La thématique de l’organisation des firmes est indissociable de la démarche historique et évolutionniste de Chandler, dont de nombreux travaux ont été consacrés à l’appréciation des firmes commerciales. En 1982, Nelson et Winter rappellent notamment une proposition de Chandler, énoncée en 1962 802 , selon laquelle « ‘la firme doit adopter une structure organisationnelle adaptée à sa stratégie ’» 803 . Les contributions de Chandler les plus fréquemment citées et/ou les plus représentatives sont The Visible Hand publié en 1977 804 et Economy and Scope publié en 1990 805 . En 1992, Chandler revient lui‑même sur le sens de ses deux ouvrages. Il rappelle dans l’introduction les quatre caractéristiques traditionnelles de la firme reconnues par les économistes. Les trois premières, largement partagées, définissent la firme comme une entité légale et administrative et comme un ensemble d’équipements physiques, de savoir‑faire appris et de liquidités. La quatrième est celle qui intéresse plus précisément Chandler. Elle porte sur le fait que les firmes sont les instruments du capitalisme en termes d’allocation des ressources, de production et de distribution des biens et services. De ce point de vue, les compétences organisationnelles des firmes expliquent la dynamique des firmes, mais également des industries et des économies nationales. La conséquence immédiate de cette intuition conduit Chandler à s’opposer implicitement à la vision linéaire du triptyque structure‑comportement‑performance, au sens où selon Teece [1993], Chandler ne perçoit pas les structures du marché comme le déterminant des performances économiques. Teece [1993] note que « ‘son analyse est riche en détails institutionnels, mais conduite par l’idée que la firme commerciale et ses managers ne réagissent pas simplement aux forces plus larges de la technologie et du marché ; mais plutôt que ce sont les firmes qui conduisent le développement technologique et les résultats du marché. Les firmes ne sont pas simplement des agents du marché, mais les marchés sont aussi des agents des firmes. Les marchés ne peuvent tout simplement pas être compris sans une compréhension des stratégies et des structures des firmes ’» 806 . Chandler [1992] montre que son analyse diffère de la théorie des coûts de transaction, puisqu’il considère que l’ « unité de base de l’analyse » 807 n’est pas la transaction, mais la firme et ses actifs physiques et humains spécifiques. Cependant, Coriat et Weinstein [1995] considèrent que la notion de compétence organisationnelle utilisée par Chandler a un sens différent de celle employée par les évolutionnistes. Pour cette raison, ils définissent son article de 1992 comme un « hommage paradoxal » de Chandler à la théorie de la firme évolutionniste. L’idée est de montrer que Chandler apporte un contenu historique qui fait défaut à la vision cognitiviste de l’analyse évolutionniste.
Une remarque est nécessaire concernant la représentation des processus cognitifs par des modèles de simulation d’intelligence artificielle. Dans un article collectif, issu d’un colloque organisé en 1995 au Nouveau‑Mexique, M. Cohen, Burkhart, Dosi, Egidi, Marengo, Warglien et Winter [1996] présentent un ensemble de réflexions sur les « routines et autres structures d’action récurrentes des organisations » 808 . Notons que cet article a la particularité de contenir aussi bien des sections communes que des aspects développés par l’un ou l’autre des co‑auteurs. Ainsi, Warglien se demande « ‘dans quelle mesure les modèles de programmation d’apprentissage représentent des processus d’apprentissage au niveau organisationnel vs individuel ? ’» 809 . Cette approche illustre l’écart souligné par Coriat et Weinstein entre l’esquisse historique de Chandler et la démarche cognitiviste des évolutionnistes, ou en d’autres termes entre une perspective de la firme/organisation et une optique de la firme/institution. Ce point est présenté dans la section 1 de la conclusion de cette partie 810 . Les éléments historiques des compétences de la firme sont soulignés par Dosi [1988b] qui note que « ‘comme les chapitres de Dosi et Orsenigo’ ‘ 811 ’ ‘, Teece et Kay’ ‘ 812 ’ ‘ le précisent, toute théorie de la firme doit aussi impliquer, pour être satisfaisante, une analyse institutionnelle (et basée sur l’histoire) pour expliquer comment les structures organisationnelles affectent l’accumulation des compétences et l’appropriation des revenus liés aux actifs spécifiques’ » 813 .
Dosi et Teece [1998] définissent les compétences organisationnelles comme « les compétences d’une entreprise à organiser, manager, coordonner ou diriger des activités spécifiques » 814 . Eliasson [1996] indique que « toutes les activités pour être coordonnées, doivent être améliorées (« innovation »). La nouvelle compétence ainsi créée doit être diffusée à travers l’organisation (« apprentissage ») » 815 . Mais ce processus dépend lui‑même de la nature tacite des connaissances et des capacités des firmes à les intégrer. Les principales caractéristiques des firmes, pour Dosi, Teece et Winter [1990], concernent l’apprentissage, les contraintes de sentier et la sélection. La sélection fait référence à l’idée que « ‘la viabilité des firmes dépend de l’environnement de la sélection et, en particulier, du niveau de la concurrence (à la fois sur le marché des produits et sur celui du capital), de la politique publique et de la fréquence des discontinuités technologiques’ » 816 . Les contraintes de sentier concernent les firmes et les industries. Cette question est abordée ultérieurement dans la section suivante consacrée à l’examen des travaux sur le développement industriel et technologique. Les processus d’apprentissage, quant à eux, mettent en jeu des procédures collectives au sein de l’entreprise et s’inscrivent dans des routines organisationnelles.
En s’appuyant sur l’article de Dosi, Teece et Winter [1990], Coriat et Weinstein [1995] proposent de définir l’apprentissage comme ‘«’ ‘ un processus par lequel la répétition et l’expérimentation font que, au cours du temps, des tâches sont effectuées mieux et plus vite, et que de nouvelles opportunités dans les modes opératoires sont sans cesse expérimentées ’» 817 . Ils distinguent deux caractéristiques fondamentales de l’apprentissage : il est cumulatif et il met en œuvre non seulement des procédures individuelles mais également collectives. L’apprentissage est matérialisé dans des routines, qui présentent elles‑mêmes deux caractéristiques remarquables : elles peuvent être statiques ou dynamiques et elles sont tacites et non‑transférables. Les routines statiques renvoient à la notion de « satisficing », alors que les routines dynamiques correspondent à l’idée de recherche, au sens de Nelson et Winter [1982]. Quant au caractère tacite et non‑transférable des routines, Coriat et Weinstein [1995] soulignent qu’il signifie que les routines sont des « actifs spécifiques » au sens de Williamson. Après avoir indiqué qu’une définition commune n’est pas forcément nécessaire pour progresser dans la recherche, même si elle est utile, Burkhart (dans M. Cohen, Burkhart, Dosi, Egidi, Marengo, Warglien et Winter [1996]) précise qu’ « ‘une routine est une compétence opérationnelle pour une performance répétée dans un contexte qui a été appris par une organisation en réponse à des pressions sélectives ’» 818 . Les termes en italique correspondent, selon Burkhart, à autant de thèmes d’analyse spécifiques et qui peuvent (presque) être étudiés indépendamment les uns des autres.
Coriat et Weinstein [1995] expliquent que la référence à l’apprentissage et aux routines permet de déterminer les différences entre les firmes. Celles‑ci ne résultent pas des choix propres à chacune, en termes d’équipements, de techniques, de niveau de main d’œuvre, etc., mais des savoir‑faire accumulés dans leur mise en œuvre. Au final, ces notions sont résumées par le concept de « compétences foncières », énoncé par Teece [1988]. Coriat et Weinstein [1995] notent qu’avec les notions de compétences, de routines et d’apprentissage, « ‘les évolutionnistes ont répondu à l’essentiel de leur programme de recherche sur la firme. Nous savons définir une firme (l’ensemble des compétences qu’elle abrite), pourquoi elles diffèrent (elles incluent des routines intransférables qui les spécifient de manière irréductible) et comment elles évoluent (transformation des actifs secondaires en actifs principaux à l’occasion des opportunités technologiques’ » 819 . Les caractéristiques spécifiques des firmes (leurs routines) empêchent de proposer une approche singulière de la firme, mais permettent néanmoins de déterminer plusieurs types de firme. C’est ce que proposent Dosi et Teece [1998], après avoir rappelé « ‘que les firmes peuvent être vues comme des ensembles intégrés de compétences fondamentales et d’actifs‑supports complémentaires’ » 820 et que le degré de cohérence des firmes à un moment donné dépend des liens précis à ce moment‑là entre apprentissage, dépendance de sentier, actifs complémentaires et sélection. Ils proposent les six types d’entreprises suivants :
Teece [1988] souligne que l’organisation interne des firmes n’est pas un champ autonome de l’analyse économique et qu’elle a des implications précises pour la compréhension de l’organisation industrielle. Il note que l’analyse de la firme et de ses liens avec le changement technique pose la question de la coopération entre la recherche publique et les firmes. Ces questions justifient, pour certains, la définition de systèmes nationaux d’innovation, que nous définissons dans la troisième partie. Elles mettent également en avant les caractéristiques de la diffusion technologique et des trajectoires technologiques, que nous n’avons que suggérées jusqu’à maintenant.
Chandler A. [1962], Strategy and Structure, MIT Press, Cambridge.
« The firm should adopt an organizational structure appropriate to its strategy », Nelson ‑ Winter [1982], p. 133.
Chandler A. [1977], The Visible Hand: the Managerial Revolution in American Business, Harvard University Press, Cambridge.
Chandler A. [1990], Economy and Scope: the Dynamics of Industrial Capitalism, Harvard University Press, Cambridge.
« His analysis is rich in institutional details, but shaped by a commanding thesis that the business firm and its manager are not merely reacting to broader technological and market forces; rather they are shaping technological development and market outcomes. Firms are not simply agents of the market; rather, markets are also agents of the firm. Markets simply cannot be understood without an understanding of firms’ strategies and structures », Teece [1993], p. 223.
« Basic unit of analysis ».
« Routines and Other Recurring Action Patterns of Organizations », titre de l’article.
« How well do machine learning models represent organizational versus individual level processes of learning », M. Cohen ‑ Burkhart ‑ Dosi ‑ Egidi ‑ Marengo ‑ Warglien ‑ Winter [1996], p. 679.
Voir p. 358.
Dosi G. ‑ Orsenigo L. [1988], « Coordination and Transformation: an Overview of Structures, Behaviours and Change in Evolutionary Environments », in G. Dosi ‑ C. Freeman ‑ R. Nelson ‑ G. Silverberg ‑ L. Soete (eds), Technical Change and Economic Theory, Pinter, London, pp. 13‑37.
K ay N. [1988], « The R&D Function: Corporate Strategy and Structure », in G. Dosi ‑ C. Freeman ‑ R. Nelson ‑ G. Silverberg ‑ L. Soete (eds), Technical Change and Economic Theory, Pinter, London, pp. 282‑294.
« As discussed in the chapters by Dosi and Orsenigo, Teece, and Kay, any satisfactory theory of the firm must involve also an institutional (and history‑based) analysis of how organizational structures affect the accumulation of competences, and the appropriation of specific rent‑earning assets », Dosi [1988b], p. 234.
« The capabilities of an enterprise to organize, manage, coordinate, or govern specific sets of activities », Dosi ‑ Teece [1998], p. 284.
« All activities to be coordinated, furthermore, have to be upgraded (« innovation »). The new competence thereby created has to be diffused through the organization (« learning ») », Eliasson [1996], p. 8.
Dosi ‑ Teece ‑ Winter [1990], p. 246.
Coriat ‑ Weinstein [1995], p. 120.
« A routine is an executable capability for repeated performance in some context that been learned by an organization in response to selective pressures », M. Cohen, Burkhart, Dosi, Egidi, Marengo, Warglien et Winter [1996], p. 683.
Coriat ‑ Weinstein [1995], p. 130.
« Firms can be thought of as integrated clusters of core competencies and supporting complementary assets », Dosi ‑ Teece [1998], p. 296.