Objectif du troisième chapitre

Le dernier chapitre de ce travail consiste à considérer certains éléments de politiques publiques au sein des théories afin de comparer la pertinence des théories sur cette question. Il s’agit de voir les interprétations des conclusions générales des théories de la croissance endogène et des théories évolutionnistes sur deux points particuliers : l’action publique en faveur des activités d’innovation des firmes et l’intervention publique visant à favoriser l’accumulation du capital humain à travers l’éducation. Le fait d’insister sur les politiques publiques revient à pointer l’aptitude des théories à s’inscrire dans le débat sur le devenir du système économique. Cette prise de risques est, selon nous, aussi importante que la capacité de prévision des programmes de recherche, c’est‑à‑dire que leur aptitude à proposer des faits corroborés par la réalité ou à reproduire des faits dans les modèles théoriques. Ces deux aspects s’opposent à une remarque de Swedberg [1998] sur les différences méthodologiques entre la « sociologie économique » 1264 et l’ « économie dominante » 1265 . Il souligne que l’objectif de la première porte sur la description et l’explication et rarement la prédiction, alors que l’objectif de la seconde concerne la prédiction et l’explication et rarement la description. Le fait que les théories de la croissance endogène s’attachent à prendre la politique économique en considération remet en cause la pertinence d’une telle distinction.

La principale difficulté rencontrée vient de l’absence de politiques publiques explicites dans les travaux théoriques et sur l’obligation pour nous d’en dégager les contours. Ce point se décline différemment pour les théories évolutionnistes et pour les théories de la croissance endogène. Pour les théories évolutionnistes, le problème est lié au fait que leur enjeu n’est pas de définir le résultat futur de l’économie (un point d’arrivée) mais de s’intéresser à son cheminement. Ce point a déjà été abordé lors de la présentation des remarques théoriques formulées par Nelson et Winter [1982] sur les politiques publiques 1266 . Il est développé par Garrouste [1997] lorsqu’il note que « ‘la principale difficulté du programme de recherche scientifique évolutionniste en économie porte sur ses possibilités de prédiction’ » 1267 . S’interrogeant sur les relations entre la globalisation et les spécificités nationales, Dalum, Johnson et Lundvall [1992] notent que « ‘l’évolution est fondamentalement un processus ouvert commandé à la fois par des contingences et par des créations accidentelles et imprévisibles de nouvelles connaissances. L’importance de la nouveauté non‑anticipée et de la ’ ‘«’ ‘ survie du plus chanceux ’ ‘»’ ‘ rendent la prévision et la planification plutôt incertaine et semble limiter l’efficacité des politiques d’innovation’ » 1268 . Cet argument est cependant rejeté par Dalum, Johnson et Lundvall qui notent plus loin que l’évolutionnisme ne repose pas entièrement sur un futur imprévisible et sur des faits accidentels. Aussi, ils expliquent que « dans un tel contexte, il y a un besoin de politique économique pour garder les options ouvertes : stimuler et protéger la diversité technologique et institutionnelle » 1269 . Dans le même temps, les théories de la croissance endogène présentent la particularité de ne pas proposer de politiques économiques explicites. Les recommandations sont la plupart du temps générales et accompagnées de remarques sur leur éventuel manque de contenu. Les raisons invoquées par les modélisateurs portent sur la simplicité des hypothèses retenues et les limites techniques des modèles, assez éloignés du fonctionnement de l’économie réelle. A titre d’exemple, Shaw [1992] propose un article sur « les implications politiques des théories de la croissance endogène » 1270 . Après une présentation rapide des différents travaux sur la croissance endogène, il s’intéresse précisément aux questions de la politique économique, mais de manière très générale. Il indique notamment que le fait que la croissance puisse être générée par la « formation endogène de capital humain » 1271 implique qu’une action publique en faveur de cette dernière aura une influence positive sur la croissance.

Notre attention se porte sur quelques points seulement de la politique publique. Ils concernent essentiellement deux questions :

  • le renforcement des activités d’innovation, puisque celles‑ci sont vues comme la principale source de la croissance à la fois par les théories de la croissance endogène et par les théories évolutionnistes. Cette action se décline en deux questions, dans la mesure où l’intervention publique peut se centrer sur les activités d’innovation des acteurs impliqués dans le processus d’innovation technologique, dont celles des firmes, ou bien sur la création et la diffusion des innovations technologiques et organisationnelles de l’ensemble des agents économiques et institutionnels ;
  • l’accumulation du capital humain, dans des économies où la production et la diffusion des connaissances se voient accorder un rôle sur la croissance de plus en plus important. Ce point est particulièrement pertinent pour juger la capacité de réaction et d’adaptation des programmes de recherche pour apporter des explications sur des phénomènes, qui à défaut d’être toujours nouveaux, occupent une place dans l’économie indéniablement croissante.

Aussi, nous écartons de nombreuses politiques publiques, qui ont pourtant un rôle déterminant sur les activités d’innovation des firmes. Parmi les principales politiques passées sous silence, signalons d’abord les politiques en faveur de l’ouverture internationale. Elles sont écartées parce qu’elles correspondent davantage à une problématique centrée sur l’économie internationale. Evidemment, cette remarque perd de sa pertinence, puisque nous avons souligné que les nouvelles théories du commerce international et les nouvelles théories de la croissance ont vu leurs frontières thématiques devenir de plus en plus floues. Toutefois, comme ces questions débordent largement le cadre de l’innovation et du changement technique, nous prenons le parti de ne pas les expliciter. Il convient ensuite de signaler que les politiques réglementaires et les politiques de la concurrence sont rapidement évoquées dans les chapitres à venir, mais à plusieurs reprises et partiellement. La raison de la dissémination de ces différentes réflexions est liée au raisonnement que nous voulons suivre. Ce qui nous intéresse, c’est moins la présentation des différents types de politiques qu’il est possible de recenser que les moyens mis en œuvre pour atteindre certains objectifs. En d’autres termes, nous portons notre attention sur les résultats recherchés et nous présentons alors les politiques proposées pour les atteindre. Evidemment, la question des brevets est au cœur d’une littérature abondante et partage largement les interrogations des théories de la croissance endogène et des théories évolutionnistes. Nous avons vu que cette thématique occupe une place importante dans la plupart des travaux de ces théories. Dès lors, la justification du choix de ne pas traiter en détail, dans ce travail, les problèmes liés aux brevets peut sembler discutable. Cependant, c’est justement parce que la littérature est abondante qu’il nous semble difficile de la résumer ici. Ensuite, comme il a été expliqué précédemment, nous préférons voir les politiques proposées sur certaines questions plutôt que de décliner les politiques une à une. Les brevets sont donc évoqués dans la première section quand nous regardons les commentaires des théories sur les moyens d’inciter les firmes à accroître leurs activités d’innovation.

Notes
1264.

« Economic sociology »

1265.

« Mainstream economics ».

1266.

Voir p. 378.

1267.

p. 16.

1268.

« Evolution is, fundamentally, an open process partly ruled by contingency, and partly by unforeseeable and accidental generation of knowledge. The importance of unexpected novelty and « survival of the luckiest » in the evolutionary approach tends to make forecasting and planning for the future rather uncertain affairs and seems to leave little room for effective innovation policies », Dalum ‑ Johnson ‑ Lundvall [1992], p. 298.

1269.

« In such a context, there is a need for economic policy to keep options open: to stimulate and protect technological and institutional diversity », Dalum ‑ Johnson ‑ Lundvall [1992], p. 299.

1270.

« Policy Implications of Endogenous Growth Theory », titre de l’article.

1271.

« Endogenous human capital formation ».