6.1. Des taxonomies en guise de propositions générales

L’absence d’arguments théoriques universels dans les théories évolutionnistes est compensée par une autre forme de présentation : la mise en avant de taxonomies. Par exemple, nous avons signalé la présence d’une telle démarche concernant les différentes caractéristiques du changement technique chez Freeman et Perez en 1988 882 , des secteurs de production chez Pavitt en 1984 883 ou des formes organisationnelles des firmes chez Dosi et Teece en 1998 884 . Les mêmes remarques s’appliquent à l’étude des systèmes nationaux d’innovation, dont le sens et l’intérêt sont présentés dans la troisième partie. Un élément d’explication est proposé dans la conclusion de cette partie et correspond au souhait d’intégrer la dimension historique des phénomènes économiques et qui sont spécifiques par définition. La question des propositions générales vs spécifiques est abordée d’un point de vue normatif par Hodgson [1996b] dans un ouvrage collectif sur les ‘«’ ‘ fondations de la recherche en sciences économiques ’» 885 . La démarche de Hodgson insiste sur le fait que l’analyse néoclassique, qui est construite sur des hypothèses supposées universelles concernant les choix des individus, la concurrence et la rareté, néglige le fait que celles-ci ne sont que la représentation d’une « idéologie spécifique à un moment particulier du développement capitaliste » 886 . Aussi, pour Hodgson, « l’économie néoclassique aspire à l’universalité mais finit pas être spécifique » 887 . Il tire deux conclusions de cet enseignement :

  • d’abord, la nécessité d’expliquer un système économique particulier en ayant recours à des concepts qui ne soient pas tous entièrement liés à ce système. Hodgson appelle ces concepts les « termes méta‑théoriques » 888 de la discussion, qui sont par définition a‑historiques. La conclusion paradoxale s’énonce ainsi : « alors que la spécificité historique et institutionnelle est importante, nous sommes obligés de nous relier dans une certaine mesure à l’universel » 889  ;
  • ensuite, l’obligation de ne pas se référer uniquement à des concepts universels. Dans le cas contraire, le risque est de s’écarter de la réalité que l’on veut appréhender.

Concernant l’analyse évolutionniste, la mise en avant des taxonomies s’accompagne de la volonté de se distinguer d’une analyse systématiquement mathématisée. L’explication est donnée par le découpage traditionnel de Nelson et Winter [1982] entre la théorie formelle et la théorie appréciative. Ils notent : « ‘plus généralement, une lecture de la littérature économique et une réflexion sur le rôle de la théorie économique dans l’analyse économique suggèrent que la théorie est utilisée de deux manières différentes. (...) Quand les économistes font ou enseignent la théorie pour elle‑même ou quand ils rapportent les résultats d’un travail empirique qui teste un aspect particulier de la théorie, le style théorique est strict, logique, formalisé. A l’inverse, quand les économistes entreprennent des travaux appliqués, motivés par des objectifs de politiques publiques, ou lorsqu’ils expliquent à un public intéressé par cette question pourquoi un certain nombre d’événements arrivent, les idées théoriques tendent à être employées moins formellement et davantage comme un moyen d’organiser l’analyse. Nous pouvons qualifier ces types d’analyse de formel et d’appréciatif. Bien qu’ils soient complètement différents, ils sont tous les deux nécessaires pour progresser de manière satisfaisante dans la compréhension économique, ils sont par ailleurs fortement et subtilement liés l’un à l’autre ’» 890 .

Nous verrons plus tard que cette distinction est parfois utilisée pour ordonner les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes. Par exemple, Romer [1994] considère que la théorie endogène qu’il propose peut être qualifiée de formelle, alors que dans le même temps, la théorie évolutionniste correspond à un type de théorisation appréciatif 891 . En ce sens, l’évolutionnisme se distingue en termes de méthodes de l’analyse néoclassique, pour qui la formalisation est garante du caractère scientifique. D’ailleurs, ce débat a été introduit au sein même de l’évolutionnisme, par Andersen [1994] et Saviotti [1996] notamment. Il concerne plus précisément les systèmes dynamiques. Toutefois, avant de voir la nature de ces discussions, quelques remarques sur la théorie des jeux évolutionnaires, qui est une autre forme de formalisation mathématique, sont nécessaires.

Notes
882.

Voir p. 154.

883.

Voir p. 155.

884.

Voir p. 324.

885.

« Foundations of Research in Economics », titre de l’ouvrage.

886.

« Specific ideology of a particular moment of capitalist development ».

887.

« Neoclassical economics aspires to universality but ends up being specific », Hodgson [1996b], p. 109.

888.

« Meta‑theoretical terms ».

889.

« Whilst historical and institutional specificity is important, we are obliged to rely to some degree on the universal », Hodgson [1996b], p. 109.

890.

« More generally, a reading of the economic literature and reflection upon the role of economic theory in economic analysis suggest that theory is used in two distinguishable ways. (...) When economists are doing or teaching theory per se or reporting the results of empirical work designed to test a particular aspect of theory, the theoretical style is stark, logical, formalized. In contrast, when economists are undertaking applied work that is of interest for policy reasons or are explaining, to an audience interested in that question per se, why certain economic events happened, theoretical idea s tend to be used less formally and more as a means of organizing analysis. These two different styles of theorizing we shall call formal and appreciative. Although they are quite different, both kinds of theorizing are necessary for economic understanding to progress satisfactorily, and there are strong if subtle connections between them », Nelson ‑ Winter [1982], p. 46.

891.

Voir p. 363.