Section 3. La divergence et le rattrapage dans les théories évolutionnistes

En 1987 1153 , Solow souligne, en parlant des Etats‑Unis, que les ordinateurs sont partout sauf dans les statistiques de la croissance de la productivité. Cette remarque, définie comme le « paradoxe de Solow », a conduit les économistes à s’interroger sur les raisons pouvant justifier cette situation. Parmi les différentes propositions pour résoudre le paradoxe, l’OCDE [1992] recense les suivantes :

L’OCDE explique que les travaux sur le paradoxe de Solow ont permis d’insister sur la difficulté à apprécier la production, et donc la productivité, des activités de services, alors que celles‑ci ont eu une importance croissante dans les économies. Ces études ont également fait ressortir la difficulté à apprécier la productivité des nouveaux produits, dans la mesure où les indices de prix traditionnels ne permettent pas de prendre en compte les changements de qualité des matériels informatiques. Le recours à la méthode des prix hédoniques permet d’intégrer à la fois la baisse des prix et les améliorations qualitatives. Du point de vue de la mesure de la productivité, l’utilisation de ces indices implique que la part des ordinateurs dans l’investissement total des entreprises en capital fixe mesurée en valeur réelle est supérieure à cette part appréciée en valeur nominale. Dans le chapitre introductif de la partie consacrée à « la révolution des modèles » de l’ouvrage collectif Technologie et richesses des nations, Boyer [1992] explique, parlant des origines de la richesse des nations, que « ‘chacun s’accorde à penser aujourd’hui que ce processus complexe résulte de l’interaction entre l’innovation technologique et l’innovation organisationnelle ’» 1154 . Cette interaction n’est pas instantanée et n’est pas réalisée « tant que les nouveaux équipements ne sont pas pleinement utilisés ni complètement efficients et que les qualifications requises ne sont pas encore disponibles » 1155 . L’explication du paradoxe de Solow réside donc dans le décalage temporel entre l’apparition des innovations et leur impact sur la croissance. Cet argument est identique au troisième élément d’explication avancé par l’OCDE [1992].

En 2001, Verspagen explique que le paradoxe de Solow a préoccupé les économistes du courant dominant à la fin des années quatre‑vingts et au début des années quatre‑vingt‑dix pour comprendre ce que Solow a mis en avant, à savoir « du changement structurel relativement rapide, avec aucun effet sur la croissance » 1156 . Or, Verspagen précise que le décalage temporel entre le changement structurel et les effets sur la croissance qui en découlent, ont déjà été mis en avant par David en 1990 1157 ou Freeman et Soete également en 1990 1158 . L’explication avancée par Verspagen pour justifier cet écart temporel est d’ailleurs implicitement basée sur les concepts de Freeman. L’idée est que les ordinateurs, si présents dans les années‑soixante‑dix, constituent par eux‑mêmes une innovation radicale, mais que deux nouveaux événements, apparus dans la décennie suivante, leur ont permis de devenir le cœur d’un nouveau paradigme technico‑économique. Ces deux événements correspondent à la miniaturisation et à la mise en réseau des ordinateurs.

En fait, si les caractéristiques des technologies de l’information et de la communication apportent des éléments de réponse au paradoxe de Solow, elles posent deux nouvelles questions :

Freeman et Soete [1997] expliquent que la prise en considération des aspects non‑économiques du changement technique peut justement expliquer comment ce changement technique affecte les indicateurs économiques. Leur raisonnement se base sur le contenu de l’expression des « Trente glorieuses » proposée par Fourastié en 1979 1161 . Ils notent qu’elle va plus loin qu’une simple description des résultats économiques des pays concernés et rappellent que Fourastié liste un certain nombre de résultats non‑économiques liés au progrès technique, tels que la durée du travail, le système de santé ou l’espérance de vie. Freeman et Soete soulignent que tous les effets du changement technique ne peuvent être inclus dans le calcul de la croissance du revenu 1162 . En interprétant ce point de vue, cela signifie par exemple que les ordinateurs ont pu avoir un impact sur la société, mais que cet impact a pu concerner des aspects sociaux plutôt qu’économiques, n’affectant pas les statistiques de la productivité. Mais l’objectif de Freeman et Soete n’est pas là. Il porte sur l’idée que « si le changement technique consiste à avoir des effets bénéfiques sur la société, il aura besoin d’être « imbriqué », intégré à la société » 1163 . Aussi, si le changement technique (endogène) est perçu comme un facteur déterminant de la croissance, son impact n’en est pas pour autant simple à comprendre. La question du rattrapage des taux de croissance nécessite donc la prise en compte de facteurs potentiels du rattrapage. Dans le même temps, l’acceptation de la divergence des taux de croissance doit s’accompagner d’une analyse dynamique pouvant justifier l’existence de ces différences. La notion de système national d’innovation permet d’apporter un éclairage sur ces deux points, mis en avant par Mansfield [1996] lorsqu’il note que « ‘bien que la recherche est d’une importance cruciale, seule, elle a une signification économique faible. La contribution de la recherche aux performances économiques nationales dépend de la manière dont les firmes nationales peuvent utiliser et commercialiser la recherche (interne et externe) pour faire émerger de nouveaux produits ou processus profitables. (...) Bien que la R&D soit significative, ce qui importe d’un point de vue économique concerne sa capacité à être intégrée aux activités de marketing, de production et financière, de manière efficiente et opportune’ » 1164 .

Notes
1153.

Solow R. [1987], « We’d Better Watch Out », New York Review of Books, July 12.

1154.

Boyer [1992], p. 118.

1155.

Boyer [1992], p. 117.

1156.

« Relatively rapid structural change, with no associated effect on growth », Verspagen [2001], p. 18.

1157.

David P. [1990], « The Dynamo and the Computer: an Historical Perspective on the Modern Productivity Paradox », American Economic Review, vol. 80, pp. 355‑361.

1158.

Freeman C ‑ Soete L. [1990], « Fast Structural Change and Slow Productivity Change: some Paradoxes in the Economics of Information Technology », Structural Change and Economic Dynamics, vol. 1, Issue 2, July, pp. 225‑242.

1159.

« Does the breathtaking speed of technological change in semiconductors differentiate this resurgence from previous periods of rapid growth », Jorgenson [2001], p. 27.

1160.

« Now the issue is the apparent contrast between the small share of ICT equipment in total investment and the large productivity increases that are associated with this », Verspagen [2001], p. 18.

1161.

Fourastié J. [1979], Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, Paris.

1162.

Dans le troisième chapitre, nous présentons des remarques plus générales sur la question de la mesure de la croissance et du bien‑être, voir pp. 481 et suivantes.

1163.

« Technological change, if it is to have beneficial effects on society, will need to be « embedded », integrated in society », Freeman et Soete [1997], p. 429.

1164.

« While research is of great importance, alone it is of limited economic significance. The contribution of research to a nation’s economic performance depends on how well the nation’s firms can utilize and commercialize research (internal and external) to bring about profitable new products and processes. (...) While R&D is significant, what matters from an economic point of view is whether R&D can be integrated with marketing, production, and finance, effectively and in a timely fashion », Mansfield [1996], p. 136.