1.1. L’économie internationale au secours de la théorie de la croissance

Toutefois, les principales avancées sur ces questions sont dues à Kaldor. Dans cette optique, l’article de Kaldor [1981] sur « le rôle des rendements croissants, du progrès technique et de la causalité cumulative sur le commerce international et la croissance économique » 1031 est particulièrement explicite. L’auteur remet en cause les idées proposées par l’analyse néoclassique sur l’économie internationale et qui supposent que :

  • les fonctions de production pour chaque bien sont identiques pour tous les pays, c’est‑à‑dire que l’accès à la technologie et l’exploitation de la technologie sont les mêmes partout ;
  • la concurrence parfaite est la règle ;
  • les fonctions de production sont homogènes et linéaires, c’est‑à‑dire que les rendements d’échelle sont constants pour tous les processus de production.

En s’arrêtant plus particulièrement sur les deux derniers éléments, nous avons vu que les réserves énoncées par Kaldor se retrouvent largement dans des courants développés au sein de l’analyse néoclassique au cours des années quatre‑vingts et que l’on a appelé depuis la « nouvelle économie industrielle », la « nouvelle économie internationale » ou l’ « économie industrielle internationale » 1032 . Mais si ces courants novateurs ont le mérite de renouveler les questions liées au commerce international, J. T. Ravix [1991] met en avant leur caractère fondamentalement statique. Ayant formulé la même remarque, Amable et Guellec [1992] affirment que les nouvelles théories de la croissance apportent une vision dynamique de ces problèmes. Ce point est expliqué plus en détail dans la section 2 1033 . Concernant la place de ces idées dans l’analyse économique, ces auteurs observent qu’il s’agit de « thème nouveaux », mais précisent immédiatement en note de bas de page : « c’est‑à‑dire nouveaux pour l’économie d’inspiration néoclassique » 1034 . Cette remarque n’est pas sans importance parce que de manière plus générale, si l’on accepte le fait que Kaldor a souligné, depuis longtemps déjà, l’importance de certains thèmes économiques au centre de l’analyse actuelle et qu’il apparaît comme un véritable précurseur, la reconnaissance intellectuelle par les économistes néoclassiques semble bien légère 1035 . Au contraire et à titre d’exemple, Hodgson, Samuels et Tool [1994] n’oublient pas de faire figurer Kaldor dans The Elgar Companion to Institutional and Evolutionary Economics. Les trois pages consacrées à Kaldor par Thirlwall [1994] restent cependant assez descriptives et ne mettent pas assez la problématique kaldorienne en relation avec les problématiques actuelles. L’intérêt pour nous de présenter les conclusions de Kaldor vient de ce qu’elles font ressortir l’ensemble des questions liées à l’étude de la convergence/divergence et qu’elles montrent la proximité de l’analyse de la croissance et de la théorie du commerce international. En ce sens, la démarche de Kaldor prélude les nouvelles théories néoclassiques. La problématique de Kaldor insiste sur trois points :

  • le premier correspond aux relations entre le taux de croissance du produit des activités industrielles et le taux de croissance de l’économie globale. Kaldor [1966] précise que le secteur industriel est le moteur de la croissance et indique que plus le taux de croissance du secteur industriel est élevé, plus le taux de croissance de l’économie globale est élevé ;
  • le deuxième porte sur les relations entre la croissance du produit des activités industrielles et la croissance de la productivité au sein de ces mêmes activités telles qu’elles sont définies par la loi de Kaldor‑Verdoorn. Cette loi est complétée par une autre idée, insistant sur l’existence de transferts de main d’œuvre des secteurs « où les rendements décroissants prévalent ou bien où il n’existe aucune relation entre la croissance de l’emploi et la croissance du produit » 1036 vers le secteur industriel. La principale conséquence de ces transferts pour le secteur industriel correspond à l’augmentation de la productivité du travail, consécutive à l’augmentation de la production. Aussi, « la croissance de la productivité globale réagit positivement à la croissance du produit et de l’emploi du secteur manufacturier et négativement à la croissance de l’emploi des secteurs non‑manufacturiers » 1037  ;
  • le troisième insiste sur les relations entre la croissance des exportations et la croissance du produit global. L’idée sous‑jacente à ces relations suppose que la croissance est dépendante, non pas des dotations factorielles, mais de la demande. Comme le secteur industriel a besoin de la demande issue des secteurs non‑industriels, cette idée fondamentalement keynésienne implique « non pas que la demande extérieure absorbe toute ou presque toute l’activité industrielle, mais que c’est le facteur ultime qui entre en ligne de compte pour les autres activités » 1038 .

La démarche de Kaldor [1970] s’appuie sur l’idée mise en avant par Hicks en 1950 1039 affirmant que la croissance de long terme du produit est déterminée par la croissance de la demande autonome car celle‑ci définit les autres composantes de la demande par l’intermédiaire du « super‑multiplicateur ». Kaldor [1970] explique que la demande d’exportation d’une région ‑ ou plus généralement d’un pays ‑ dépend de deux éléments :

  • l’un, exogène, correspond au taux de croissance de la demande mondiale pour les produits domestiques ;
  • l’autre, endogène, se rapporte aux mouvements des salaires d’efficience. Ces mouvements sont eux‑mêmes tributaires des mouvements des salaires nominaux et/ou de la productivité.

L’ensemble de ces idées a été repris et formalisé par Thirlwall dans des modèles mettant en avant la divergence des taux de croissance nationaux. Targetti [1989] propose un exposé de deux des principales contributions de Thirlwall, publiées dans les Oxford Economic Papers : l’une en collaboration avec Dixon en 1975 1040 et l’autre proposée avec Kennedy en 1979 1041 . Cette présentation utilise six équations, dans lesquelles les lettres grecques représentent des paramètres :

la première équation porte sur les exportations et s’écrit , où x correspond au taux de croissance des exportations, pi et pe au taux de croissance des prix internes et externes, r au taux de croissance du taux de change et z au taux de croissance du revenu mondial ;

la deuxième équation concerne les importations et s’écrit , où m représente le taux de croissance des importations et g le taux de croissance du revenu national ;

la troisième équation détermine le taux de croissance des prix internes selon une logique de « mark‑up », c’est‑à‑dire telle que où pr correspond au taux de croissance de la productivité du travail ;

la quatrième équation résume la relation de Kaldor‑Verdoorn et s’écrit  ;

la cinquième équation définit le « super‑multiplicateur » de Hicks sous la forme  ;

la sixième équation exprime l’équilibre de long terme de la balance commerciale et s’écrit .

Targetti [1989] note que ce modèle peut être utilisé de deux manières différentes. Dans un premier temps, en écartant les équations d’importation et d’équilibre de la balance commerciale, on obtient les égalités suivantes : , et . Il apparaît que le taux de croissance national est fonction de la croissance du revenu mondial, de la croissance autonome de la productivité, de la croissance des prix externes et de la dépréciation du taux de change. Dès lors, comme le coefficient de Kaldor‑Verdoorn (β) est positif, « le modèle devient « circulaire » et révèle la présence d’un cercle vertueux de croissance initiée par les exportations. Ainsi, entre deux économies, dont les élasticités de la demande d’importation par rapport au revenu mondial (ε) différent, on observera que les exportations de l’économie ayant l’élasticité la plus forte augmenteront plus vite que les exportations de l’autre économie. Ceci conduit à un taux de croissance du produit plus élevé qui (...), par le biais d’un processus cumulatif, aboutit à une croissance de la productivité plus élevée, des prix domestiques plus faibles et une croissance des exportations plus élevée » 1042 .

Dans un second temps, ce modèle peut illustrer la « loi de Thirlwall », privilégiant l’aspect contrainte de la balance commerciale et stipulant que « ce sont les différences d’élasticité de la demande d’importation et d’exportation par rapport au revenu qui sont au cœur des différences de taux de croissance entre les régions au sein des pays et entre les pays au niveau mondial » 1043 . Pour arriver à cette conclusion, il suffit, d’une part, de considérer que les termes de l’échange sont constants, c’est‑à‑dire que pi ‑ pe ‑ r = 0 et, d’autre part, de ne considérer que les équations relatives aux exportations et aux importations qui s’écrivent alors et . Comme x = m, on peut écrire que g = x/η, signifiant que le taux de croissance de long terme du revenu correspond au taux de croissance des exportations divisé par l’élasticité de la demande d’importations par rapport au revenu. On peut également noter que g/z = ε/η, ce qui revient à dire que le rapport entre le taux de croissance du revenu national et le taux de croissance du revenu mondial est donné par le rapport entre l’élasticité de la demande d’exportations par rapport au revenu mondial et l’élasticité de la demande d’importations par rapport au revenu national. Kaldor [1981] note à ce sujet que « l’étude des pays développés montre la présence simultanée d’une élasticité de la demande d’exportation élevée et d’une élasticité de la demande d’importation faible et que cette simultanéité reflète le leadership dans le développement du produit » 1044 . Comme ce leadership est lié aux avantages technologiques qui sont fondamentalement endogènes, le commerce international privilégie les pays industrialisés et conduit les pays moins développés à se spécialiser dans l’exportation de produits primaires.

Notes
1031.

« The Role of Increasing Returns, Technical Progress and Cumulative Causation in the Theory of International Trade and Economic Growth », titre de l’article.

1032.

Voir p. 137.

1033.

Voir p. 415.

1034.

Amable et Guellec [1992], p. 357.

1035.

Cette question a été abordée p. 249.

1036.

« Where there may be either diminishing returns or where no relationship exists between employment growth and output growth », Thirlwall [1987], p. 185.

1037.

« Overall productivity growth is positively related to the growth of output and employment in manufacturing and negatively associated with the growth of employment outside manufacturing », Thirlwall [1987], pp. 192‑193.

1038.

« Not that « outside demand » absorb all or most of industrial activity, but that it is the ultimate causal factor that accounts for all other activities », Targetti [1989], p. 173.

1039.

Hicks J. [1950], A Contribution to the Theory of the Trade Cycle, Oxford University Press, London.

1040.

Dixon R. ‑ Thirlwall A. [1975], « A Model of Regional Growth Rate Differences on Kaldorian Lines », Oxford Economic Papers, July.

1041.

Kennedy C ‑ Thirlwall A. [1979], « Import Penetration, Export Performance and Harrod’s Trade Multiplier », Oxford Economic Papers, July.

1042.

« The model becomes « circular » and reveals the likelihood of a virtuous circle of export‑led growth. If two economies with different income elasticities of demand in world market (ε) are compared, the exports of the economy with the higher elasticity will grow relatively faster than the other economy’s exports. This gives rise to a higher rate of growth of output which, thanks to the positive value of the Kaldor‑Verdoorn coefficient, leads in a cumulative process to higher productivity growth, lower domestic prices and higher export growth », Targetti [1989], p. 175.

1043.

Thirlwall [1987], p. 199.

1044.

« As regards the industrially developed countries normally high income elasticities for exports and low elasticities for imports go together, and they both reflect successful leadership in product development », Kaldor [1981], p. 603.