5.1. Le modèle de Silverberg, Dosi et Orsenigo [1988]

Le modèle proposé par Silverberg, Dosi et Orsenigo en 1988 se focalise sur la diffusion des technologies. L’objectif est de rompre avec la démarche traditionnelle, dans laquelle « ‘la diffusion de l’innovation est rarement formellement étudiée comme une partie d’une théorie plus générale de la dynamique économique dans laquelle la diversité des capacités technologiques, des stratégies commerciales et des anticipations contribuent à la détermination des caractéristiques évolutionnistes des industries et des pays’ » 827 . Les principales caractéristiques de l’innovation et de la diffusion technologique sur lesquelles s’appuie le modèle sont celles présentées par Dosi [1988a]. Elles correspondent essentiellement à l’idée que les technologies ont des degrés variables d’appropriabilité et d’incertitude pour leurs résultats et leurs opportunités. De plus, les connaissances tacites sont une part importante de ces technologies, dont les savoir‑faire sont cumulatifs. Cette perception de la technologie implique une diversité entre les firmes, au niveau des capacités d’innovation (définies par Dosi [1984] 828 comme des « asymétries technologiques » 829 ), des procédures de recherche (« variété technologique » 830 ) et des stratégies industrielles et commerciales (« diversité comportementale » 831 ). Silverberg, Dosi et Orsenigo [1988] résument leur modèle en précisant que « c’est la superposition d’une structure micro‑économique et d’une logique systémique qui fait de l’entrepreneur schumpeterien l’élément fondamental du processus d’innovation » 832 .

La structure du modèle commence par proposer une équation pour l’évolution des parts de marché des firmes. Elle s’écrit , où f i correspond à la part de marché de la firme i mesurée en pourcentage des commandes, où Ei représente la compétitivité de la firme i et < E > la compétitivité moyenne de l’ensemble des firmes. Les différents Ai du modèle sont des paramètres. Les variables avec un point correspondent à des taux de croissance. La compétitivité de la firme i fait référence à une « compétitivité prix » et une « compétitivité hors‑prix » et s’écrit Ei = ‑ Lnp i ‑ A10 dd i, où p i définit le prix de la firme i et dd i ses délais de livraison. Le stock de capital des firmes individuelles, mesuré en unités de la capacité de production, correspond à l’ensemble des générations de capital utilisées, c’est‑à‑dire des générations de capital « non‑délabrées » 833 . Le changement technique est incorporé dans les différentes générations. Les firmes détiennent soit des technologies différentes, soit des générations différentes d’une trajectoire technologique unique. Dosi et Nelson [1998] précisent que cette hypothèse, absente des modèles de Nelson et Winter [1982], est indispensable pour permettre à certaines firmes de financer des expérimentations sur une technologie dont le potentiel n’a pas encore été atteint. Le stock de capital correspond à , où Ki(t, t) définit l’investissement brut en t et Ti(t) la date à partir de laquelle les machines ont été déclassées. En fait, Ki(t, t') = Ki(t', t') si Ti(t) < t' < t et est nul sinon. Pour la firme, les décisions stratégiques concernent la détermination de la date de déclassement de son stock de capital Tdi(t), et le taux de croissance ou de décroissance de sa capacité de production ri. La première est donnée par bi = P(t)/[c(Tdi) ‑ c(t)], où P(t) représente le prix du nouveau capital par unité de capacité, c(...) le coût unitaire de ce capital au moment t et bi la période prévue pour les retours d’investissement. Le second est fourni par Ni = ri.Ki et permet d’écrire = Ni = Ki(t, t) ‑ Si, où Si = Ki(t, Ti) représente le montant de capital déclassé. Le taux d’expansion de la capacité de production varie également en fonction du taux d’utilisation de la capacité ui et de son écart par rapport au niveau désiré uo : = A13(ui ‑ u0).

Le travail est le seul coût de production et se décompose en coûts principaux et coûts secondaires, les seconds étant proportionnels aux premiers lorsque la capacité de production est entièrement utilisée. L’idée est de déconnecter ces « frais généraux » du taux d’utilisation de la capacité, alors que les coûts principaux sont proportionnels à ce taux. Le coût moyen par unité de travail pour la firme i, noté < a >, correspond à la moyenne pondérée des coûts liés aux différents équipements, notés a(t). Il s’écrit < a > =. La variation de ces coûts est liée à l’apparition de nouveaux équipements plus productifs et au déclassement d’une partie des équipements existants. Elle est donnée par . Le stock de capital se compose d’équipements destinés à remplacer des équipements déclassés et d’investissements nets : K(t, t) = N + R. Si l’investissement net est positif, la totalité des déclassements est comblée par des équipements de remplacement, ce qui signifie que S = R. La variation des coûts du travail s’écrit . Silverberg, Dosi et Orsenigo précisent que cette relation « montre que les investissements de remplacement contribuent davantage à diminuer les coûts unitaires par unité d’investissements en place que ne le font les investissements d’expansion » 834 . Les prix répondent à la fois à une logique de « mark‑up » et à une recherche de compétitivité. Silverberg, Dosi et Orsenigo précisent que ce sont les prix relatifs qui importent et qu’il est donc préférable de s’intéresser aux logarithmes des prix. Le taux de croissance du logarithme du prix relatif de la firme i correspond à , où pci représente le prix basé sur ses coûts. La prise en compte de ces deux effets peut conduire, par exemple, une firme compétitive à accroître ses prix pour réaliser des profits supplémentaires à court terme et une firme non‑compétitive à les baisser pour contrecarrer cette situation.

La problématique du modèle repose sur la présence de deux trajectoires technologiques, « représentant à tout moment les productivités maximales possibles pour les générations les mieux employées des technologies respectives » 835 . Les productivités changent en permanence, mais celle de la technologie 2 est toujours supérieure à celle de la technologie 1. Au début, l’ensemble des firmes fonctionnent avec la technologie 1, qui est supposée être arrivée à maturité, au sens où le niveau de dextérité est égal à 100 %. La technologie 2 n’est pas disponible dès le début. De ce fait, sa mise en œuvre et son développement dépendent des choix des firmes qui connaissent son efficience présente et son potentiel, mais qui ignorent le rythme de ses améliorations. L’idée est la suivante : « les décisions d’investissement ne concernent donc pas seulement la détermination de la meilleure technologie à un moment donné, mais la mesure des perspectives du développement futur, soit en acquérant tout de suite une expérience et en distançant les concurrents ou en attendant un moment plus opportun et en évitant d’éventuels coûts de développement » 836 . L’apprentissage de la firme i pour la technologie 2 dépend de la production cumulée de cette firme avec cette technologie. Aussi, le taux de croissance de l’apprentissage est donné par  = A15[Pi/(CPi + C)]si(1 ‑ si), si si > sp, où si représente le niveau de dextérité de la firme i, sp le niveau général de dextérité disponible pour toutes les firmes, Pi le niveau de production courante de la firme i, CPi son niveau de production cumulée avec la nouvelle technologie, C une constante proportionnelle au stock de capital. L’apprentissage des firmes individuelles profite donc aux autres firmes, le taux de croissance de la « dextérité publique » 837 s’écrivant = A4(< s > ‑ sp), où < s > correspond à la moyenne des si. La décision d’une firme d’adopter la technologie 2 ‑ et d’abandonner l’ancienne ‑ dépend de ses anticipations sur le développement de la technologie 2. Silverberg, Dosi et Orsenigo [1988] expliquent que « cela signifie que la technologie est préférée si sa productivité ajustée est supérieure à celle de l’ancienne et si elle est soit moins chère par unité de capacité au moment de la comparaison, soit plus chère mais avec une différence de prix pouvant être compensée par des économies sur le coût du travail au cours de la période de retours d’investissement souhaitée » 838 . Cela s’écrit , où c1 et c2 sont les coûts unitaires des technologies 1 et 2, P1 et P2, les prix par unité efficiente des technologies 1 et 2 et Xi, le « gain anticipé » 839 lié à l’adoption de la technologie 2 de la firme i. En d’autres termes, un gain anticipé fort (faible) revient à considérer que les coûts anticipés futurs de la nouvelle technologie vont fortement (faiblement) diminuer, parce que la productivité sera fortement (faiblement) plus élevée.

De nouvelles hypothèses communes sont apportées pour les trois simulations de ce modèle. Elles concernent d’abord la prise en compte de caractéristiques initiales similaires pour les (dix) firmes. Silverberg, Dosi et Orsenigo expliquent que la taille des firmes et leurs niveaux de dextérité doivent être considérés comme le produit du processus de diffusion et non pas comme des caractéristiques fixes auxquelles celui‑ci se réfère. Néanmoins, comme l’objectif porte plus spécialement sur la diffusion des technologies et sur l’interdépendance des comportements des firmes, ce point peut être relâché, de manière à supposer que les firmes se distinguent seulement par leurs anticipations. Les hypothèses portent ensuite sur la détermination de valeurs particulières pour certaines variables : les stocks de capital, incorporant chacun une technologie, et les salaires nominaux croissent de 4 % par an, la demande de 5 % par an et le prix par unité de capacité de la nouvelle technologie baisse de 1 % par an. Trois simulations sont proposées par Silverberg, Dosi et Orsenigo. La deuxième considère que les firmes ont le même « gain anticipé », correspondant à celui qui caractérise la firme qui accroît le plus ses parts de marché dans la première simulation. Dans ce cas‑là, aucune firme n’est disposée à assumer les coûts initiaux de développement et la nouvelle technologie n’est jamais adoptée. Les deux autres simulations ont des résultats plus intéressants. Elles reposent sur la même distribution en termes de « gain anticipé » entre les firmes. Au départ, la technologie 2 a un niveau d’efficience de 30 % pour toutes les firmes. Les « gains anticipés » vont de 3.33 à 1 et sont regroupés autour de 1.33.

Pour la première simulation, aucun changement de parts de marché de grande ampleur n’intervient avant la vingt‑cinquième année. Au niveau individuel, les simulations montrent que les deux firmes qui adoptent la technologie 2 dès son arrivée, c’est‑à‑dire la dixième année, voient leurs parts de marché diminuer d’environ 25 % après cinq ans puis se stabiliser ensuite à ce niveau. La firme qui l’adopte dans sa deuxième année subit également une baisse de ses parts de marché, mais de moindre envergure. La quatrième firme, qui l’adopte la septième année, profite des développements réalisés par les premières firmes qui l’ont adoptée et accroît sensiblement ses parts de marché à partir de la vingt‑cinquième année. Les trois firmes suivantes compensent leur retard en bénéficiant des développements déjà réalisés et accroissent leurs parts de marché plus ou moins régulièrement à partir de la dixième année qui suit l’adoption de la technologie. L’avant‑dernière firme accroît la baisse de ses parts de marché quand elle adopte la technologie, puis les regagne progressivement après. La dernière firme voit ses parts de marché s’effondrer régulièrement à partir de la vingt‑cinquième année, bien qu’elle ait adopté la nouvelle technologie deux ans plus tôt. Au niveau de l’apprentissage individuel, les premières firmes qui l’adoptent voient leur productivité baisser dans un premier temps, puis devenir les meilleures de l’ensemble des firmes. En doublant la valeur du paramètre A15 dans l’équation du taux de croissance d’apprentissage, l’apprentissage est stimulé et les résultats pour les firmes sont complètement différents. La troisième simulation ainsi proposée montre que les trois premières firmes qui l’adoptent accroissent leurs parts de marché, au détriment de toutes les autres. Les deux premières atteignent le niveau de parts de marché de la troisième firme à partir de la vingtième année et augmentent ces parts de près de 60 % à l’horizon de la quarante‑cinquième année. La dernière firme subit les mêmes pertes que dans la première simulation et entre les deux, les autres firmes enregistrent une diminution équivalente de l’ordre de 10 à 20 %. Les conclusions de ce modèle portent sur les relations entre les comportements individuels et le développement des technologies. Si l’existence de « stratégies évolutionnairement stables » garantit la convergence des stratégies, les changements de paradigme nécessitent des éléments d’explication différents. En effet, « parce que les innovations majeures impliquant un nouveau régime endogène de qualification n’apparaissent pas fréquemment, il peut n’y avoir aucun processus d’ « apprentissage » pour assurer la convergence des stratégies avant que les stratégies n’aient été irréversiblement exécutées » 840 . La dynamique technologique vient de la diversité des comportements individuels, puisque les pertes et les gains individuels réalisés vont activer les procédures routinières d’apprentissage.

Le développement technologique suppose l’existence de blocages et d’irréversibilités. Sur cette question, les travaux de David [1986] ou de Arthur [1989] sont les plus fréquemment cités, les premiers pour avoir défini les caractéristiques du processus de diffusion et les seconds pour avoir suggéré, selon Carlsson et Stankiewicz [1995], « ‘un type de régime particulier où les mécanismes de sélection ne sont pas toujours logiques et où il existe des retours positifs sous la forme de rendements croissants ’» 841 .

Notes
827.

« Innovation diffusion has rarely been treated as part of a more general theory of economic dynamics in which diversity of technological capabilities, business strategies, and expectations contribute to shape the evolutionary patterns of industries and countries... », Silverberg ‑ Dosi ‑ Orsenigo [1988], p. 1032.

828.

Dosi G. [1984], Technical Change and Industrial Transformation, MacMillan, London.

829.

« Technological asymmetries ».

830.

« Technological variety ».

831.

« Behavioural diversity ».

832.

« It is this superposition of microeconomic drama and system‑logic level which makes the Schumpeterian entrepreneur a crucial element in the innovation process », Silverberg ‑ Dosi ‑ Orsenigo [1988], p. 1052.

833.

« Nondecaying ».

834.

« Shows that replacement investment contributes more to lowering unit costs per unit of investment outlay than does expansion investment », Silverberg ‑ Dosi ‑ Orsenigo [1988], p. 1054.

835.

« Representing at any time the maximum productivities attainable in best practice vintages of the respective technologies », Silverberg ‑ Dosi ‑ Orsenigo [1988], p. 1055.

836.

« Hence investment decisions are not merely a question of determining the best practice technology at a given time, but one of weighing the prospects for further development either by acquiring experience with it now to gain a jump on competitors or waiting for a more opportune moment and avoiding possible development costs », Silverberg ‑ Dosi ‑ Orsenigo [1988], p. 1055.

837.

« Public skill ».

838.

« This means that the new technology is preferred if its adjusted productivity is higher than that of the old and (i) it is cheaper per unit of capacity at the time of comparison or (ii) it is more expensive but the difference in price can be recouped within the desired pay‑back period by the savings in labour cost », Silverberg ‑ Dosi ‑ Orsenigo [1988], p. 1056.

839.

« Anticipation bonus ».

840.

« Because major innovations entailing a new endogenous skill regime occur infrequently, there can be no « learning » process to ensure a convergence of strategies before the strategies have been irreversibly implemented », Silverberg ‑ Dosi ‑ Orsenigo [1988], p. 1063.

841.

« A different type of regime where the selection mechanisms are not always logical and where there is positive feedback in the form of increasing returns », Carlsson ‑ Stankiewicz [1995], p. 27.