Section 1. Discussions entre évolutionnisme et institutionnalisme

Le refus de Hodgson de voir une filiation directe entre les travaux de Schumpeter et ceux des évolutionnistes contemporains est associé à la volonté de faire des travaux des premiers institutionnalistes la base de l’évolutionnisme contemporain. Dans l’introduction de The Elgar Companion to Institutional and Evolutionary Economics, Hodgson, Samuels et Tool [1994] expliquent que « ‘quoique l’attention soit portée sur la critique des différents aspects de l’économie néoclassique, le principal objectif concerne la présentation de l’économie institutionnelle et évolutionniste comme une alternative à la fois à l’économie néoclassique (incluant la ’ ‘«’ ‘ nouvelle ’ ‘»’ ‘ économie institutionnelle) et à l’économie marxienne’ » 934 . Selon Hodgson [1994b], le trait principal de la « nouvelle économie institutionnelle » est lié à son développement non pas « via une nouvelle émergence de l’institutionnalisme traditionnel, mais plutôt au cœur même de la théorie orthodoxe moderne » 935 . Elle écarte ainsi les deux critiques formulées par l’« ancien » institutionnalisme déterminé, d’une part, à considérer les institutions comme l’objet de l’analyse plutôt que les individus et, d’autre part, à refuser de raisonner en termes d’équilibre au profit d’une conception évolutionniste. Ce double rejet a pour conséquence la possibilité de s’intéresser à la croissance de long terme au point que « des travaux récents sur la théorie du changement technologique ont de nombreux points communs avec les travaux de la tradition de l’ancien institutionnalisme » 936 . Néanmoins, si l’analyse de l’ancien institutionnalisme est pensée en termes évolutionnistes, l’évolutionnisme contemporain n’est pas nécessairement compatible avec l’ancien institutionnalisme. En effet, alors que ce dernier insiste sur la nécessité de raisonner sur des institutions plutôt que des individus, l’évolutionnisme proposé par Nelson et Winter suppose au contraire une méthodologie basée sur l’individu.

Coriat et Weinstein [1995] notent ainsi que «‘[les évolutionnistes] sont pleinement partie prenante de la méthodologie individualiste. (...) Observons cependant que si l’ultra‑individualisme méthodologique remplit parfaitement sa fonction critique par rapport aux approches néoclassiques standards, la méthode présente aussi un coût, celui de la non‑prise en compte de l’histoire et des rapports sociaux’ » 937 . Coriat et Weinstein précisent que « ‘si les firmes sont bien, chez les évolutionnistes, des organisations ‑ qui mettent aux prises dans des rapports complexes des individus dotés de subjectivités complexes, elles ne sont aucunement des institutions, des construits sociaux dont les règles de formation obéissent certes à des déterminations cognitives mais aussi à des contraintes sociales’ » 938 . Plus récemment, Coriat et Weinstein [1999] expliquent qu’en s’intéressant à la coordination des agents, la théorie évolutionniste apporte des réflexions sur le contenu des connaissances tacites, mais elle propose dans le même temps, « une vision extrêmement étroite de la nature des conflits, et de leur mode de résolution » 939 . Notons que dans une communication à la conférence organisée en juin 2001 à Aalborg par le Danish Research Unit of Industrial Dynamics pour apprécier les avancées réalisées depuis la parution de An Evolutionary Theory of Economic Change et définir les éléments à approfondir dans les futures recherches, Dosi, Levinthal et Marengo [2001] s’intéressent aux moyens permettant de lier les questions d’incitation et d’apprentissage aux problèmes d’évolution organisationnelle. L’idée est de proposer « un pont » 940 entre l’analyse des organisations économiques construite à partir d’agents sophistiqués et individualistes dont les actions sont dirigées par les forces du marché et l’analyse fondée sur les « caractéristiques de résolution de problèmes » 941 de ces organisations. Ces caractéristiques s’inscrivent dans un contexte fait d’agents rationnellement limités, de « processus extrêmement imparfaits d’apprentissage » 942 et de « mécanismes de distribution sociale de « travail cognitif » » 943 . Le modèle, s’il reste rudimentaire, correspond indéniablement à une première tentative cherchant à combler les manques soulignés par Coriat et Weinstein.

Une autre proximité existe a priori entre les travaux historiques sur les institutions et sur les firmes et les théories évolutionnistes. Nous avons mentionné les travaux de Chandler sur l’évolution des firmes et leurs liens avec l’analyse évolutionniste ou les contributions de David et Arthur sur le développement des technologies. Il nous semble également important de citer les contributions de North sur les institutions. Dans le numéro du Scandinavian Journal of Economics consacré aux prix Nobel d’économie de 1993, Myhrman et Weingast [1994] mettent en avant les axes de recherche et la démarche de North. Ils s’intéressent à cinq de ses ouvrages, dont deux édités au cours des deux dernières décennies, Structure and Change in Economic History en 1981 944 et Institutions, Institutional Change and Economic Performance en 1990 945 . Son approche « néo‑institutionnelle » est à la marge des travaux qui relèvent de ce courant, en raison de l’accent mis sur l’histoire. Hodgson [1994b] souligne que ses travaux demeurent essentiellement d’inspiration néoclassique, au sens où ils ont recours à des comportements maximisateurs et excluent les questions liées à l’information. Myhrman et Weingast [1994] insistent cependant sur le recul croissant de North face à certaines hypothèses néoclassiques. Ils expliquent que dans le livre de 1981, North a intégré des aspects négligés par la théorie néoclassique, comme l’Etat ou l’idéologie. Ils notent encore que « dans son dernier ouvrage (…), il va jusqu’à mettre en question la pertinence d’autres hypothèses de la théorie néoclassique traditionnelle. Ses ouvrages antérieurs sur les institutions insistaient sur les coûts de transaction (…). Ces coûts incluent donc le coût de l’information qui les concerne. (…) Un tel raisonnement amène à un réexamen de la notion de rationalité, et c’est le point de départ du livre de North de 1990 » 946 .

La dimension historique, dans l’analyse évolutionniste, est en fait davantage suggérée que justifiée et laisse certains commentateurs sceptiques. Les critiques avancées par Langlois [1990] ou Coriat et Weinstein [1995] permettent de distinguer la reconnaissance de trajectoires historiques différentes ‑ pour les firmes, les technologies ou les pays ‑ de la prise en compte explicite des phénomènes historiques. En d’autres termes, c’est un fait de constater à un moment donné des situations différentes, mais c’en est un autre que de décrire les phases à l’origine de ces différences. D’ailleurs, l’explication en termes de méthodes est finalement assez simple : l’analyse évolutionniste s’écarte à la fois de la démarche néoclassique, pour laquelle prime la recherche de théories générales, et de la démarche de l’historien, pour lequel la singularité est la règle et à laquelle s’oppose la mise en avant de taxonomies. Notons que ce dernier point est particulièrement explicite dans l’introduction de l’article de David de 1985, qui précise « ‘seule, mon histoire sera simplement une illustration et ne dit pas quelle est la part du monde fonctionnant de cette manière. C’est un résultat empirique ouvert et je serais présomptueux si j’affirmais l’avoir définitivement réglé ou vous dire quoi en faire’ » 947 . La démarche évolutionniste illustre finalement assez bien les remarques énoncées par Hodgson [1996b] sur les liens nécessaires entre ce qui est universel et ce qui est spécifique 948 . Manifestement, l’évolutionnisme regroupe deux tentations entre l’adoption d’une démarche similaire à la démarche institutionnaliste, au sens où selon Hodgson, « le concept d’institution permet de faire le lien entre le spécifique et le général » 949 et la recherche d’une structure formelle robuste et aussi puissante que celle à laquelle a recours la théorie néoclassique. La mélange de ces deux approches de l’économie ne peut évidemment être qu’un vœu pieu.

Quoi qu’il en soit, lorsque des programmes de recherche se rencontrent sur un ou plusieurs éléments de leur noyau dur, les tentatives pour concilier les deux programmes sont souvent nombreuses. A titre d’exemple, citons les travaux des économistes suivants : Vercueil [1997] sur l’ « institutionnalisme américain » et l’économie des conventions, Hodgson [1994b] sur l’ « ancien institutionnalisme » 950 et l’évolutionnisme contemporain, Brousseau [1999] sur le néo‑institutionnalisme et l’évolutionnisme, Coriat et Weinstein [1995] sur l’économie des conventions et les théories de la régulation, Coriat et Dosi [1995] sur l’évolutionnisme et les théories de la régulation ou Dugger et Sherman [1997] sur l’institutionnalisme et le marxisme. La question posée par cette démarche porte sur ce que Vercueil appelle « la pertinence d’une telle « recherche généalogique » dans le domaine des théories économiques » 951 . Pour justifier une telle pratique, il propose de montrer la référence explicite d’un courant à un autre, le champ théorique des courants, défini comme « le domaine jugé pertinent par les chercheurs pour l’investigation théorique » 952 et les programmes de recherche au sein des courants théoriques. Plus généralement encore, une autre remarque s’impose sur le fossé existant entre le rejet partagé d’une méthodologie et l’appartenance à un même programme de recherche. Le programme de recherche néoclassique s’organise autour d’une méthodologie propre et unique. Or, les autres programmes peuvent parfois partager certains points de vue méthodologiques, dont le principal est justement le refus de ce que Lewis [1960] 953 appelle l’ « idiome méthodologique » 954 néoclassique. Cette expression illustre l’ambition néoclassique de définir les sciences économiques, non pas par rapport à l’objet qu’elles sont censées étudier, mais par les méthodes qu’elles utilisent pour l’étudier (Hodgson [1996b]). Néanmoins, si les programmes de recherche alternatifs s’accordent à refuser une telle démarche, ils ne constituent pas pour autant un groupe homogène. Aussi, les différentes tentatives de conciliation entre programmes de recherche doivent non seulement faire face à des difficultés techniques mais doivent surtout montrer l’utilité et la pertinence de tels rapprochements. Nous concernant, et pour conclure, le programme de recherche évolutionniste de l’industrie et de la technologie n’est pas le programme de recherche institutionnaliste, même si les passerelles sont fréquentes entre les deux.

Notes
934.

« Although some attention is given to the critique of various aspects of mainstream neoclassical economics, the principal focus has been on the affirmative presentation of institutional and evolutionary economics as variegated alternatives to both neoclassicism (including the « new » institutional economics) and Marxian economics », Hodgson ‑ Samuels ‑ Tool [1994], p. xv.

935.

« Not via a reemergence of traditional institutionalism, but mainly through developments in the heart of modern orthodox theory itself », Hodgson [1994b], p. 397.

936.

« Recent work on the theory of technological change has found many connections with work in the « old » institutionalist tradition », Hodgson [1994b], p. 401.

937.

Coriat ‑ Weinstein [1995], p. 122‑123.

938.

Coriat ‑ Weinstein [1995], p. 139.

939.

Coriat ‑ Weinstein [1999], p. 16.

940.

« A bridge ».

941.

« Problem‑solving features ».

942.

« Grossly imperfect processes of learning ».

943.

« Mechanisms of social distribution of « cognitive labor » ».

944.

North D. [1981], Structure and Change in Economic History, Norton, New York.

945.

North D. [1990], Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press, Cambridge.

946.

Myhrman ‑ Weingast [1994], p. 10.

947.

« Standing alone, my story will be simply illustrative and does not establish how much of the world works this way. That is an open empirical issue and I would be presumptuous to claim to have settle it, or to instruct you in what to do about it », David [1985], p. 332.

948.

Nous avons présenté ces remarques p. 343.

949.

« The concept of the institution provides a link between the specific and the general », Hodgson [1996b], p. 110.

950.

L’ « institutionnalisme américain » de Vercueil correspond à l’ « ancien institutionnalisme » de Hodgson.

951.

Vercueil [1997], p. 87.

952.

Vercueil [1997], p. 88.

953.

Lewis C. [1960], Studies in Words, Cambridge University Press, Cambridge.

954.

« Methodological idiom », cité par Hodgson [1996b], p. 106.