Section 3. Application aux théories de la croissance et du changement technique

Solow [1988] note que « ‘nous n’avons pas d’autre choix que d’observer nous‑même directement comment fonctionnent les institutions économiques. Il y aura, bien sûr, des discussions sur le modus operandi de ces différentes institutions, mais ces discussions seront intelligibles, ordonnées et appuyées sur les faits. Ce type d’empirisme méthodologique est sans doute inconfortable et dérangeant, mais c’est le seul à pouvoir nous protéger du délire’ » 1021 . Sur ce point, Barro et Sala‑i‑Martin [1995] notent que « ‘la distinction la plus claire entre la théorie de la croissance des années soixante et celle des années quatre‑vingts et quatre‑vingt‑dix tient à ce que la recherche récente attache une attention beaucoup plus grande aux implications empiriques et à la relation entre la théorie et les faits’ » 1022 . Ces propos doivent être approfondis. Une interprétation rapide correspond à la notion de Popper sur la réfutabilité des propositions. Or, nous avons déjà montré que les théories ne disparaissent pas avec la première contradiction avec les « faits », parce qu’elles reposent sur des croyances profondes propres à l’économiste qui les formule. La seule adéquation aux faits est insuffisante, même si elle est nécessaire, pour juger une théorie ‑ entendue au sens large comme un ensemble de théories ou un programme de recherche. Dans un entretien accordé au magazine Challenge, Blaug [1998a] explique cet aspect de manière simple : « si quelqu’un dans une discipline accorde du crédit aux faits empiriques, ils s’accumulent et peuvent éventuellement renverser la théorie. Mais ce n’est pas comme si vous vous réveilliez un matin, en vous disant subitement, « mon Dieu, il y a une évidence contradictoire et je vais désormais laisser tomber la théorie » » 1023 . Ce point fait également référence aux commentaires de Machlup, qui ont été présentés dans la deuxième partie 1024 . Aussi, le discours de Solow est acceptable, mais insuffisant. Il n’explique rien si deux programmes de recherche s’accordent identiquement avec les faits économiques. Il élude l’existence des croyances des économistes et laisse à penser que seul l’entendement doit permettre aux sciences économiques d’atteindre la vérité. Il néglige ainsi les valeurs des économistes, qui sont le moteur de la recherche scientifique et de la connaissance en général.

Dans les prochains chapitres, nous ne nous intéresserons qu’à certaines propositions des programmes de recherche. Elles correspondent à celles qui sont partagées par les deux théories et qui intéressent tous les économistes de la croissance et du changement technique :

En fait, notre démarche consiste à voir les différentes conclusions tirées des principaux travaux empiriques pour en dégager les « faits stylisés ». Une fois ces faits définis, il reste à voir comment les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes s’accordent avec eux, c’est‑à‑dire les expliquent. Evidemment, la construction des programmes de recherche s’est aussi faite en fonction d’eux, puisque ces programmes de recherche ont eu pour ambition de répondre aux insuffisances théoriques néoclassiques face à des faits qui leur sont antérieurs. Toutefois, même si les faits et les théories sont largement imbriqués, l’examen que nous proposons nécessite un découpage méthodique. Comme les faits ont été déterminés (ou au moins étudiés) avant les programmes de recherche en question, nous supposons que ces derniers ont pour vocation de les expliquer, en fonction de leurs caractéristiques propres. Ce point signifie que les programmes de recherche doivent pouvoir proposer des théories compatibles avec ces faits tout en respectant leur heuristique positive et négative. Autrement dit, même si les phases ne se succèdent pas aussi mécaniquement mais se chevauchent, nous supposons que la démarche méthodologique des programmes de recherche commence par la construction des modèles en fonction de croyances concernant quelques hypothèses (correspondant au noyau dur) et se poursuit dans la confrontation de ces modèles avec les faits empiriques. Ce découpage suppose que les modèles présentés dans la deuxième partie sont construits sur une seule logique interne, alors que les conclusions proposées dans cette partie correspondent à l’adaptation de ces modèles aux faits économiques réels. Il nous reste maintenant à apprécier leur capacité de prédiction et leur aptitude à justifier la mise en place de politiques économiques.

Notes
1021.

Solow [1988], p. 13.

1022.

Barro ‑ Sala‑I‑Martin [1995], p. 14.

1023.

« If people in a discipline take empirical evidence seriously, it piles up and eventually causes the theory to be overturned. But it is not the kind of thing where you wake up one morning and suddenly say, « by God, there is refuting evidence and now I am going to throw away the theory » » Blaug [1998a].

1024.

Voir p. 179.