Section 2. Relations entre les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes de l’industrie et de la technologie

Concernant le programme de recherche néoclassique de la croissance et le programme de recherche évolutionniste de l’industrie et de la technologie, la manière dont chacun envisage l’autre est particulièrement intéressante. Pour bien comprendre, citons Snowdon, Vane et Wynarczyk [1994] : ‘«’ ‘ comme les idées économiques ont une forte dose de ténacité et puisqu’il est difficile de tuer une théorie économique, nous avons tendance à la retenir plutôt qu’à la rejeter ’» 955 . Cette remarque fait référence aux travaux de Kuhn, que Snowdon, Vane et Wynarczyk tentent d’appliquer à la macro‑économie. Toutefois, ce passage peut s’appliquer sans difficulté au concept de programme de recherche. La première partie expliquant que « les idées économiques ont une forte dose de ténacité » peut faire référence au noyau dur. Cela permet de distinguer la disparition des théories réfutables, par opposition à la pérennité des programmes de recherche. La seconde partie de la citation de Snowdon, Vane et Wynarczyk, selon laquelle « il est difficile de tuer une théorie » nécessite une remarque. Il convient de distinguer le comportement de ceux qui appartiennent au programme de recherche de la réaction de la part des autres économistes. La même critique peut être opposée au fait que « nous tendance à la retenir plutôt qu’à la rejeter ». Là encore, il n’est pas forcément difficile de rejeter une théorie ‑ ou un programme de recherche ‑ pour des économistes appartenant à un programme concurrent. Cet aspect est particulièrement pertinent pour les programmes de recherche qui nous intéressent.

De manière générale, Blaug [1992] note que « ‘c’est un trait caractéristique de nombreux programmes de recherche scientifiques de se poser des questions sur le monde réel différentes de celles que pose le programme de recherche néoclassique, de telle sorte que le choix entre eux suppose de difficiles jugements relatifs à la fécondité, c’est‑à‑dire aux promesses d’évidence empirique survenant dans le futur’ » 956 . Silverberg et Verspagen [1995] ne regrettent nullement cet état de fait et, concernant plus précisément les travaux évolutionnistes, considèrent qu’ « ‘une approche plus positive du développement scientifique impliquerait que la théorie évolutionniste propose ses propres résultats et ne cherche pas seulement à se positionner par rapport aux résultats néoclassiques’ » 957 . Une question importante revient à s’interroger sur la capacité de l’analyse évolutionniste à s’ériger comme une alternative sérieuse au programme de recherche néoclassique et de réussir là où d’autres ont échoué. Ce point met en avant le fait que les théories néoclassiques appartiennent au programme de recherche dominant, alors que les théories évolutionnistes se définissent, plus ou moins explicitement et de façon plus ou moins prononcée, comme un programme de recherche concurrent. Un exemple éclairant du comportement des économistes néoclassiques est donné par Romer [1994] dans un article publié dans le Journal of Economic Perspectives. Dès l’introduction, il rappelle que « ‘l’objet d’étude des théories de la croissance endogène correspond au comportement de l’économie comme un tout. Aussi, ce travail est complémentaire, mais différent, de l’étude de la recherche et du développement ou de la productivité au niveau de l’industrie ou de la firme’ » 958 . A cet égard, après avoir défini les cinq faits stylisés dont doivent rendre compte les analystes de la croissance, il précise en note de bas de page que ‘«’ ‘ Rich’ ‘ard Nelson et Sidney Winter [1982] développent un modèle de croissance évolutionniste alternatif. Leur type de théorie descriptive, verbale, qu’ils appellent théorie appréciative, est suffisamment souple pour s’accommoder des faits 1 à 5. Leur type de travail peut être pensé comme un complément de la théorie formelle, non comme un substitut ’» 959 .

Ce comportement n’est cependant pas représentatif des travaux sur la croissance endogène dans la mesure où la plupart du temps, l’originalité des travaux évolutionnistes est largement reconnue. Dès lors, pour la plupart de ces travaux, l’agenda des recherches futures porte sur la prise en compte des principales conclusions évolutionnistes dans le cadre de la croissance endogène. Ainsi, Nyssen [1995] considère qu’ « ‘une (...) voie de recherche [future] pourrait consister à intégrer dans le modèle avec micro‑économie de l’innovation les éléments développés depuis quelques années par les économistes ’ ‘«’ ‘ évolutionnistes ’ ‘»’ » 960 . De manière similaire, à la fin de leur survey sur les théories de la croissance endogène, Amable et Guellec [1992] soulignent la possibilité d’articuler les problématiques de la croissance endogène et la notion de système national d’innovation et affirment que l’analyse des externalités permettrait justement de faire ce lien. Enfin, sans être évidemment exhaustif, notons que Aghion et Howitt [1998], dans leur tentative d’introduction de problématiques issues des travaux sur l’industrie et le changement technique dans des modèles de croissance endogène, s’appuient presque autant sur les progrès de la théorie des jeux tels que ceux proposés par Tirole en 1988 que sur les chapitres de Teece et de Kay 961 proposés dans Technical Change and Economic Theory en 1988. Ils l’expliquent d’ailleurs explicitement : « ‘nous empruntons à la littérature descriptive concernant l’organisation de la R&D, ainsi qu’aux développements récents de la théorie des organisations’ » 962 .

Le fait de concevoir les travaux évolutionnistes comme le complément des travaux néoclassiques renvoie à la distinction qui est traditionnellement faite entre l’étude :

des comportements micro‑économiques responsables de la création et de la diffusion des nouvelles technologies ;

des sentiers de croissance macro‑économiques liés à la création et à la diffusion des nouvelles technologies.

Mais c’est justement cette distinction systématique que refusent les économistes évolutionnistes. Elle justifie leur volonté de rompre avec les outils néoclassiques et leur ambition de proposer une analyse véritablement alternative. Un aspect de la démarche dialectique de Nelson est particulièrement représentatif, selon nous, de la situation intellectuelle d’une partie de l’analyse évolutionniste face à sa concurrente néoclassique. Nous avons déjà souligné l’importance qu’accordent Nelson et Winter dans leur ouvrage de 1982 à démontrer que leur analyse peut expliquer au moins les mêmes faits que l’analyse néoclassique. Mais ce qui nous intéresse ici porte spécialement sur le fait que depuis 1974, Nelson s’attache régulièrement à expliquer en quoi les outils analytiques néoclassiques sont inaptes à rendre compte du changement technique et de l’innovation. Or, cette récurrence illustre non pas l’incapacité de Nelson à renouveler son discours, mais la difficulté à « décrédibiliser » la machinerie néoclassique traditionnelle. Il est également utile de signaler que les contributions de Nelson sur ce thème ne sont pas les seules qu’il ait produites. Elles ne sont même qu’une petite partie de son travail. Le cœur de ce dernier repose sur la mise en avant de ses propres concepts et outils et sur un ensemble de travaux « appliqués », dont Sources of Industrial Leadership co‑édité avec Mowery en 1999 constitue le dernier exemple caractéristique à ce jour. A titre d’exemples, signalons plusieurs articles de Nelson, proposés depuis 1974 et destinés à rendre compte des limites de l’analyse néoclassique. La plupart des articles proposés ici combinent d’ailleurs souvent une critique de la méthode néoclassique à une présentation des avantages de la démarche évolutionniste :

en 1974 dans l’Economic Journal, avec Winter, ils consacrent un quart de leur démonstration à « la structure néoclassique et l’alternative schumpeterienne » 963 pour la théorie de la croissance économique ;

en 1981, dans le Journal of Economic Literature, il s’intéresse à la « recherche sur la croissance de la productivité et les différentiels de productivité » 964 et s’interroge, toujours dans le premier quart de l’article, sur la « schizophrénie de la recherche contemporaine sur la croissance de la productivité et les phénomènes connexes » 965  ;

en 1994 (Nelson [1994c]), dans The Economics of Growth and Technical Change co‑édité par Silverberg et Soete, il se demande « quel a été le problème avec la théorie néoclassique de la croissance ? » 966  ;

en 1998, dans le Cambridge Journal of Economics, il précise dans le résumé de « The Agenda for Growth Theory » qu’ « il est expliqué ici que les hypothèses de base de la théorie néoclassique de la croissance limitent de manière inhérente la capacité des modèles au sein de cette théorie à expliquer la croissance telle que nous l’avons connue » 967 .

La démarche de Nelson n’est cependant pas partagée par l’ensemble des économistes évolutionnistes. Dans le chapitre consacré à la présentation de la méthodologie des programmes de recherche scientifiques, nous avons insisté sur le fait que le programme de recherche se définit par des méthodes partagées par les économistes de ce programme. Or, Dosi [2000] signale que « le « programme » [de recherche évolutionniste] ‑ au moins tel qu’(il) le voit ‑ a été et est toujours énormément enrichi par des auteurs qui n’accorderaient pas d’intérêt particulier à s’appeler eux‑mêmes évolutionnistes (de Paul David sur le rôle de l’histoire dans la dynamique économique, Michael Cohen et Massimo Egidi sur les problèmes de résolution heuristique et routinière, Buz Brock et Alan Kirman sur les propriétés des marchés décentralisés, à Marco Lippi et ses collègues sur l’économétrie de l’agrégation spatiale et temporelle. La liste pourrait en fait être très longue) » 968 . Selon nous, ce point met en lumière la volonté de considérer implicitement que le programme de recherche existe en tant que tel, sans avoir à l’affirmer en permanence. Le recours aux hypothèses et outils de la théorie néoclassique n’est pas systématiquement justifié, parce que celle‑ci correspond au programme de recherche dominant. Il n’est donc pas indispensable d’expliciter le choix d’outils partagés par la majorité des économistes. Par contre, la référence à l’ « hétérodoxie » mérite, la plupart du temps des explications, voire des justifications, parce que la validité scientifique n’est pas évidente pour tout le monde. Or, la remarque de Dosi illustre justement la confiance des économistes cités dans leur propre programme de recherche, qui ne se sentent pas contraints d’expliquer leur démarche.

Quoi qu’il en soit, notons que le fait que chacun des deux programmes de recherche se positionne différemment par rapport à l’autre a une implication importante du point de vue de l’énoncé général des propositions des uns et des autres. Nous venons de voir le sens de cette remarque pour Nelson, mais comme de nombreux travaux critiques vis‑à‑vis de la théorie néoclassique en général adoptent cette stratégie, il est justement difficile, parfois, de séparer les propositions propres des critiques adressées à l’encontre de la théorie dominante. Aussi, dans la troisième partie, la présentation de certaines idées néoclassiques est accompagnée de critiques avancées par certains économistes, évolutionnistes et même parfois institutionnalistes. Le sens pour nous de cette démarche se justifie parce que les critiques adressées sur un point ne s’accompagnent pas toujours d’une proposition alternative sur ce point précis. Or, elles s’inscrivent indéniablement dans la discussion économique et justifie leur présentation dans le programme de recherche néoclassique 969 . Encore une fois, la démarche de Nelson et Winter [1982] consistant à proposer une explication alternative point par point à la théorie de la croissance néoclassique fait figure d’exception. Par exemple, le rejet d’une hypothèse jugée trop restrictive ou insuffisante de manière générale s’accompagne souvent d’un cadre analytique différent. En d’autres termes, et comme cela a été souligné dans la dernière section de la présentation de la méthodologie des programmes de recherche scientifiques de Lakatos, l’un des seuls domaines des sciences économiques où des théories alternatives voient leurs thèmes se chevaucher presque intégralement correspond à la macro‑économie 970 . Pour les autres, cela n’empêche pas la comparaison, mais nécessite l’utilisation d’outils différents et surtout la nécessité de distinguer les thèmes des méthodes.

Notes
955.

« Since economic ideas display a great deal of tenacity and as it is terribly difficult to kill an economic theory, we have a tendency to retain rather than reject », Snowdon ‑ Vane ‑ Wynarczyk [1994], p. 22.

956.

Blaug [1992], p. 256.

957.

« A more positive approach to scientific development would require an evolutionary theory to provide fresh results of its own and not only benchmark itself against neoclassical results », Silverberg ‑ Verspagen [1995].

958.

« The focus in endogenous growth is the behavior of the economy as a whole. As a result, this work is complementary to, but different from, the study of research and development or productivity at the level of the industry or firm », Romer [1994], p. 3.

959.

« Richard Nelson and Sidney Winter [1982] developed an alternative evolutionary model of growth. Their verbal, descriptive style of theory, which they label appreciative theory, was flexible enough to accommodate facts 1‑5. This style of work can be thought as a complement to formal theory, not a substitute for it », Romer [1994], p. 14.

960.

Nyssen [1995], p. 257.

961.

Kay N. [1988], « The R&D Function: Corporate Strategy and Structure », in G. Dosi ‑ C. Freeman ‑ R. Nelson ‑ G. Silverberg ‑ L. Soete (eds), Technical Change and Economic Theory, Pinter, London, pp. 282‑294.

962.

Aghion et Howitt [1998], p. 484.

963.

« The Neoclassical Structure and the Schumpeterian Alternative », extrait du titre de la première des cinq parties.

964.

« Research on Productivity Growth and Productivity Differences », première partie du titre de l’article.

965.

« The Schizophrenia of Contemporary Research on Productivity Growth and Related Phenomena », titre de la première des cinq parties.

966.

« What Has Been the Matter with Neoclassical Growth Theory? », titre de la contribution.

967.

« It is argued here that the basic assumptions of growth neoclassical theory inherently limit the ability of models within the theory to cast light on economic growth as we have experienced it », Nelson [1998], p. 497.

968.

« The « programme », at least as I see it ‑ has been and is enormously enriched by contributors who would not particularly care to call themselves « evolutionists » (from Paul David on the role of history on economic dynamics, to Michael Cohen and Massimo Egidi on problem solving heuristics and routines, to Buz Brock and Alan Kirman on the properties of decentralized markets, to Marco Lippi and colleagues on the econometrics of spatial and temporal aggregation. The list should be very long indeed.) », Dosi [2000], p. 23.

969.

C’est notamment le cas pour l’explication néoclassique de l’impact de la production de connaissances sur la croissance économique. Dans cet exemple, nous introduisons des commentaires de Langlois [2001] sur le découpage traditionnel entre les connaissances tacites et les connaissance codifiées, voir pp. 430 et suivantes.

970.

Il s’agit plus précisément d’un commentaire proposé par Snowdon, Vane et Wynarczyk [1994], voir p. 188.