5.2. L’évolution des technologies chez David [1986] et Arthur [1989]

Dans Explaining Technical Change, où il confronte les analyses néoclassique, schumpeterienne, évolutionniste et marxiste du changement technique, Elster [1983] retient les travaux de David aux côtés de ceux de Nelson et Winter, lorsqu’il s’intéresse aux « théories sociologiques » 842 au sein de l’analyse évolutionniste du changement technique. Il note que l’attachement de David à l’évolutionnisme est plus récent que celui de Nelson et Winter et que « ‘son travail est moins proche de la théorie biologique de l’évolution. Désormais, [David] définit lui‑même son travail comme une alternative évolutionniste à la théorie néoclassique’ » 843 . Elster se réfère à l’ouvrage de David, Technical Choice, Innovation and Economic Growth, publié en 1975 844 . A la fin de sa présentation, Elster précise que « ‘David qualifie sa propre approche comme étant évolutionniste et historique. Bien qu’acceptant l’idée que la théorie de Nelson‑Winter est également évolutionniste, il récuse le fait qu’elle soit historique. En raison de l’absence d’une conception historique de la croissance économique comme un développement évolutionniste irréversible, leur modèle n’est pas une alternative à la tradition néoclassique, de laquelle il ne diffère que du point de vue de la conception des comportements micro‑économiques’ » 845 . Au delà de la discussion sur le modèle de Nelson et Winter, le plus intéressant concerne l’accent mis par David sur les phénomènes d’irréversibilité, car cette question constitue le cœur de « Clio and the Economics of Qwerty », publié en 1985 dans l’American Economic Review.

Avant de voir le contenu de cet article, plusieurs remarques s’imposent pour justifier la présentation de David au sein du programme de recherche évolutionniste. Nous venons de préciser les propres commentaires de David, proposés en 1975, pour expliquer sa démarche par rapport à celle de Nelson et Winter. Par ailleurs, nous signalons, dans la conclusion de cette partie, une remarque de Dosi, écrite en 2000, sur le fait que certains économistes, dont David, ayant contribué à la théorie évolutionniste ne se considèrent pas nécessairement eux‑mêmes comme des économistes évolutionnistes 846 . En réalité, la présentation de l’article de David de 1985 s’inscrit dans cette optique, à savoir que cette contribution a donné du crédit à l’analyse évolutionniste sur les phénomènes d’irréversibilité technologique sans que cela signifie pour autant, une fois pour toutes l’appartenance de David au courant évolutionniste. En d’autres termes encore, si David n’est pas un économiste évolutionniste, son article a contribué au développement de l’analyse évolutionniste. Il reste à expliquer pourquoi.

L’objectif de l’article de 1985 est de raconter une « histoire » 847 ou un « conte » 848 et de convaincre les lecteurs de l’importance de l’étude de l’histoire économique. David insiste sur les trois éléments qui expliquent le moment où le clavier Qwerty s’est retrouvé « verrouillé » 849 en devenant le clavier dominant. Ces éléments correspondent respectivement :

Quelques années après la publication de cet article, David [1992] commente lui‑même l’impact de ses commentaires sur ses collègues économistes et rappelle le caractère quasi‑anecdotique de ses réflexions. Il souligne une nouvelle fois que le rôle de l’article consistait à « faire passer (ses) principaux arguments méthodologiques, à savoir la nécessité d’intégrer le passé dans l’étude de certaines catégories de phénomènes économiques » 854 . Il précise également la présence des travaux contradictoires de Liebowitz et de Margolis proposés en 1990 855 , qui emploient des arguments néoclassiques pour justifier l’absence de choix technologiques non‑optimaux. Leur explication, donnée par David est la suivante : « s’il existait un clavier plus efficace par rapport à son coût que le Qwerty, il se serait trouvé une entreprise pour le faire adopter et en tirer des bénéfices » 856 .

Dans « Competing Technologies, Increasing Returns, and Lock‑in by Historical Events », Arthur [1989] généralise en quelque sorte l’histoire de David et s’intéresse aux choix des agents pour l’adoption de technologies concurrentes. En fait, si son travail se réfère à celui de David, ce dernier a puisé plusieurs de ses intuitions dans des travaux antérieurs de Arthur, dont un document de travail rédigé en 1983 857 et un article collectif sur les urnes de Polya publié également en 1983 858 . En 1994, Arthur explique que l’article de David a eu, à ses yeux, deux effets. Le premier est d’avoir rapidement diffusé l’idée de la dépendance de sentier au sein de la communauté des économistes. Le second, précise‑t‑il, « moins heureux, a été qu’en dépit des démentis de Paul [David], j’ai pendant longtemps été vu par beaucoup comme celui qui avait formalisé les idées de Paul David » 859 . Concernant la présentation des remarques de Arthur dans le chapitre sur le programme de recherche évolutionniste, nous voudrions souligner qu’à l’instar de David, Arthur ne peut être considéré comme évolutionniste, mais que certaines de ses conclusions ont apporté des réflexions reprises ensuite par les évolutionnistes. D’ailleurs, dans l’ouvrage collectif Technical Change and Economic Theory édité en 1988, Arthur propose une contribution 860 dans la dernière partie, consacrée à la « modélisation formelle » 861 . Dans la préface de l’ouvrage Increasing Returns and Path Dependence in the Economy, regroupant certains de ces articles, Arthur [1994] explique le cheminement historique et thématique de ses réflexions sur les rendements croissants. Il précise : « en cherchant très tôt des exemples de rendements croissants, j’ai été fasciné en 1980 par l’économie de la technologie. Le problème des standards technologiques en économie était celui consistant à arriver à comprendre les circonstances économiques faisant qu’une technologie supérieure nouvelle peut remplacer une technologie inférieure ancienne, et combien de temps ce processus peut prendre » 862 . Il présente l’une de ses convictions sur le fait que « le principal obstacle à une économie des rendements croissants concerne le « problème de la sélection » ‑ déterminer comment un équilibre tend à être sélectionné au cours du temps quand il existe plusieurs équilibres parmi lesquels choisir » 863 . Une des solutions a notamment conduit Arthur à s’intéresser aux processus de Polya. Dans l’introduction de l’ouvrage regroupant les principales contributions de Arthur sur les rendements croissants, Arrow [1994] explique : « ‘les articles de Arthur, bien que présentés selon les plus grands standards analytiques, semblent quelquefois différents de l’analyse économique standard et il s’agit d’un compliment. Les anticipations sont fréquemment myopes, basées sur une information limitée. Les prix, bien que toujours présents, n’ont pas systématiquement reçu l’importance exagérée de beaucoup des travaux orthodoxes actuels, bien qu’il doit être ajouté qu’il y a une excellente analyse de leur utilisation stratégique dans des situations de rétroactions positives. Je dois insister sur l’importance de ces différentes approches, particulièrement dans des domaines où les outils conventionnels échouent’ » 864 .

Notons également que ses travaux plus récents sur la « complexité » 865 , dont l’ouvrage The Economy as an Evolving Complex System II 866 co‑édité en 1997 avec Durlauf et Lane ou l’article « Complexity and the Economy » publié en 1999 867 , l’écartent davantage encore de la problématique évolutionniste. Dans l’introduction de l’ouvrage collectif, Arthur, Durlauf et Lane [1997] expliquent que les origines de cet ouvrage viennent d’un colloque organisé à Santa Fe en septembre 1987, où se sont côtoyés une dizaine de théoriciens économistes, dont Arrow, et une dizaine de physiciens, de biologistes et d’ingénieurs informatiques. Le colloque a engendré une publication, co‑éditée par Anderson, Arrow et Pines en 1988 868 , dont nous avons rappelé, dans l’introduction de la première partie, qu’elle contient des modèles dynamiques non‑linéaires néoclassiques 869 . Dans le même temps, le colloque a entraîné la mise en place d’un programme d’économie à l’Institut de Sante Fe en 1988. Arthur, Durlauf et Lane [1997] indiquent que ‘«’ ‘ la mission du programme était d’encourager la compréhension des phénomènes économiques en adoptant une perspective à partir de la complexité, qui impliquait le développement de la théorie aussi bien que des outils pour modéliser et pour l’analyse empirique ’» 870 . En 1996, le programme a donné lieu à un atelier, pour répondre à la question suivante : « dans quelle mesure la perspective à partir de la complexité a contribué aux sciences économiques au cours de la dernière décennie » 871 . L’ouvrage de The Economy as an Evolving Complex System II regroupe les principales contributions. La revue de l’ouvrage par Silverberg [1997] souligne la principale différence, et pas la moindre, entre l’économie de la complexité telle qu’elle est présentée dans cet ouvrage et l’évolutionnisme. Il précise qu’ « ‘il convient de noter que, pour un livre prétendant décrire l’économie comme un système complexe en évolution, presque rien n’est dit sur le changement technique comme force fondamentale à l’origine du changement économique. Nous avons en fait beaucoup progressé à partir des travaux de Nelson et Winter’ » 872 .

En 1989, Arthur insiste sur quatre caractéristiques propres aux rendements croissants :

Cette problématique correspond à une forme particulière d’irréversibilité. Dans Les figures de l’irréversibilité en économie, Boyer, Chavance et Godard [1991] notent que l’irréversibilité au sens strict correspond au fait qu’un « ‘changement (...) ne peut être annulé par une action symétrique de l’action initiale, même s’il peut l’être par une combinaison adéquate d’autres actions ’» 878 . Ils rajoutent qu’une acceptation plus lâche permet de définir un changement irréversible, « ‘tout changement qui n’autorise plus le retour au point de départ, quelle que soit l’ampleur et la nature des changements ultérieurs’ » 879 . Dans le même ouvrage, Dosi et Metcalfe [1991] notent en conclusion de leur contribution que « ‘dans tout cela, l’irréversibilité nous est apparue comme la conséquence nécessaire de comportements individuels et collectifs qui sont certainement forgés par l’histoire dont ils sont issus, mais qui comportent également la possibilité de façonner l’histoire encore à venir ’» 880 . Cette remarque témoigne de la volonté des évolutionnistes de se référer à l’histoire, mais soulève la question de la capacité de l’analyse évolutionniste à prendre en compte la dimension historique des phénomènes économiques qu’elle étudie. Ce point est repris dans la conclusion de cette partie, lorsque nous étudions les liens entre le programme de recherche évolutionniste de l’industrie et de la technologie et d’autres programmes de recherche qui proposent également une rupture avec l’analyse néoclassique.

Notes
842.

« Sociological theories ».

843.

« His work is less closely related to the biological theory of evolution. Yet he himself refers to his work as an evolutionary alternative to neoclassical theory, and it will become clear tat this is indeed an appropriate description », Elster [1983], p. 150.

844.

David P. [1975], Technical Choice, Innovation and Economic Growth, Cambridge University Press, Cambridge.

845.

« David characterizes his own approach as evolutionary and historical. While agreeing that the Nelson‑Winter theory is also evolutionary, he denies that it is historical. Because of this lack of a genuinely historical conception of economic growth as an irreversibly evolutionary development, their model is not an alternative to the neoclassical tradition, from which it differs only in the conception of micro‑economic behaviour », Elster [1983], pp. 156‑157.

846.

Voir p. 367.

847.

« Story ».

848.

« Tale ».

849.

« Locked‑in ».

850.

« Technical interrelatedness ».

851.

« System scale economies ».

852.

« Quasi‑irreversibility of investment ».

853.

« Lock‑in ».

854.

David [1992], p. 246.

855.

Liebowitz S. ‑ Margolis S. [1990], « The Fable of the Key », Journal of Law & Economics, vol. 33, April, pp. 1‑25.

856.

David [1992], p. 246.

857.

Arthur B. [1983], « On Competing Technologies and Historical Small Events: the Dynamics of Choice Under Increasing Returns », Workshop on Technological Innovation Program, Stanford University, November.

858.

Arthur B. ‑ Ermoliev Y. ‑ Kaniovski Y. [1983], « On Generalized Urn Schemes of the Polya Kind », Cybernetics, no. 1, pp. 61‑71.

859.

« Less fortunate, was that whatever Paul’s disclaimer, for quite some time thereafter I was regarded by many as the man who formalized Paul David’s ideas », Arthur [1994], p. 7.

860.

Arthur B. [1988], « Competing Technologies: an Overview », in G. Dosi ‑ C. Freeman ‑ R. Nelson ‑ G. Silverberg ‑ L. Soete (eds), Technical Change and Economic Theory, Pinter, London, pp. 590‑607.

861.

« Formal modelling ».

862.

« In casting around early on for examples of increasing returns at work within the economy I had become fascinated in 1980 with the economics of technology. The standard technology problem in economics was that of figuring out the economic circumstances under which a new, superior technology might replace an old inferior one, and how long this process might take », Arthur [1994], p. 6.

863.

« The key obstacle to an increasing returns economics has been the « selection problem » ‑ determining how an equilibrium comes to be selected over time when there are multiple equilibria to choose from », Arthur [1994], p. 3.

864.

« Arthur's papers, while modeled according to the highest analytical standards, sometimes look different from standard economic analysis, and that is a compliment. Expectations are frequently myopic, based on limited information. Prices, though always present, are not always given the exaggerated importance of much current economic orthodoxy, though it must be added there is an excellent analysis of their strategic use in positive feedback situations. I must emphasize the importance of these variant approaches, particularly in areas where conventional tools simply fail », Arrow [1994].

865.

« Complexity ».

866.

Arthur B. ‑ Durlauf S. ‑ Lane D. (eds) [1997], The Economy as an Evolving Complex System II, Addison‑Wesley, Reading.

867.

Arthur B. [1999], « Complexity and the Economy », Science, no. 284, 2 April, pp. 107‑109.

868.

Anderson P. ‑ Arrow K. ‑ Pines D. (eds) [1988], The Economy as an Evolving Process, Addison‑Wesley, Redwood City.

869.

Voir p. 28.

870.

« The Program’s mission was to encourage the understanding of economic phenomena from a complexity perspective, which involved the development of theory as well as tools for modeling and for empirical analysis », Arthur ‑ Durlauf ‑ Lane [1997].

871.

« What has a complexity perspective contributed to economics in the past decade? ».

872.

« It is remarkable to note that, for a book purporting to be on the economy as an evolving complex system, there is next to nothing on technical change as one of the fundamental driving forces of economic change. We have indeed come a long way from Nelson and Winter », Silverberg [1997].

873.

« Non‑predictability ».

874.

« Potential inefficiency ».

875.

« Inflexibility ».

876.

« Non‑ergodicity ».

877.

« Small events ».

878.

Boyer ‑ Chavance ‑ Godard [1991], p. 22.

879.

Boyer ‑ Chavance ‑ Godard [1991], p. 22.

880.

Dosi ‑ Metcalfe [1991], p. 62.