6.2. Une branche particulière de l’évolutionnisme : la théorie des jeux évolutionnaires

Dans ce paragraphe, nous souhaitons rappeler l’existence des jeux évolutionnaires, proposés initialement par Maynard‑Smith en 1976 892 et 1982 893 et Axelrod en 1984 894 , et dont les principales notions sont présentées par D. Friedman en 1991 895 . Les économistes évolutionnistes intéressés par le changement technique reconnaissent l’intérêt de la théorie des jeux évolutionnaires, mais en soulignent également la spécificité et la difficulté à intégrer ses résultats dans leur propre démarche. A titre d’exemple, les points de vue convergents de Nelson [1995] et de Silverberg et Verspagen [1994] nous semblent justifier l’écart entre la démarche des jeux évolutionnaires de celle qui nous intéresse ici. Leurs remarquent sont les suivantes :

Pour résumer, comme la théorie des jeux évolutionnaires constitue un corps théorique « indépendant » selon Nelson [1995] et parce qu’elle ne s’intéresse qu’à une partie des caractéristiques étudiées par les théories évolutionnistes de l’industrie et de la technologie pour Silverberg et Verspagen [1994], nous prenons le parti de ne pas l’intégrer dans notre travail. Afin d’étoffer cette justification, nous voudrions insister sur le fait que notre démarche porte sur les hypothèses et les concepts mis en avant par les théories, qu’ils soient définis explicitement ou qu’ils soient présents implicitement au sein de modèles formels. Autrement dit, les développements mathématiques ne nous intéressent que pour le contenu économique qu’ils contiennent et non pas pour eux‑mêmes. Enfin, notons des commentaires avancés par Krugman en 1996 dans une communication à The European Association for Evolutionary Political Economy. Il explique que, pour l’économie comme pour la biologie, il existe un écart considérable entre la perception de ceux qui participent aux discussions de l’intérieur et la vision des individus à l’extérieur. Les connaissances de ces derniers sont souvent proposés par des participants dont le discours est sévèrement jugé par la communauté scientifique elle‑même 898 . De manière analogue, il souligne le décalage entre le souhait des économistes évolutionnistes et ce qu’ils font, ou selon ses termes entre « ce que veulent les économistes évolutionnistes » 899 et « ce qu’est réellement la théorie évolutionniste » 900 . Il précise ainsi que la volonté des « économistes portés sur l’évolution » 901 est de s’écarter de l’idée de maximisation de la part des individus et de la notion d’équilibre. Or, il indique qu’ « en pratique les théoriciens évolutionnistes finissent généralement par supposer que les organismes (ou les gènes quand c’est plus utile) maximisent » 902 . Plus loin, il note encore que « le concept de stratégie évolutionnairement stable ne peut virtuellement pas être distingué d’un concept économique d’équilibre » 903 . Quelles conclusions peut‑on tirer du jugement de Krugman sur la théorie économique évolutionniste ? A en croire Krugman, l’économie évolutionniste a manqué ses objectifs. En fait, l’examen des travaux auxquels il se réfère montre que ses commentaires concernent la théorie des jeux évolutionnaires et non pas l’économie évolutionniste telle que nous l’avons définie précédemment. Ce point n’est évidemment pas trivial, puisqu’il met finalement et indirectement en lumière les différences entre l’évolutionnisme et la théorie des jeux évolutionnaires, et plus particulièrement, le statut de la théorie des jeux évolutionnaires par rapport à l’évolutionnisme.

Notes
892.

MaynardSmith J. [1976], « Evolution and the Theory of Games », American Scientist, vol. 64, no. 1, January, pp. 41‑45.

893.

MaynardSmith J. [1982], Evolution and the Theory of Games, Cambridge University Press, Cambridge.

894.

Axelrod R. [1984], The Evolution of Cooperation, Basic Books, New York.

895.

Friedman D. [1991], « Evolutionary Games in Economics », Econometrica, vol. 59, no. 2, May, pp. 637‑666.

896.

« The development of evolutionary game theory (...) should be regarded as a field in its own right, with its own questions, and methods (...). The focus is on repeated games, and the problem of multiple Nash equilibria that is characteristic of such. The analytical tack that unifies a quite diverse body of writing is to specify an « evolutionary » process that is operative on the set of employed strategies, and to explore whether or not extant strategies converge to a steady state, and if so, the characteristics of such an equilibrium », Nelson [1995], pp. 51‑52.

897.

« The selectionist viewpoint has been reintroduced formally into economics from biology in the form of evolutionary game theory (...). The static notion of « evolutionarily stable strategy » is the biologist’s refinement of a Nash equilibrium, while dynamic versions have usually been based on replicator dynamics (...). The key biological stability concept is « uninvadability », the inability of a small number of mutants to invade an equilibrium population. (...) Most of this work has been in a deterministic framework in economics, although this has not been the case in biology. But evolutionary game theory reflects just one half of the evolutionary process, namely selection, and has focused on the equilibria as once‑and‑for‑all asymptotic states », Silverberg ‑ Verspagen [1994], pp. 201‑202.

898.

Nous avons déjà évoqué les critiques avancées par Krugman [1994b] à l’encontre de la théorie « pop » du commerce international, voir p. 238.

899.

« What evolutionary economists want ».

900.

« What evolutionary theory is really like ».

901.

« Evolution‑minded economists ».

902.

« In practice, then, evolutionary economists generally end up assuming that organisms (or genes, when that is the more useful perspective) do maximize », Krugman [1999].

903.

« The concept of an ESS is virtually indistinguishable from an economist’s concept of equilibrium ». Krugman [1999].