4.2. La complexité à élaborer une théorie évolutionniste de la firme

Nelson [1994b] souligne la difficulté à proposer une théorie évolutionniste de la firme. Il précise que « contrairement au cas de l’économie néoclassique, où une catégorie d’analyse appelée « la théorie de la firme » a une place clairement établie, et peut‑être en raison de sa diversité théorique, il n’existe pas d’équivalent tangible dans l’économie institutionnelle et évolutionniste. Veblen et Commons ont écrit sur les firmes. Schumpeter l’a fait aussi. Mais il est difficile de déceler une théorie à part entière dans leurs écrits » 782 . En 1991, Winter distingue quatre limites dans la théorie de la firme énoncée par l’ « orthodoxie des ouvrages » 783 , sur lesquelles les analyses alternatives, dont l’approche évolutionniste, ont des réponses à apporter. Elles correspondent respectivement à :

De ces critiques, Winter [1991] note qu’émerge finalement une taxonomie pour « la recherche contemporaine sur la théorie de la firme » 787 et quatre « « paradigmes » de recherche » 788 . Les deux premiers correspondent à l’ « orthodoxie des ouvrages » et à l’ « orthodoxie des documents de travail », que nous avons déjà présentés. Les deux autres paradigmes sont respectivement initiés par les travaux de Coase et d’Alchian et définissent l’ « économie des coûts de transaction » et l’ « économie évolutionniste ». La taxonomie de Winter n’a d’intérêt pour nous, que dans la mesure où elle fournit des remarques comparatives sur deux aspects de la théorie évolutionniste de la firme par rapport aux autres théories. Plus précisément, ceux‑ci concernent :

Le rôle des travaux néo‑institutionnels sur le développement des questions liées à la firme sont primordiaux. De ce point de vue, lorsque Teece [1998] évoque son parcours intellectuel et professionnel, il concède que : « ‘c’est Markets and Hierarchies, toutefois, qui alluma les feux de ma passion. Il m’a convaincu au fond de moi‑même que les sciences économiques avaient besoin d’une théorie de la firme et qu’elles n’en avaient pas à ce moment‑là. Markets and Hierarchies est apparu pour offrir de nouveaux éclairages très puissants sur la firme, et particulièrement sur les frontières de la firme’ » 790 . De manière similaire, Dugger [1994] souligne qu’en dépit de critiques légitimes qu’on peut faire à la démarche de Williamson, « sa conceptualisation de la firme comme une structure de gouvernance est un progrès majeur vers une théorie réaliste de la firme » 791 . Les principales critiques formulées par Dugger concernent l’absence d’apprentissage culturel des individus associé à la rationalité limitée et l’absence de pouvoir de coercition couplé à l’opportunisme. Sur ce point, Brousseau [1999] explique d’ailleurs que l’institutionnalisme et l’évolutionnisme pourraient bénéficier de leurs avancées réciproques dans des domaines où ils rencontrent des difficultés. Il note que « ‘l’analyse néo‑institutionnelle se trouve limitée par son trop grand fonctionnalisme qui l’empêche de rendre compte de manière satisfaisante d’un certain nombre de faits stylisés auxquels elle est confrontée. Elle gagnerait, notamment, à intégrer une analyse des phénomènes d’apprentissage et de sélection. L’évolutionnisme, quant à lui, bute lorsqu’il est appliqué à l’analyse des dispositifs de coordination sur un défaut d’appréhension des divergences d’intérêt inter‑individuelles. Il bénéficierait sans doute d’une intégration de l’analyse de l’influence des dispositifs organisationnels sur les comportements ’» 792 . Dans la conclusion de cette deuxième partie, nous reprenons la question des rapprochements entre programmes de recherche dans une perspective plus générale. Nous montrons notamment une première tentative originale proposée par Dosi, Levinthal et Marengo [2001], allant dans le sens d’une prise en compte des incitations individuelles dans une analyse évolutionniste de la firme 793 .

Concernant la notion de rationalité et les liens entre les approches néo‑institutionnelle et évolutionniste/comportementaliste, Langlois [1990] apporte un ensemble de précisions importantes. Il insiste sur le fait qu’une perception extrême de la rationalité limitée pour un agent considère que celui‑ci agit pour atteindre la meilleure situation pour lui‑même, avec des hypothèses spécifiques sur ses connaissances et son aptitude à atteindre cette situation. Une proposition alternative suppose que l’agent n’a pas les capacités cognitives suffisantes pour déterminer la meilleure situation. Autrement dit, selon les termes de Langlois, « une telle restriction n’implique pas que l’agent est rationnellement limité, mais techniquement limité » 794 . Cela revient à considérer que la rationalité correspond à la manière de tirer le meilleur de ce qu’on a. La distinction entre ces deux perspectives est fondamentale en termes programmatiques. Langlois souligne que la seconde définition correspond à celle du programme néoclassique. Or, les économistes qui adoptent la première définition (et qui veulent s’en écarter) sont conduits à proposer une analyse sans lien avec la rationalité des agents. La démarche de Simon et des comportementalistes s’inscrit dans ce sens, ce qui les conduit à considérer que « l’agent est programmé pour suivre une règle comportementale simple, à savoir la recherche d’un certain niveau de satisfaction plutôt que l’optimisation » 795 . L’idée de Langlois est de montrer l’une des faiblesses de cette argumentation. Il indique que la « nouvelle économie institutionnelle », à laquelle il adhère, insiste sur l’étude des institutions sociales. Comme celles‑ci peuvent être perçues comme des règles comportementales, un des principaux objectifs de la nouvelle économie institutionnelle consiste donc à expliquer ces règles. Or, le programme comportementaliste lui pose problème parce qu’il s’intéresse aux règles employées mais ne dit rien sur leur origine.

Pour se convaincre de la complexité des questions liées à la rationalité, une remarque railleuse de Winter [1986a] nous semble très à‑propos, même si elle est légèrement décalée par rapport aux questions qui nous intéressent ici. Elle illustre la part des croyances des économistes concernant, précisément dans ce cas, la rationalité des agents qu’ils étudient. Son argument consiste à insister sur le fait que la rationalité illimitée/limitée ne caractérise pas seulement les agents économiques, mais aussi les économistes et conditionne leurs théories économiques. Présentée dans un commentaire de deux articles de Arrow 796 et Lucas 797 , publiés en 1986 dans le même numéro du Journal of Business, la remarque s’énonce ainsi : « quand je vois le ferme désaveu de Lucas face aux « tentatives [non‑identifiées] de reconstruire depuis le début les sciences économiques à l’image d’une autre science », je suis conduit une nouvelle fois à suspecter que les prémisses desquels est dérivé ce conservatisme méthodologique sont le conservatisme lui‑même, appelé aussi l’inertie comportementale » 798 .

Concernant les thématiques de la théorie évolutionniste de la firme, dans l’optique encore une fois de déterminer les points de convergence et de divergence entre les différents travaux, émerge nettement la question des « frontières de la firme ». La proximité thématique avec l’analyse de Coase et de Williamson est évidente. Toutefois, les conclusions sont différentes, comme le souligne Winter lui‑même : « ‘du point de vue évolutionniste ‑ peut‑être en désaccord avec le point de vue des coûts de transaction ‑ la taille d’une grande firme à un moment précis n’est pas interprétable comme la solution à un problème organisationnel’ » 799 . Les interrogations sur les frontières de la firme d’un point de vue évolutionniste concernent, pour Dosi [1994], la dynamique de la diversification, de l’intégration ou de la désintégration, de la spécialisation et des entrées et sorties des firmes sur les différents marchés. Selon lui, ces thématiques se définissent essentiellement au sein de l’idée de la « cohérence » de la firme. Dosi et Teece [1998] précisent que les frontières des firmes s’entendent soit comme « l’étendue et les limites de l’expansion des firmes au sein d’une industrie (...) dans laquelle elles sont présentes » 800 soit comme « les frontières de la diversification horizontale et de l’intégration verticale des firmes » 801 . Les premières correspondent aux structures de marché, alors que les secondes font référence à l’organisation interne de la firme. Dosi et Teece précisent que si la théorie néoclassique de l’organisation industrielle, proposée par Tirole [1988] par exemple, n’apporte pas d’explication sur les frontières de la diversification inter‑sectorielle de la firme, ces dernières peuvent être appréciées par l’intermédiaire des compétences de la firme et de leur dynamique.

Notes
782.

« Unlike the case of neoclassical economics, where a body of analysis that is called « the theory of the firm » has a well established place, perhaps because of its theoretical diversity there is no counterpart in institutional and evolutionary economics. Veblen and Commons wrote about firms. So did Schumpeter. But it is hard to discern a separable theory of the firm in their writings », Nelson [1994], p. 244.

783.

Elle a été définie p. 223.

784.

« From the tangle of issues involved in that controversy, I pull out the following thread of related questions: Is the observation of the internal workings of business firms 1) a legitimate are of economic inquiry? 2) a potential source of fruitful hypotheses about firm behavior? 3) a potential source of data with which to test competing hypotheses about firm behavior? », Winter [1991], p. 183.

785.

« Productive knowledge ».

786.

« Technology and organization as inseparable constituents of the ability to do things », Winter [1991], p. 184.

787.

« Contemporary research on the theory of the firm ».

788.

« Research « paradigms » ».

789.

Williamson O. [1975], Markets and Hierarchies, Free Press, New York.

790.

« It was Markets and Hierarchies, however, that fired my passions. It played into my strong belief that economics needed a theory of the firm and did not have as yet have one. Markets and Hierarchies appeared to offer powerful new insights about the firm, and particularly about firm boundaries », Teece [1998], p. xvii.

791.

« His conceptualization of the firm as a governance structure is a major advance towards a realistic theory of the firm », Dugger [1994], p. 380.

792.

Brousseau [1999].

793.

Voir p. 358.

794.

« Such a limitation makes the agent not boundedly rational but boundedly skillful », Langlois [1990], p. 691.

795.

« The agent is programmed to follow a simple rule of behavior, notably to « satisfice » rather than to optimize », Langlois [1990], p. 692.

796.

Arrow K. [1986], « Rationality of Self and Others in an Economic System », Journal of Business, vol. 59, no. 4, pt. 2.

797.

Lucas R. [1986], « Adaptive Behavior and Economic Theory », Journal of Business, vol. 59, no. 4, pt. 2.

798.

« As I read Lucas’s firm repudiation of (unidentified) « attempts to reconstruct economics from the ground up in the image of some other science » I am led once again to suspect that the premise from which this methodological conservatism derives is conservatism itself, otherwise known as behavioral inertia », Winter [1986a], p. S428.

799.

« In the evolutionary view ‑ perhaps in contrast to the transaction cost view ‑ the size of a large firm at a particular time is not to be understood as the solution to some organizational problem », Winter [1991], p. 192.

800.

« The cope and limits of expansion of firms within the industry (...) where they operate », Dosi ‑ Teece [1998], p. 281.

801.

« The boundaries of horizontal diversification and vertical integration of each firm », Dosi ‑ Teece [1998], p. 281.