6.3. Les représentations mathématiques des concepts évolutionnistes

En 1995, Nelson explique que « ‘les développements récents pour comprendre les systèmes dynamiques non‑linéaires et la reconnaissance du fait que de nombreux systèmes physiques présentent des propriétés que peuvent expliquer de tels modèles dynamiques sont un autre stimulant pour la théorisation évolutionniste en sciences économiques’ » 904 . De son côté, Andersen [1994] affirme qu’un équilibre doit être trouvé entre les travaux formalisés et les travaux descriptifs pour arriver à une « synthèse évolutionniste moderne » 905 . Son ouvrage, Evolutionary Economics, est un plaidoyer en faveur d’ « une nouvelle économie évolutionniste viable » 906 caractérisée par « une perspective basée sur les populations, une orientation empirique, un mélange de travaux algorithmiques et pleinement formels et un « dialogue » avec les anciennes théories verbales de l’évolution économique » 907 . Cette proposition est à rapprocher des remarques formulées par Romer [1999] sur la différence entre les travaux mathématiques et les travaux littéraires et sur la supériorité implicite qu’il accorde aux premiers 908 . Le souhait de Andersen est de concilier la rigueur scientifique accordée à la modélisation mathématique à la prise en compte d’un certain nombre de spécificités, qu’elles portent sur les individus, les firmes, les nations, etc.

Le premier point de la « nouvelle économie évolutionniste viable » de Andersen s’accorde avec ce que constate Hodgson [1998] pour les théories évolutionnistes, qui sont des approches centrées sur des groupes d’individus et non sur des individus 909 . L’idée de Andersen est que la sélection se fait sur des populations, conformément à la conception de Alchian [1950]. Le deuxième point correspond à la théorie appréciative, telle que la formulent Nelson et Winter [1982]. Le quatrième point, correspondant plus explicitement, selon Andersen, à la nécessité de partir des intuitions de Schumpeter, est également énoncé par Freeman [1988a] 910 . Le troisième point mérite plus de commentaires, même s’il a également déjà été suggéré. Dans l’esprit de Andersen, les travaux algorithmiques de Goodwin sont une base de travail intéressante pour la nouvelle économie évolutionniste qu’il envisage. Or, nous avons rappelé que le modèle de Silverberg et Verspagen [1994] s’appuie sur un modèle de Goodwin proposé en 1967 911 . Les caractéristiques de ce modèle ont déjà été présentées 912 . Toutefois, nous n’avons que très peu expliqué les liens intellectuels ‑ et leur sens ‑ entre la démarche de Goodwin et celle de l’évolutionnisme contemporain. Pour Andersen [1994], la filiation intellectuelle repose sur le recours à la démarche algorithmique proposée par Goodwin en 1951 913 . Il explique que « ‘cet article n’est pas pertinent à première vue pour l’économie évolutionniste (d’ailleurs Goodwin a ensuite montré très peu de signes dans le sens d’une adoption d’une perspective focalisée sur des populations), mais il suggère qu’une approche algorithmique est une tâche importante en elle‑même pour décrire les mécanismes économiques. Le mécanisme en question est le mécanisme qui équilibre le système économique walrasien ’» 914 . Andersen poursuit et note que « ‘l’approche algorithmique est aussi extrêmement utile pour accroître notre capacité à décrire de manière claire et souple les différents mécanismes évolutionnistes ’» 915 . L’idée de Andersen est de montrer à partir d’un exemple simple sur les échanges entre les agents économiques que le recours aux algorithmes permet de soulever des questions précises sur les comportements des agents et leurs interactions.

Pour sa part, Saviotti [1996] insiste sur la double influence de la thermo‑dynamique non‑équilibrée et de la théorie systémique. Cette dernière fournit des arguments pour justifier que les systèmes économiques sont ouverts et non‑fermés. L’idée est que « les systèmes ouverts sont ceux qui peuvent échanger de la matière, de l’énergie et de l’information avec leur environnement. Les systèmes fermés ne peuvent rien échanger avec leur environnement » 916 . En s’appuyant sur la définition des systèmes ouverts, Saviotti réaffirme le sens de l’introduction de la théorie thermo‑dynamique dans l’économie. Cette démarche n’est pas complètement nouvelle, puisqu’en 1981, Boulding souligne les tentatives d’introduction de la thermo‑dynamique en économie proposées par Georgescu‑Roegen en 1971 917 . Il rappelle que la thermo‑dynamique repose sur deux principes fondamentaux. Le premier correspond à la loi de la transformation, signifiant que l’énergie peut être transformée, mais ne peut être ni détruite ni créée dans un système fermé. Le second présente l’idée qu’un système fermé subit nécessairement une croissance constante de l’entropie. Saviotti [1996] souligne les applications de cette théorie à des systèmes ouverts, correspondant à la thermo‑dynamique non‑équilibrée, proposées par Prigogine en 1976 918 et 1987 919 , par Prigogine et Stengers en 1984 920 et par Nicolis et Prigogine en 1989 921 . Cette présentation est assimilée par Silverberg [1988] à la « théorie de l’auto‑organisation ». Selon lui, l’intérêt de cette démarche réside dans la mise en avant de non‑linéarités et dans l’accent mis sur les phénomènes collectifs et les effets de la coopération. Saviotti [1996] explique que la thermo‑dynamique non‑équilibrée met en avant les non‑linéarités et l’absence de prédictabilité. L’idée est qu’ « à proximité de l’équilibre, le comportement du système est linéaire, ce qui signifie que les flux (par exemple les mouvements de matières ou les flux de chaleur) sont une fonction linéaire des forces (par exemple une modification de la concentration ou de la température) qui les causent » 922 . Par contre, « au delà d’une certaine distance de l’équilibre, vers ce qui correspond à des points de bifurcation (...), le système est sujet à une transition vers un nombre plus grand d’états, tous caractérisés par un niveau d’ordre élevé et par une structure différente » 923 . Aussi, près des points de bifurcation, le comportement du système n’est pas prédictible, puisqu’on ne peut pas savoir vers quel « attracteur » 924 il va se diriger. Dans le même temps, Saviotti souligne que le déséquilibre peut être une source d’ordre, dans la mesure où un attracteur correspond à de nouvelles propriétés du système, et qu’un déplacement peut se traduire par un déplacement de l’entropie vers l’environnement (une « exportation » d’entropie) et par une hausse interne en termes d’ordre et de structure.

Saviotti [1996] va dans le même sens que Andersen [1994], puisqu’il affirme que le développement de l’évolutionnisme doit s’appuyer sur les travaux formalisés. Il note que « ‘naturellement, à ce niveau de développement, l’économie évolutionniste n’a pas une structure formelle de sophistication comparable à celle de l’économie néoclassique. Il peut être envisagé que la construction d’une telle structure formelle sera l’une des prochaines tâches et l’une des plus importantes de l’économie évolutionniste qui déterminera son succès ou son échec’ » 925 . Ces remarques doivent évidemment être rapprochées de celles de Arrow [1974] qui souligne le rôle déterminant de la structure mathématique dans le succès de la théorie néoclassique 926 . D’ailleurs, Nelson [1995] résume ces deux points de vue et explique que ‘«’ ‘ précédemment, (il) a suggéré que la volonté de théorisation formelle équilibrée en sciences économiques était plus qu’une question de faisabilité numérique, même si elle reflétait aussi des notions d’esthétisme et d’élégance. Mais l’élégance est dans l’œil du spectateur. Ceux qui travaillent avec les nouveaux systèmes dynamiques complexes développent clairement leur propre sens de l’esthétisme. Or, l’appréciation d’une autre sorte d’esthétisme semble se propager au sein des économistes’ » 927 .

Dans son appréciation des « modèles formels d’évolution économique » 928 , Silverberg [1994] précise à propos du rôle des algorithmes génétiques que « ‘la plus grande part de ce travail est encore exploratoire et expérimentale, il reste à voir dans quelle mesure la boîte à outils de l’évolution et de l’adaptation peut obtenir un statut semblable ou même se substituer à celui des méthodes d’optimisation traditionnelles toujours dominantes dans la théorisation économique’ » 929 . Ce commentaire s’accorde avec celui plus général de Saviotti [1996] qui note qu’ « ‘une structure uniforme pour les théories évolutionnistes est encore attendue et ne peut être espérée du jour au lendemain’ » 930 . Dans la section 1 et dans la section 2 de ce chapitre, nous avons indiqué que ce souhait est partagé par Foster [2000] 931 . En 1999, Pavitt discute les outils suggérés par Saviotti [1996]. Il explique que « ‘la principale qualité de cet ouvrage pris comme un tout est qu’il (…) met en avant un certain nombre de directions potentielles profitables pour la recherche future et des techniques formelles et des modèles qui peuvent être utiles ’» 932 . Pour conclure sur la recherche explicite d’outils mathématiques par les évolutionnistes, il convient de noter surtout que la formalisation des propositions répond au critère de la science tel que le définit Popper. Rappelons que celui‑ci repose sur l’idée que les propositions doivent être en principe réfutables. D’ailleurs, Dosi [2000] insiste particulièrement sur ce point et précise : « ‘je considère l’exploration formelle (c’est‑à‑dire via des moyens analytiques ou via la simulation) des propositions théoriques de base comme un exercice fondamental ‑ mais en aucune manière exclusif’ » 933 . Il avance quatre raisons pour justifier son point de vue. La première raison, définie comme une question de rhétorique, répond à un objectif de reconnaissance, de visibilité et d’audibilité vis‑à‑vis du reste de la communauté scientifique. Dosi indique que si ce point est le plus évident, il n’est pas selon lui le plus pertinent. La deuxième raison correspond à la nécessité d’être rigoureux, dans la mesure où la formalisation demande de la cohérence et de la robustesse. La troisième raison est liée à l’utilité de l’exploration mathématique pour la mise en avant de certaines propriétés qui ne peuvent être présentées en termes qualitatifs. Enfin, la quatrième raison concerne la capacité à dériver des propositions empiriquement testables. Dosi précise que la formalisation peut permettre de mettre en avant des propositions qui serviront à discriminer les différentes théories.

Notes
904.

« Recent developments in understanding of the mathematics of nonlinear dynamic physical systems, and recognition that many physical systems display properties that such dynamic models can explain and illuminate, is yet another stimulus to evolutionary theorizing in economics », Nelson [1995], p. 52.

905.

« Modern evolutionary synthesis ».

906.

« A viable new evolutionary economics ».

907.

« 1) a population perspective, 2) an empirical orientation, 3) a mix of an algorithmic and a fully formal approach, and 4) a « dialogue » with older, verbal studies of economic evolution », Andersen [1994], p. 1.

908.

Voir p. 468.

909.

Voir p. 257.

910.

Voir p. 169.

911.

Goodwin R. [1967], « A Growth Cycle », in C. Feinstein (ed), Socialism, Capitalism and Economic Growth, MacMillan, London.

912.

Voir p. 295

913.

Goodwin R. [1951], « Iteration, Automatic Computers and Economic Dynamics », Metroec.

914.

« This paper had no immediate relevance for evolutionary economics (and Goodwin has later shown few signs for embracing the population perspective) but he is suggesting that an algorithmic approach to the description of economic mechanisms is an important task in itself. The mechanism in question is the equilibrating mechanism of the Walrasian economic system », Andersen [1994], p. 6.

915.

« The algorithmic approach is also very helpful by increasing our ability to describe in a clear and flexible way different evolutionary mechanisms », Andersen [1994], p. 6.

916.

« Open systems are those which can exchange matter, energy and information with their environment. Closed systems cannot exchange anything with their environment », Saviotti [1996], p. 31.

917.

Georgescu‑Roegen N. [1971], The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press, Cambridge.

918.

Prigogine I. [1976], « Order Through Fluctuations in Self‑Organisation and Social System », in E. Jantsch ‑ C. Waddington (eds), Evolution and Consciousness: Human Systems in Transition, Addison Wesley, New York.

919.

Prigogine I. [1987], « A New Rationality? », in I. Prigogine ‑ M. Sanglier (eds), Laws of Nature and Human Conduct, Gordes, Brussels.

920.

Prigogine I. ‑ Stengers I. [1984], Order Out of Chaos, Fontana, London.

921.

Nicolis G. ‑ Prigogine I. [1989], Exploring Complexity, Freeman, New York.

922.

« At small distances from equilibrium the behaviour of the system is linear, which means that flows (e.g. movements of matter or heat flows) are a linear function of the forces (e.g. concentration or temperature gradients) which cause them », Saviotti [1996], p. 31.

923.

« Beyond a given distance from equilibrium, at what is called a bifurcation point (...), the system undergoes a transition to greater number of states, each characterized by a high degree of order and by a different structure », Saviotti [1996], pp. 31‑32.

924.

« Attractor ».

925.

« Naturally, at this stage, evolutionary economics does not yet have a formal structure of sophistication comparable to that of neoclassical economics. It can be expected that the construction of such a formal structure will be one of the next and most important tasks of evolutionary economics and one which will determine its success or failure », Saviotti [1996], p. 49.

926.

Voir p. 61.

927.

« Earlier, I suggest that the appeal of equilibrium formal theorizing in economics was much more than a matter of computational feasibility, but reflected as well of aesthetics and elegance. But elegance is in the eye of the beholder. Those working with the new models of dynamic complex systems clearly are developing a sense of aesthetics of their own. And appreciation of a different kind of elegance seems to be spreading among economists », Nelson [1995], p. 52.

928.

« Formal models of economic evolution ».

929.

« Much of this work is still explanatory and experimental; it remains to be seen to what extent the adaptationist, evolutionary toolbox can attain a status alongside, or even in place of, the traditional optimization methods still dominant in economic theorizing », Silverberg [1994], p. 217.

930.

« A unified framework for evolutionary theories is still to come and cannot be expected to appear overnight », Saviotti [1996], p. 7.

931.

Voir respectivement p. 269 et p. 274.

932.

« The main strength of the book as a whole is that it (…) points to a number of potentially useful directions of future research, and to formal techniques and models that could help », Pavitt [1999], p. 272.

933.

« I do consider the formal exploration (that is, via analytical or simulation means) of basic theoretical propositions as a fundamental ‑ albeit by no means exclusive ‑ exercise », Dosi [2000], p. 32.