Section 2. Le rapport entre les faits et la théorie

Les premiers modèles de croissance font apparaître une ambiguïté quant aux relations entre les « faits » empiriques et les hypothèses. Stiglitz et Uzawa [1969] expliquent que « ‘le manque d’information sur la plupart des points cruciaux des modèles de croissance a conduit à la prolifération d’hypothèses, ainsi qu’à de nombreuses discussions qui ne peuvent aboutir qu’avec l’apparition de nouvelles évidences empiriques. Dans le même temps, toutefois, la théorie de la croissance a fourni une structure conceptuelle permettant une recherche empirique plus significative ’» 1009 . Très clairement, les théories sont censées reproduire la réalité économique observable en synthétisant les inter‑relations des grandes variables macro‑économiques. Mais parallèlement, elles doivent permettre d’aider à la mesure empirique de ces relations. Un exemple significatif de la difficulté à trouver le sens de causalité entre la théorie et les faits empiriques est donné par la problématique de la convergence/divergence, que nous exposerons plus loin. Il est possible de définir ces relations de deux manières différentes :

La première perspective renvoie à l’idée de Popper sur l’asymétrie entre l’infirmation et la vérification. Celle‑ci implique que les travaux empiriques peuvent soit infirmer les propositions théoriques des théories de la croissance endogène, soit indiquer qu’elles ne sont pas « fausses », sans dire pour autant qu’elles sont « vraies ». La seconde implique que les conclusions des théories alternatives doivent nécessairement être identiques. La question du lien entre les théories et les faits est au cœur des travaux méthodologiques de Leontief. Dans une allocution présentée en 1953 et publiée en 1954, il tente de montrer l’importance de l’observation des faits pour l’analyse théorique. Il note en conclusion que « ‘l’économie, l’économie mathématique en particulier, a acquis très tôt dans son évolution les attitudes et les manières des sciences empiriques exactes sans être réellement passée par la dure école de la recherche directe et détaillée des faits ’» 1012 . Il précise que « ‘quand on en a pris la peine, on ne peut s’empêcher d’éprouver une satisfaction particulière en voyant ces masses de faits sans forme apparente se plier aux commandements d’une pensée mathématique ordonnée et ordonnante’ » 1013 . Les relations de dépendance entre les variables réelles de l’économie et l’interprétation théorique du fonctionnement de l’économie sont, une nouvelle fois, mises en avant par Leontief, dans un article de 1959. Il précise que « ‘les variables [qui représentent des faits directement observés] constituent l’arête tranchante de l’outil analytique sans laquelle celui‑ci ne pourrait avoir aucune signification opérationnelle. (...) Cet outil contient également dans son mécanisme interne des concepts auxiliaires d’un genre assez artificiel. Qualitativement et quantitativement, les deux types de variables sont en alignement mutuel, comme les rouages d’une bonne montre. Cela ne signifie pas que les caractères qualitatifs des variables artificielles soient semblables à ceux des variables appartenant au groupe plus réaliste. Au contraire, c’est précisément de leur structure qualitative différente que dépend l’efficacité de la combinaison analytique des deux genres de variables’ » 1014 .

Néanmoins, si l’analyse économique doit commencer par la collecte de faits, le problème se déplace et se pose dans les termes suivants : comment collecter les faits ? La réponse proposée par Leontief [1959] insiste sur les relations entre les sciences économiques et les autres sciences sociales. Il souligne « ‘que les faits ont été le plus souvent observés par une personne autre que l’économiste lui‑même et généralement décrits dans le langage technique, non celui de l’économie, mais de toute autre discipline’ » 1015 ou encore que « ‘malgré son manque de finesse, la généralisation verbale reste le seul moyen sur lequel l’analyste théorique comme l’empiriste antithéorique peuvent compter au début de leur tâche pour réduire à des proportions maniables la vérité apparemment infinie des faits directement observés ’» 1016 . Cependant, la place accordée aux faits est largement influencée par la manière de mener le raisonnement en sciences économiques. Les remarques énoncées par Leontief [1971] affirmant que « ‘pour approfondir les fondations de notre système d’analyse, il sera nécessaire d’aller sans hésitation au‑delà des limites du domaine des phénomènes économiques, tel qu’il a été jalonné jusqu’à présent’ » 1017 s’oppose explicitement aux travaux de la théorie dominante. Autrement dit, lorsque celle‑ci rejette le principe d’une science fondée sur des travaux empiriques, c’est parce qu’elle a « ‘le souci constant de travailler sur une réalité imaginaire, hypothétique, plutôt qu’observable’ » 1018 . Les idées développées par Leontief reprennent des notions familières aux autres sciences sociales. Elles contestent l’infirmationnisme de Popper, auquel prétend se référer le courant dominant et à propos duquel Blaug [1992] note que les règles sont plus souvent énoncées qu’elles ne sont véritablement appliquées. Cette situation correspond, selon les termes de Coddington [1975] 1019 , à un « infirmationnisme inoffensif » 1020 .

Notes
1009.

« The lack of empirical information about many of the crucial aspects of growth models has led to proliferation of assumptions as well as to a number of disputes which will be settled only when further empirical evidence becomes available. At the same time, however, growth theory has provided a conceptual framework within with much more meaningful empirical research can take place », Stiglitz ‑ Uzawa [1969], p. 4.

1010.

C’est le point de vue que nous adoptons dans le deuxième chapitre. En effet, nous considérons à la lecture de plusieurs contributions que la convergence n’est pas systématique et que les théories doivent justifier économiquement cette situation.

1011.

Arena ‑ Torre [1992], p. 27.

1012.

Leontief [1954], p. 113.

1013.

Leontief [1954], p. 113.

1014.

Leontief [1959], p. 127.

1015.

Leontief [1959], p. 126.

1016.

Leontief [1959], p. 129.

1017.

Leontief [1971], p. 18.

1018.

Leontief [1971], p. 15.

1019.

Coddington A. [1975], « The Rationale of General Equilibrium Theory », Economic Inquiry, vol. 13, pp. 539‑558.

1020.

Coddington [1975], cité par Blaug [1992], p. 111.