Objectifs de la troisième partie

Cette dernière partie s’intéresse à la confrontation des propositions positives des programmes de recherche avec les faits économiques. La différence avec la deuxième partie vient du fait que, précédemment, nous avons étudié les développements théoriques des programmes de recherche, alors que maintenant, nous voulons apprécier la nature « opérationnelle » des programmes, ou avec les termes de Lakatos, voir si les programmes sont empiriquement progressifs ou dégénérescents. Dans la partie précédente, nous avons présenté séparément les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes. Cette séparation découle de la remarque que nous avons déjà formulée dans l’introduction, selon laquelle ces deux programmes de recherche ne se recoupent pas entièrement et ne sont pas organisés de façon identique. Ainsi, seuls les travaux sur la croissance sont véritablement « confrontables », alors qu’ils s’appuient sur d’autres travaux au sein de leur propre famille de modèles. La comparaison point par point est néanmoins impossible, parce qu’on ne peut pas systématiquement et simplement opposer une rationalité parfaite à une rationalité limitée, un cheminement à l’équilibre à un cheminement hors‑équilibre ou un agent représentatif à des agents hétérogènes. De nombreuses spécificités demeurent qui n’ont pas de contreparties, comme par exemple, la présence de routines organisationnelles au sein de la firme dans l’analyse évolutionniste ou les rendements non‑décroissants pour la théorie de la croissance endogène. Par contre, les résultats sont opposables, ou en tout cas comparables. De ce point de vue, les croyances n’interviennent plus (ou presque plus, si on considère que les résultats des tests sont partiellement interprétables). La réfutation de leurs conclusions pose la question de leur capacité à réagir, en excluant la capacité d’intégrer des conclusions de manière ad hoc, qui caractérise, selon Lakatos, les programmes de recherche empiriquement dégénérescents. Autrement dit, les théories doivent non seulement être cohérentes avec les faits économiques, mais elles doivent en outre apporter une explication économique qui ne soit pas ad hoc. Aussi, nous portons notre attention sur deux thèmes : la convergence/divergence des taux de croissance et le rôle du changement technique dans les performances de croissance.

En fait, il nous semble que la seule corroboration des faits n’est pas suffisante, et que l’accent doit aussi être mis sur la capacité des théories à proposer des politiques publiques. Cet aspect a déjà été mentionné lors de l’introduction générale, quand nous insistions sur le rôle des économistes, lors de la controverse de Cambridge, auprès de responsables politiques ou de gouvernements 979 . Cette appréciation bute toutefois rapidement sur une difficulté : l’absence de propositions précises de politiques publiques. Néanmoins, il convient de noter, d’une part, que les théories de la croissance endogène insistent régulièrement sur la rupture par rapport au modèle néoclassique de base sur ce sujet, et, d’autre part, que les théories évolutionnistes justifient leur démarche par sa capacité à faire émerger des éléments de politiques publiques originaux. Par exemple, signalons :

  • un commentaire de Nelson et Winter [1982], qui notent : ‘«’ ‘ franchement, nous n’avons pas connaissance d’une analyse économique ’ ‘«’ ‘ orthodoxe ’ ‘»’ ‘ sur le rôle fructueux et infructueux du gouvernement dans la R&D industrielle. C’est largement parce que les économistes qui sont sérieusement intéressés par cette question, tout en utilisant souvent le langage et les concepts orthodoxes, tendent à adopter un point de vue qui est implicitement, si ce n’est explicitement, évolutionniste. (...) Notre perception est que l’analyse du problème est entravée, et non pas stimulée, par l’hypothèse que les firmes maximisent au sens propre leurs profits et que les industries sont à l’équilibre, et qu’elle est stimulée quand la rationalité limitée et une sélection évoluant lentement sont explicitement reconnues’ » 980  ;
  • une remarque plus indirecte avancée par Grossman et Helpman [1994]. Elle porte sur les différences que ceux‑ci perçoivent entre l’analyse (néoclassique) de la croissance persistant à décrire la croissance comme le résultat de l’accumulation de capital avec l’analyse (néoclassique) de la croissance centrée sur les externalités 981 . Ils expliquent : ‘«’ ‘ ces deux approches offrent logiquement des explications différentes de la croissance soutenue, sensible à la politique’ » 982 . Plus loin, ils notent qu’avec les modèles de croissance endogène qu’ont proposés Romer en 1990 (Romer [1990b]), Aghion et Howitt en 1992 ou eux‑mêmes, « ‘on peut désormais voir si une économie de marché décentralisée fournit des incitations adéquates pour une accumulation rapide de technologies marchandes, et on peut examiner comment les variations des structures économiques, des institutions et des politiques se traduisent en termes de taux de gains de productivité’ » 983 . En conclusion, ils précisent encore qu’avec ces deux approches, « ‘les responsables des politiques économiques font face à la difficile question de la meilleure manière de promouvoir une croissance économique soutenable rapide en présence de stocks de ressources naturelles non‑reproductibles pouvant disparaître’ » 984 . Rappelons que les explications de la croissance par les investissements en capital ou par les activités de R&D ne sont pas exclusives.

Si ces citations nous renseignent sur la place accordée par les théories aux politiques publiques, elles ne disent rien sur l’écart qui existe entre le débat théorique et le recours pratique aux concepts qui en ressortent. Un élément préalable de réflexion est donné par une remarque générale de Nelson et Winter [1982] sur les liens entre les travaux théoriques et les décisions gouvernementales. Ils notent que « ‘souvent, les discussions sur l’analyse de l’intervention publique supposent implicitement que les études les plus importantes sont produites par le gouvernement lui‑même ou par des consultants employés. Les analyses faites par le gouvernement ou autour de lui sont évidemment importantes. Toutefois, (...) ce sont souvent les spécialistes en dehors du gouvernement qui attirent l’attention sur les problèmes, qui fournissent les critiques les plus éclairantes et les plus acérées et qui s’intéressent les premiers à de nouveaux problèmes ’» 985 . Les remarques de Nelson et Winter concernent les aspects théoriques des politiques publiques. Ils soulignent par exemple, que de leur point de vue, les politiques publiques ne répondent pas à la recherche d’un optimum. Ils s’interrogent également sur l’impact des décisions publiques sur les choix futurs ou sur le fait que les décisions publiques s’inscrivent elles‑mêmes dans des structures institutionnelles et organisationnelles précises. Ils montrent enfin que les politiques publiques sont définies dans un contexte où les comportements individuels privés sont déterminants. Néanmoins, en dépit de ces remarques, il nous semble possible d’interpréter les propos de Nelson et Winter, que nous avons cités, en s’écartant de ce contenu théorique.

En fait, si les travaux des « spécialistes » sont plutôt théoriques, alors que ceux réalisés par les « consultants » sont davantage pratiques, il convient de noter que le passage des considérations théoriques aux aspects pratiques n’est pas direct. Entre les deux, il existe des travaux théoriques sur les politiques publiques. Ceux‑ci consistent essentiellement à interpréter les conclusions des modèles en propositions théoriques, c’est‑à‑dire qui contiennent toujours un contenu théorique. En d’autres termes encore, ces travaux ne sont pas des outils clés‑en‑main pour les décideurs politiques qui n’auraient plus qu’à choisir l’un ou l’autre. Le corollaire de cette remarque, c’est que nous souhaitons seulement déterminer si les outils théoriques sont mobilisables pour la politique publique et non pas s’ils sont réellement utilisés et encore moins si les conclusions sont vérifiées une fois que les politiques publiques recommandées sont mises en place. La raison est simple et souvent évoquée dans les travaux sur les politiques publiques. Elle est liée à l’impossibilité de mesurer avec précision les effets des politiques publiques. Ce point est expliqué par Bellon et de Bandt [1991] pour l’exemple de la politique industrielle, définie comme «‘un ensemble de mesures explicites et sélectives (avec ou sans dimension financière), prises par la puissance publique, pour agir, à l’aide de ressources appropriées, sur les structures et les comportements industriels nationaux ou s’exerçant sur le territoire national, l’objectif étant d’améliorer les performances industrielles en certains domaines spécifiques’ » 986 . Ils notent que l’évaluation des politiques industrielles est une tâche difficile, voire impossible, pour deux raisons. La première est statistique et tient au manque fréquent d’informations sur les aides ou les subventions versées, sur les bénéficiaires et sur l’utilisation précise de ces aides et subventions par les bénéficiaires. Dans le troisième chapitre, nous revenons sur la difficulté des pouvoirs publics à sélectionner les bénéficiaires de leurs aides et à en mesurer l’efficacité 987 . La seconde est méthodologique et correspond au fait qu’ « il est évidemment impossible de comparer les performances ou résultats avec ce qu’ils auraient été en l’absence d’intervention » 988 .

Notes
979.

Voir p. 14.

980.

« Frankly, we do not know of any « orthodox » economic analysis of the fruitful and unfruitful roles of government in industrial R&D to contrast with our own. This is largely because those who are seriously interested in the question, while they often use orthodox language and concepts, tend to adopt a point of view that is implicitly, if not explicitly, evolutionary. (...) Our point is that analysis of the problem is hindered, not advanced, by the assumption that firms literally maximize profit and industries are in equilibrium, and is advanced when bounded rationality and slow‑moving selection are recognized explicitly », Nelson ‑ Winter [1982], p. 394.

981.

Le sens de cette différence a été abordé précédemment, voir p. 207.

982.

« These two approaches offer logically coherent explanations of sustained, policy‑sensitive growth », Grossman ‑ Helpman [1994], p. 24.

983.

« One can now investigate whether a decentralized market economy provides adequate incentives for rapid accumulation of commercial technology, and one can examine how variations in economic structures, institutions, and policies translate into different rates of productivity gain », Grossman ‑ Helpman [1994], p. 24, souligné par nous.

984.

« Economic policy‑maker face the difficult question of best to promote rapid, sustainable economic growth in the face of depletable stocks of irreproducible natural resources », Grossman ‑ Helpman [1994], p. 42.

985.

« Often discussions of policy analysis implicitly assume that the most important studies are produced in government itself or by hired consultants. Analyses done in or close to government clearly are important. However, (...) it is often the scholar outside government who calls attention to the problem, who provides the most illuminating and scathing criticism of existing policies, who opens thinking to new ones », Nelson ‑ Winter [1982], p. 383.

986.

Bellon ‑ de Bandt [1991], p. 825.

987.

Voir p. 504.

988.

Bellon ‑ de Bandt [1991], p. 841.