1.1. Questionnements sur la notion de croissance

Le renforcement de la croissance économique soulève évidemment des questions sur la pertinence d’une telle recherche. Une remise en cause radicale de la validité de la notion de croissance a été proposée par les participants du Club de Rome. Leurs débats, initiés en 1968, sont prolongés dans un rapport au titre sans équivoque, intitulé The Limits to Growth. Cet ouvrage rédigé par plusieurs économistes du Massachusetts Institute of Technology et publié en 1972 a pour objectif « de définir clairement les limites matérielles qui s’opposent à la multiplication des hommes et les contraintes résultant de leurs activités » 1274 . En définitive, selon ses auteurs, « ses conclusions prouvent que l’humanité ne peut pas continuer à proliférer et à aspirer essentiellement au développement matériel, sans rencontrer de sérieux obstacles sur cette route » 1275 . Contrairement à la problématique malthusienne traditionnelle qui insiste sur le décalage entre la croissance géométrique de la population et la croissance arithmétique des ressources, l’ouvrage insiste sur le décalage spatial entre le développement économique des pays riches et la forte croissance démographique des pays pauvres. Sans entrer dans les détails, notons que le rapport cherche à montrer que la croissance économique accroît l’inégalité entre les pays et « qu’en s’obstinant à maintenir le rythme de cette croissance, on aboutira finalement à la catastrophe » 1276 . Aussi, le Club de Rome tend à montrer que « le passage de l’état de croissance à l’état d’équilibre » 1277 est nécessaire à l’humanité.

De manière moins radicale, la mesure de la croissance a également fait l’objet de nombreuses discussions. L’argument repose sur le fait que la richesse d’une collectivité est résumée à une seule mesure qualitative du revenu. Certains économistes déplorent, par exemple, le contenu des notions de PIB et de PNB, qui ne s’intéressent qu’aux résultats quantitatifs des activités économiques 1278 . Cette critique de la notion de croissance se retrouve dans les remarques présentées par Sen [1994]. Celles‑ci tentent de montrer les limites de la définition traditionnelle de la croissance et de sa mesure. Pour Sen, le problème vient d’une double confusion. Il précise : « ‘premièrement, pourquoi ne pas examiner directement la croissance des variables que nous voulons connaître en fin de compte, plutôt que de se focaliser seulement sur la croissance des revenus réels, qui correspondent aux moyens d’obtenir ce que nous souhaitons évaluer. C’est la méthode des fins contre les moyens. Deuxièmement, pourquoi ne pas s’intéresser à la croissance des différents moyens qui soutiennent nos objectifs de base (au moins pour ceux pour qui cela est possible) plutôt que de se focaliser entièrement sur le revenu réel. C’est la méthode des moyens contre les moyens’ » 1279 . Les arguments développés par le prix Nobel d’économie 1998 mentionnent que la croissance du PIB, du PNB ou du revenu réel par tête est extrêmement importante pour tous les pays, surtout pour les économies pauvres en développement. Mais parallèlement, ils permettent d’introduire d’autres éléments dont les politiques économiques doivent se soucier, comme l’incidence de la croissance sur l’espérance de vie par exemple. Sen [1994] souligne que la croissance est effectivement une condition nécessaire à l’accroissement de l’espérance de vie. Mais elle est non‑suffisante, parce que pour agir effectivement sur cette variable, elle doit diminuer la pauvreté et augmenter les services sociaux, comme les soins médicaux ou l’éducation. Or cette relation n’est pas mécanique : la croissance du revenu n’implique pas inéluctablement une hausse de l’espérance de vie. La notion de croissance a également été associée aux effets externes désastreux de certains processus industriels de production sur l’environnement. Ces considérations sont au cœur du concept de « développement durable » 1280 . Evidemment, cette notion mérite une attention particulière, car elle regroupe ‑ au moins ‑ deux conceptions différentes :

  • la première remet en cause l’idée de la croissance et implique la remise à plat des relations entre les systèmes économique et écologique des sociétés. L’accent est mis sur la recherche d’une nouvelle relation entre l’homme et son environnement, où l’idée de la domination et de l’utilisation du second par le premier est abandonnée ;
  • la seconde est beaucoup moins radicale et revient à intégrer les problèmes environnementaux et sociaux dans la recherche de la croissance. Celle‑ci reste une finalité, mais elle ne justifie plus les moyens. La définition du développement durable communément retenue correspond à celle avancée par le « Rapport Brundtland », édité en 1987 1281 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, mise en place par les Nations‑Unies en 1983. Le développement durable est défini comme « un développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins » 1282 .

Notons rapidement que Aghion et Howitt [1998] consacrent un chapitre entier à l’intégration des questions liées à l’énergie, aux ressources naturelles et à la pollution de l’environnement. Ce chapitre intitulé « croissance endogène et développement durable » 1283 consiste essentiellement à montrer que « les chances d’un développement durable dépendent fondamentalement de la poursuite des innovations » 1284 . Dans le même temps, Freeman et Soete [1997] proposent dans le dernier chapitre de leur ouvrage, « la technologie et l’environnement » 1285 , de voir « l’utilisation des politiques de l’innovation et de la technologie et des politiques complémentaires pour atteindre l’objectif d’un développement durable en terme environnemental » 1286 . Une des justifications de l’intervention gouvernementale dans le développement technique repose également sur les dangers de la non‑maîtrise de la technologie. Ces risques sont notamment mis en avant par Scherer [1999], qui explique qu’ « une question centrale se pose pour le futur quant à savoir si un progrès technique rapide peut être soutenu » 1287 , tout en précisant en note qu’ « (il) ignore non sans risque une question qui est liée : savoir si nous allons continuer avec succès à contenir l’utilisation des armes de destruction massive rendue possible par les progrès scientifiques et technologiques » 1288 . Une réponse est proposée par Nelson et Soete [1988], lorsqu’ils expliquent que « l’expérience de la puissance nucléaire doit nous rappeler que les nouvelles technologies ne sont pas toujours bénignes. La lumière n’est pas encore faite sur ce qui arrive à la couche d’ozone, mais il est certain qu’il est important d’être vigilant et prêt à mobiliser les forces pour faire face au problème, que seuls les gouvernements ont la capacité de mobiliser » 1289 .

Pour conclure et pour justifier la recherche des moyens d’accroître les taux de croissance, soulignons l’importance de la croissance pour l’emploi. Dans une étude statistique menée sur les pays européens, Husson [2001] montre une forte corrélation, au cours des années quatre‑vingt‑dix, entre la croissance du revenu et le nombre d’emplois créés. Ce lien n’est pas vérifié au cours des décennies précédentes, si ce n’est très faiblement pendant les années soixante‑dix. Les conclusions de Husson sur la question sont simples : « ce premier examen des performances d’emploi fait apparaître deux « lois » ou faits stylisés assez fortement marqués, beaucoup plus en tout cas que durant les précédentes décennies. Premier fait stylisé : les pays qui ont le plus fait reculer leur taux de chômage sont aussi ceux qui ont le plus créé d’emplois. Second fait stylisé : les pays qui ont le plus créé d’emplois sont ceux qui ont obtenu le meilleur taux de croissance. La combinaison de ces deux faits stylisés conduit logiquement à dire que ce sont les pays à la meilleure croissance qui ont eu les meilleurs résultats du point de vue du chômage » 1290 . En supposant que la relation entre la croissance et la création d’emplois soit devenue stable, on comprend aisément les enjeux pour les gouvernements des pays occidentaux à accroître les taux de croissance de leur économie. Evidemment, d’un point de vue plus général, la croissance du revenu national s’inscrit également dans la recherche d’une amélioration permanente des niveaux de vie individuels.

Notes
1274.

Meadows et al. [1972], p. 133.

1275.

Meadows et al. [1972], p. 133.

1276.

Meadows et al. [1972], p. 282.

1277.

Il s’agit du dernier sous‑titre du dernier chapitre.

1278.

Dans le deuxième chapitre, nous avons signalé les commentaires de Freeman et Soete [1997] sur le fait que la notion de « Trente glorieuses » ne faisait pas uniquement référence aux résultats quantitatifs des économies occidentales, voir p. 440.

1279.

« First, why not directly examine the growth of variables which we ultimately value, rather than concentrating entirely on the growth of real incomes which are primarily means to achieving what we value? This is the ends‑versus‑means issue. Second, why not examine the growth of the various means that promote our basic objectives (at least those means that are tractable) rather than concentrating entirely on real income? This is the means‑versus‑means issue », Sen [1994], p. 364.

1280.

« Sustainable development » dans la littérature anglo‑saxonne.

1281.

World Commission on Environment and Development [1987], Our Common Future, Oxford University Press, Oxford.

1282.

World Commission on Environment and Development [1987], p. 43.

1283.

Il s’agit du chapitre 5.

1284.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 162.

1285.

« Technology and the Environment », titre du chapitre 18.

1286.

« The use of innovation, technology and others complementary policies to support the goal of environmentally sustainable development », Freeman ‑ Soete [1997], p. 413.

1287.

« A key question for the future, therefore, is whether a brisk pace of technological advance can be sustained », Scherer [1999], p. 119.

1288.

« I ignore at some risk a related question ‑ whether we will continue to be successful in containing the use of the massively destructive weapons also made possible by scientific and technological advances », Scherer [1999], p. 147.

1289.

« Experience with nuclear power should warn that new technology is not always benign. It is not yet clear what is happening to the world’s ozone, but it is clear that it is important to be attending to that matter and to be prepared to marshal the forces that only governments can to deal with the problem », Nelson ‑ Soete [1988], p. 634.

1290.

Husson [2001], p. 104.