aux « effets de la recherche » 778 . La recherche est distincte des réponses routinières, en ce que l’acquisition d’information est irréversible, que les résultats sont incertains et qu’elle implique un ensemble d’activités contingentes dans un contexte historique spécifique. Le troisième mécanisme concerne les « effets de la sélection » 779 et représente le déclin ou la croissance des firmes. Les conclusions générales de Nelson et Winter concernent les avantages de l’analyse évolutionniste sur l’analyse orthodoxe pour traiter de ces questions. Elles ont pour but de justifier une remarque faite dans l’introduction et stipulant que « « comment l’industrie répond‑elle ? » n’est pas précisément la question qu’analyse la théorie positive contemporaine » 780 . Les remarques de Nelson et Winter insistent sur le caractère trop implicite et ad hoc des généralisations orthodoxes. L’idée est de montrer que « des paramètres clés de la théorie orthodoxe deviennent ainsi endogènes dans une théorie évolutionniste » 781 .

Notes
752.

Winter S. [1964], « Economic « Natural Selection » and the Theory of the Firm », Yale Economic Essays, vol. 4, pp. 225‑272.

753.

« Competitive equilibrium ».

754.

Ce point a été abordé lors de la discussion sur l’introduction de l’opérationnalisme en sciences économiques, p. 178.

755.

« There is no hint here that an evolutionary theory is an alternative to orthodoxy. Rather, the proposition is that selection forces may be the proper explanation of why orthodoxy is a good predictive engine », Nelson ‑ Winter [1982], p. 140.

756.

« Hence, there is no obvious reason to believe that there will be any cumulative tendency for the firms that are maximizing profits at any given time to grow relative to firms that are not maximizing. To the extent that behavior is random, there may be no systematic selection at all », Nelson ‑ Winter [1982], p. 142.

757.

« Habitual reactions ».

758.

« Business behavior ».

759.

« We will make the necessary concession to orthodoxy and consider a given, finite set of possible routines that search may uncover », Nelson ‑ Winter [1982], p. 143.

760.

« Static selection equilibrium ».

761.

« Such a focus on static equilibrium is plainly unnatural in the context of an evolutionary theory, and to generate such an equilibrium in an evolutionary model requires some delicate contrivances that have no independent rationale », Nelson ‑ Winter [1982], p. 143.

762.

Voir p. 365.

763.

« A unique best (profit‑maximizing) capacity utilization rule ».

764.

« Orthodox long‑run equilibrium ».

765.

« The condition of the industry bears the seeds of its condition in the following period. (...) However, those commitments include the idea that the process is not deterministic », Nelson ‑ Winter [1982], p. 19.

766.

« However, it is clear that the orthodox market equilibrium « almost » exists if the capacity output of a machine is small enough relative to industry output », Nelson ‑ Winter [1982], p. 148.

767.

« Bounds on their feasible expansion », Nelson ‑ Winter [1982], p. 148.

768.

« A situation in which the states of all extant firms remain unchanged, and the roster of extant firms also remains unchanged », Nelson ‑ Winter [1982], p. 149.

769.

« Will the selection process move the industry to such an equilibrium state if it is not there initially? », Nelson ‑ Winter [1982], p. 150.

770.

« Eligible ».

771.

« Equilibrium state ».

772.

« In the language of the theory of Markov processes, the set E of equilibrium states is a « closed set of states »: Once a state in E occurs, all subsequent states must also be in E », Nelson ‑ Winter [1982], p. 151.

773.

« A step toward ».

774.

« Iteration of this argument shows that, from any initial state, E is reachable by finitely many steps of positive probability under the stated assumptions on transition probabilities », Nelson ‑ Winter [1982], p. 152.

775.

« Pseudo‑eligible ».

776.

« Firm and industry response to changed market conditions ».

777.

« Along‑the‑rule effects ».

778.

« Search effects ».

779.

« Selection effects ».

780.

« « How will industry respond? » is not precisely the question that contemporary positive theory analyzes », Nelson ‑ Winter [1982], p. 163.

781.

« Some of key parameters of orthodox theory thus become endogenous in an evolutionary theory », Nelson ‑ Winter [1982], p. 186.