3.1. Système national d’innovation et croissance

La première publication qui fait référence à la notion de système national d’innovation correspond à l’ouvrage de Freeman Technology Policy and Economic Performance: Lessons from Japan édité en 1987. Cependant, Edquist [1997] rappelle que Freeman lui‑même en 1995 1165 indique que la paternité « verbale » du concept revient à Lundvall. Quant à Lundvall, il précise en 1992 dans l’introduction de l’ouvrage collectif National Systems of Innovation que « la première tentative systématique et d’ordre théorique d’approche des systèmes nationaux d’innovation remonte à Friedrich List en 1841 1166  » 1167 . Pour Lundvall, l’intérêt de la démarche de List vient du fait qu’il s’écarte de la perspective proposée par Smith, concernée par l’échange et l’allocation des ressources. Cette vision universelle est abandonnée au profit d’une approche du développement des forces productives, spécifiques aux nations. Cet aspect est évidemment essentiel puisqu’il constitue le cœur de la notion de système national d’innovation. Dans une des premières tentatives de mise en perspective des différentes conceptions du système national d’innovation, MacKelvey [1991] s’intéresse aux travaux de Freeman [1987], Porter [1990a], Lundvall [1988] et Nelson [1988b]. Elle explique que « ‘les tentatives d’explication universelle basées sur des hypothèses générales sur les marchés et les comportements de marché sont éliminées. L’accent est mis non sur l’universalité mais sur les particularités des nations, avec l’idée que les différences au niveau national en termes de routines et d’institutions peuvent éventuellement fournir, par exemple, une meilleure explication de la dynamique des systèmes économiques capitalistes’ » 1168 .

Cette remarque est importante parce qu’elle permet d’insister une nouvelle fois sur le fait que la recherche d’éléments d’explication spécifiques n’est pas le complément d’une approche plus générale. Cela signifie que les théories évolutionnistes ne sont pas le complément descriptif des théories néoclassiques de la croissance. Ce point fait écho aux commentaires de Hodgson [1996b] selon lesquels la compréhension de l’universel ne peut se faire qu’avec une part de spécifique 1169 . Autrement dit, pour appréhender le système capitaliste dans son ensemble, il est nécessaire d’étudier certaines caractéristiques propres à un ou plusieurs pays. Cela implique que les approches générales sont inadaptées et que les études spécifiques sont plus à même de répondre à ce dessein. De plus, ce point souligne le fait que le concept de système national d’innovation correspond, selon la terminologie de Lakatos, à une « théorie réfutable ». En d’autres termes, la notion de système national d’innovation est un produit des travaux théoriques évolutionnistes. La comparaison critique de MacKelvey s’interroge sur la justification des frontières nationales des systèmes d’innovation en question. Elle explicite la pertinence du cadre national par rapport à un cadre plus large. La réponse apportée s’appuie davantage sur des intuitions que sur des arguments verbaux. L’une de ces intuitions consiste à expliquer d’abord que « l’approche en termes de système national d’innovation ne nie pas nécessairement qu’un système international d’innovation puisse exister et existe réellement » 1170 et ensuite que « peut‑­être qu’après l’identification des différences nationales (...) la compréhension de chaque système international d’innovation pourra émerger » 1171 . Aucun argument n’est en revanche proposé pour montrer que le cadre national est plus approprié qu’un cadre plus restreint, qu’il s’agisse de système régional d’innovation ou de pôle technologique par exemple. Par conséquent, aucune précision n’est fournie pour expliquer l’imbrication de ces systèmes plus petits par rapport au système national d’innovation dans son ensemble. L’explication intuitive de MacKelvey est finalement assez représentative des justifications théoriques apportées au cadre national du système d’innovation. Un autre exemple plus récent est donné par Edquist en 1997 dans l’introduction de l’ouvrage collectif Systems of Innovation. Il explique qu’ « il existe de nombreuses raisons pour parler d’innovation en termes de systèmes nationaux. Une raison vient du fait que les diverses études proposées dans l’ouvrage National Innovation Systems, édité par Nelson en 1993, montrent la présence de différences précises entre les divers systèmes nationaux en ce qui concerne le cadre institutionnel, l’investissement en R&D et les performances. (...) Une autre raison très importante est que la plupart des politiques influant sur le système d’innovation ou sur l’économie dans son ensemble sont encore définies et mises en place au niveau national » 1172 . Cette explication est peu satisfaisante, parce qu’elle revient à supposer que Nelson ne s’est appuyé sur aucun argument théorique pour définir les systèmes nationaux qu’il étudie. A la limite, cela revient à considérer qu’il s’est d’abord intéressé à des économies particulières avant d’en tirer des conclusions théoriques sur l’existence de régularités et de particularités dans les systèmes nationaux d’innovation.

La principale difficulté à proposer une conception théorique du système national d’innovation porte donc sur ses limites nationales. La définition d’un système local d’innovation ne pose pas trop de problèmes dans la mesure où il n’est pas nécessaire de savoir si les éléments institutionnels entendus au sens large et affectant la dynamique de l’innovation concernent l’ensemble de l’économie ou s’ils sont spécifiques au système local étudié. Au contraire, quand il s’agit d’un système national d’innovation, le problème consiste justement à définir des éléments institutionnels entendus au sens large pour un pays parce que ce sont eux qui déterminent le système national d’innovation. La difficulté à justifier l’existence de tels éléments est présente chez Nelson [1992] lorsqu’il souligne l’idée d’une cohérence qui apparaît implicitement derrière la notion de système national et qui n’est parfois pas justifiable. L’auteur pose la question suivante : « qu’est‑ce qui reste de national dans les systèmes d’innovation ? » 1173 . La réponse consiste à énumérer les formes institutionnelles, dont le champ d’application concerne le pays dans son ensemble. Nelson [1992] cite notamment les structures de recherche universitaires et publiques, les infrastructures publiques, les institutions financières et monétaires, les lois, ... Dans l’introduction de la cinquième partie de Technical Change and Economic Theory consacrée aux systèmes nationaux d’innovation et composée des contributions de Nelson, Freeman, Lundvall et Pelikan, Nelson [1988a] explique que « les chapitres de Nelson et Freeman supposent simplement qu’il y a des systèmes nationaux et que les frontières sont importantes » 1174 .

La justification de la notion de système national d’innovation revient donc à affirmer que le caractère national du système d’innovation trouve son origine dans un certain nombre de formes institutionnelles qui affectent l’ensemble des acteurs, des firmes et des structures publiques impliqués dans les activités d’innovation. Cependant, comme nous l’avons déjà suggéré précédemment, la détermination de ces différentes caractéristiques relève dans un premier temps d’une approche spécifique aux pays étudiés et non de l’application d’un cadre uniforme à l’étude de ces pays. La raison est fournie par Freeman [1988b] dans son appréciation du système national d’innovation japonais. Il explique à propos de son article qu’ « il tente d’identifier plusieurs des caractéristiques propres au « système national d’innovation » japonais, non parce qu’elles sont uniques, mais au contraire parce qu’elles sont susceptibles d’être développées de manière croissante avec l’intensification de la concurrence technologique internationale » 1175 . Cette démarche se traduit par la présence d’éléments d’explication théorique intégrés dans les travaux descriptifs. Une seconde phase permet alors de proposer des conclusions générales sur certains points à partir de ces études de cas. L’explication est encore une fois proposée par Freeman en 1987, qui note que « l’ouvrage porte sur l’analyse de l’expérience japonaise avec l’idée sous‑jacente que les études internationales comparatives peuvent apporter des enseignements très importants pour les décideurs politiques, soit dans le domaine public soit dans le domaine privé » 1176 . Freeman s’intéresse plus précisément aux quatre points suivants, censés définir le système national d’innovation japonais : le rôle du MITI ; le rôle des stratégies de R&D des firmes ; le rôle de l’éducation et de la formation et l’impact des innovations sociales dans ces domaines ; et la structure en conglomérat de l’industrie.

Le premier travail de nature vraiment théorique sur les systèmes nationaux d’innovation correspond à la contribution de Lundvall de 1988, à propos de laquelle Nelson [1988a] note que « ‘son attention est portée sur les interactions producteur‑utilisateur, qui sont selon lui une caractéristique souvent oubliée des processus d’innovation. Il explique de manière convaincante que la proximité géographique et culturelle facilite l’interaction et poursuit en proposant que les frontières nationales tendent à englober les réseaux d’interaction technologique qui définissent les systèmes nationaux d’innovation. Il avance plusieurs raisons pour expliquer pourquoi il existe de tels systèmes nationaux ‑ le gouvernement aussi bien que l’héritage commun et l’éducation (au moins dans les pays nordiques relativement homogènes) et les entraves à la circulation trans‑nationale du travail étant prédominant dans sa liste’ » 1177 . Toutefois, et comme le souligne rapidement Nelson dans ce paragraphe, l’argumentation théorique de Lundvall s’appuie pour beaucoup sur l’exemple des pays nordiques. D’ailleurs, Lundvall le précise lui‑même à la fois dans sa contribution de 1988 et dans l’ouvrage collectif de 1992. Il explique en note dans la première et dans la préface du second que le concept de système national d’innovation résulte des travaux commencés à l’Université d’Aalborg au Danemark à la fin des années soixante‑dix, qui ont intégré l’approche structuraliste française des systèmes de production à la tradition anglo‑saxonne des études sur l’innovation. Concernant la tradition française à laquelle Lundvall fait référence, elle correspond selon Laganier [1991] à un découpage productif en branches et s’inspire à la fois de Leontief et de Perroux. Dans sa tentative de définition de la notion de système productif, Laganier explique qu’ « il est significatif (...) que de nombreux travaux concernant la structuration du système productif (...) constituent une tentative de lecture du tableau des échanges inter‑industriels à la lumière des notions d’effets d’entraînement et d’effets de domination » 1178 . La double référence à ces travaux fondamentalement appliqués est motivée par le souhait des économistes ancrés dans cette démarche de mettre eux‑mêmes en avant des travaux descriptifs de certains systèmes nationaux d’innovation, et plus précisément des « petits systèmes nationaux d’innovation » 1179 caractérisant la Suède, la Norvège et le Danemark. Aussi, les contributions théoriques de Lundvall sur les systèmes nationaux d’innovation correspondent finalement à la deuxième étape de la démarche consistant à expliquer l’économie capitaliste en s’appuyant sur les aspects spécifiques de certaines économies. Lundvall le concède lui‑même implicitement dans le chapitre introductif de 1992. Il écrit : « la plupart des auteurs de cet ouvrage ont leurs racines dans une minorité de petits pays qui peuvent être caractérisés comme étant des systèmes socio‑économiquement cohérents et culturellement homogènes (Suède, Norvège et Danemark). Ceci entraîne un biais dans notre perspective mondiale (cela devrait selon notre conception qui considère que la conceptualisation théorique est culturellement limitée). D’un autre côté, il peut être avancé qu’il est plutôt utile, d’un point de vue analytique, d’utiliser des concepts qui sont davantage des archétypes que des « moyennes » » 1180 .

A partir de ces différents travaux, Patel et Pavitt [1994] proposent une définition « large », selon leurs propres termes, du système national d’innovation. Pour eux, un système national d’innovation est défini par « les institutions nationales, leurs structures incitatives et leurs compétences, qui déterminent la tendance et le rythme de l’apprentissage technologique (ou le volume et la composition des activités générant du changement) dans un pays » 1181 . Cette définition permet une approche appliquée aux études de cas, puisque Patel et Pavitt soulignent qu’elle soulève les deux questions suivantes :

  • la détermination des institutions, incitations et compétences qui sont importantes pour les systèmes nationaux d’innovation ;
  • la mise en avant des différences entre les pays qui spécifient leurs différences en termes de tendance et de rythme dans l’accumulation technologique.

Or, les réponses ne peuvent être apportées que par une étude descriptive d’un ou de plusieurs système(s) particulier(s). Par ailleurs, la seconde interrogation met en avant l’intérêt d’une approche comparative des systèmes nationaux d’innovation. Saviotti [1996] explique que « ‘le concept de système national d’innovation implique que les différences entre les pays dans les performances d’innovation, de procédures et de structures sont plus grandes que les différences de ces mêmes variables à l’intérieur des pays ’» 1182 . Aussi, si la notion de système national d’innovation est particulièrement pertinente du point de vue de la comparaison, c’est aussi parce qu’elle permet de s’intéresser aux flux entre les pays, qu’il s’agisse de transferts technologiques ou de transferts institutionnels. La mise en avant de différences nationales, concernant les éléments énoncés par Saviotti, permet de mettre l’accent sur la divergence des pays et sur les mécanismes de convergence liés à ces flux. De ce point de vue, la prise en compte de l’internationalisation des économies qui remet en cause l’existence du caractère national des systèmes d’innovation peut être analysée par l’intermédiaire même de ce concept. Cet aspect confère un aspect particulier au système national d’innovation, au point que Bellon et Niosi [1994] posent la question suivante : « le « cycle de vie » du concept de [système national d’innovation] est‑il tellement court qu’il faudra l’abandonner avant même qu’il n’ait été utilisé de manière effective ? » 1183 . Ces points font ressortir deux thématiques qui nous intéressent particulièrement :

  • la première rejoint l’interrogation de Bellon et Niosi [1994]. Leur réflexion les conduit à affiner leur remarque et à noter que ‘«’ ‘ cette approche générale de l’internationalisation des [systèmes nationaux d’innovation] suggère plusieurs paramètres qui pourraient converger aussi bien vers une uniformisation mondiale des comportements de recherche et d’innovation que vers un effort nouveau pour valoriser toute différence dans les savoir acquis nationaux’ » 1184 . L’existence de systèmes nationaux d’innovation « ouverts », selon la terminologie de Bellon et Niosi, permet d’apprécier les flux technologiques et institutionnels entre les pays et de mesurer la convergence/divergence de leurs structures économiques ;
  • la seconde concerne l’existence de systèmes d’innovation supra‑nationaux et plus précisément d’un système européen d’innovation. Ce dernier intéresse plusieurs économistes, dont Gregersen, Johnson et Kristensen en 1994 et Caracostas et Soete en 1997. L’idée des premiers consiste notamment à montrer que « ‘puisqu’ (ils) considèrent que l’apprentissage et l’innovation sont un aspect important du processus d’intégration, il est approprié de définir le processus d’intégration économique comme un processus vers un ensemble institutionnel cohérent en termes de production, d’échange et d’innovation au sein de l’Europe ’» 1185 . L’objectif des seconds est justement de s’intéresser aux institutions élaborées au sein de la Communauté européenne et qui sont susceptibles de constituer la base d’un futur système européen d’innovation.

Notes
1165.

Freeman C. [1995], « The « National System of Innovation » in Historical Perspectives », Cambridge Journal of Economics, vol. 19, no. 1, pp. 5‑24.

1166.

List F. [1841], Das Nationale System der Politischen Oekonomie, Kyklos, Basel.

1167.

« The first systematic and theoretically based attempt to focus upon national systems of innovation goes back to Friedrich List », Lundvall [1992], p. 16.

1168.

« Aspiration of universal explanation, based on general assumptions about markets and market behaviour, are dropped. The focus of the analysis changes from bland universality to the particularities of nations, with the idea that the differences at the national level, in terms of routines and institutions, for instance, will eventually provide a better explanation of the dynamics of capitalist economic systems », MacKelvey [1991], p. 121.

1169.

Ces commentaires ont été présentés dans la deuxième partie, voir p. 343.

1170.

« The national systems of innovation approach does not necessarily deny that an international system of innovation can and does exist », MacKelvey [1991], p. 119.

1171.

« Perhaps after identifying national differences (...) an understanding of each international system of innovation can emerge », MacKelvey [1991], p. 119.

1172.

« There are strong reasons to talk about innovation in terms of national systems. One reason is the fact that the various case studies in Nelson [1993] show that there are sharp differences between various national systems in such attributes as institutional set‑up, investment in R&D, and performance », Edquist [1997], p. 12.

1173.

« What remains national about innovation systems? », Nelson [1992], p. 367.

1174.

« The Nelson and Freeman chapters simply assume that there are national systems, and that borders matter », Nelson [1988a], p. 310.

1175.

« It seeks to identify some of the distinguishing features of the Japanese « national system of innovation », not because they are unique, but on the contrary because they are likely to be emulated increasingly as international technological competition intensifies », Freeman [1988b], p. 330.

1176.

« The book concentrates on the analysis of Japanese experience in the belief that comparative international studies can yield lessons of great importance for policy‑makers, whether in the public or private sector », Freeman [1987], p. 3.

1177.

« His focus is on user‑producer interactions, which he argues is an important if often overlooked feature of the innovation process. He argues plausibly that geographical and cultural closeness facilitate effective interaction, and goes on to propose that national borders tend to enclose networks of technological interaction which define national innovation systems. He puts forth several reasons why there are such national systems ‑ common government, as well as common heritage and education (at least in the relatively homogeneous Nordic countries), and obstructions to cross‑national flow of labor being prominent on his list », Nelson [1988a], p. 310.

1178.

Laganier [1991], p. 173.

1179.

« Small national systems of innovation ».

1180.

« Most of the contributors to this book have their roots in a minority of small countries which may be characterized as culturally homogeneous and socio‑economically coherent systems (Sweden, Denmark and Norway). This gives a certain bias to our world outlook (it should do so, according to our basic understanding where theoretical conceptualization is assumed to be culturally bounded). On the other hand, it may be argued, it is quite useful, analytically, to use concepts which are archetypes rather than « averages » », Lundvall [1992], p. 3.

1181.

« The national institutions, their incentive structures and their competencies, that determine the rate and direction of technological learning (or the volume and composition of change‑generating activities) in a country », Patel ‑ Pavitt [1993].

1182.

« The concept of NSI implies that inter‑country differences in innovative performance, procedures and structures is greater than the intra‑country differences of the same variables », Saviotti [1996], p. 199.

1183.

Bellon ‑ Niosi [1994], p. 82.

1184.

Bellon ‑ Niosi [1994], p. 100.

1185.

« Since we consider learning and innovation to be important aspects of the integration process it is convenient to define European economic integration as a process towards a coherent institutional set‑up for production, trade and innovation within Europe », Gregersen ‑ Johnson ‑ Kristensen [1994], p. 1690.