2.1. Des perspectives différentes de la politique technologique

La définition des différents types d’intervention publique s’interprète différemment des points de vue évolutionniste et néoclassique. Dans le cadre évolutionniste, l’accent est mis sur la technologie et la firme est perçue comme un des acteurs économiques intervenant dans le processus de création et de diffusion des technologies. Par contre, dans le cadre néoclassique, la firme est une boîte noire au sein de laquelle l’innovation est créée et/ou imitée. L’analyse se concentre sur les structures de marché qui sont perçues comme les sources de l’activité de R&D au sein de la firme, s’agissant d’innovation ou d’imitation. Cette différence de perspective se traduit par des approches distinctes des politiques à mettre en place pour favoriser le développement et la diffusion des technologies. Ce point est expliqué de manière plus générale par Lipsey et Carlaw [1998] dans un article axé sur « les politiques technologiques dans les modèles néoclassiques et structuralistes‑évolutionnistes » 1300 . Dans l’introduction générale, nous avons déjà signalé un des points de la discussion présenté dans cet article. Il concerne les conséquences d’une perspective théorique différente des activités d’innovation pour la formulation des politiques publiques 1301 . Lipsey et Carlaw distinguent les deux approches de l’innovation et du changement technique qui les intéressent en insistant sur les notions sur lesquelles elles reposent. Ils notent ainsi que :

  • les économistes néoclassiques de l’innovation organisent leurs travaux autour des intuitions de Arrow [1962b] sur les externalités ;
  • les « théories structuralistes‑évolutionnistes » s’appuient sur les principes, d’une part, de non‑maximisation des agents et de non‑unicité de l’équilibre et, d’autre part, d’un changement technique endogène et d’une structure institutionnelle et industrielle définis de manière explicite.

Lipsey et Carlaw soulignent que ces deux approches s’entendent sur le but final du programme (accroître le changement technique et in fine la croissance), mais pas sur les moyens pour l’atteindre. Notons d’ailleurs que ce point s’accorde avec les remarques de Friedman [1953] présentées précédemment. Aussi, en raison d’intuitions différentes sur l’économie et de conceptualisations particulières, la théorie néoclassique et la théorie évolutionniste s’opposent sur les choix publics du contenu du programme public IRAP. L’analyse néoclassique porte son attention sur les projets technologiques au sens large et insiste sur les subventions « généralisées », au sens de non‑spécifiques, pour les développer, alors que l’approche évolutionniste préfère la « structure facilitant » 1302 et les « capacités des firmes » 1303 à générer des innovations. La distinction proposée par Lipsey et Carlaw est également partagée par Metcalfe [1997]. Dans un article consacré à « l’explication évolutionniste de la croissance de la productivité totale des facteurs » 1304 , il pose la question suivante : « la différence entre les histoires alternatives, la croissance néoclassique et la croissance évolutionniste, a‑t‑elle de l’importance ? » 1305 . La réponse est sans équivoque : « elle a de l’importance, ne serait‑ce que parce qu’elle influence profondément notre interprétation du développement historique et notre compréhension des canaux à travers lesquels les initiatives de politiques publiques cadrent la croissance économique » 1306 .

Dans une contribution sur « les fondations économiques de la politique technologique » 1307 , Metcalfe [1995] propose de faire ressortir les éléments de politique technologique du point de vue de l’équilibre et du point de vue évolutionniste. De manière générale, il indique que, quel que soit le type de théorie, la question revient à voir si « une économie de marché allouera le volume de ressources approprié à la génération et à l’application des nouvelles technologies » 1308 . Il indique évidemment les différences essentielles entre les deux approches qui l’intéressent. Il note que « dans la mesure où ces deux approches sont concernées par les comportements des firmes, elles sont contraintes de partager des éléments en commun, mais sinon il y a entre elles un écart considérable » 1309 . La plus grande différence tient à ce que les théories de l’équilibre adoptent une « approche d’optimisation » 1310 alors que les théories évolutionnistes ont une « approche adaptative » 1311 . Dans le premier cas, la politique technologique a pour objet d’identifier et de conduire l’économie vers un équilibre supérieur. Dans le second cas, la politique technologique porte sur les problèmes de créativité, d’adaptation et d’apparition d’opportunités technologiques. Néanmoins, Metcalfe indique que les deux types de points de vue partagent trois caractéristiques : les opportunités à innover, les incitations à innover et la distribution des ressources pour innover.

En 1992, Carlsson avance quelques commentaires sur la supériorité revendiquée de l’analyse évolutionniste, même s’il ne propose pas une comparaison explicite des démarches évolutionniste et néoclassique sur la question des politiques publiques. Carlsson propose plusieurs axes de réflexion. Le premier consiste à expliquer à quoi correspond l’ « économie de la dynamique industrielle » 1312 et à lister ses principales différences par rapport à l’ « Industrial Organization ». Le second concerne la mise en avant des types de question auxquelles ne peut répondre la « structure standard » 1313 . Parmi ceux‑ci figure notamment le rôle de la politique publique. Carlsson [1992] spécifie trois types de politiques publiques selon le point sur lequel elles se focalisent. Il distingue ainsi les systèmes technologiques ( les « grappes » 1314 ou les « blocs de développement » 1315 ), les compétences économiques des firmes et les institutions. La notion de « bloc de développement » est définie comme « un ensemble de facteurs, reliés et dépendants les uns des autres, qui sont partiellement reflétés dans les signaux de coûts et de prix et qui entraînent de nouvelles combinaisons (techniques, produits, organisations, marchés et source de la demande. C’est un concept de déséquilibre : des blocs de développement incomplets génèrent à la fois des difficultés et des opportunités pour les firmes. Cette tension génère du progrès. Quand l’équilibre est atteint, le bloc de développement cesse d’être une force dynamique » 1316 . Un bloc de développement résulte, dans l’esprit de Carlsson, de réseaux dynamiques de connaissances et de compétences et correspond à un système technologique. Parallèlement, une « grappe » est appréhendée comme une grappe de firmes et de technologies. L’approche de Carlsson appartient à la description évolutionniste de la dynamique industrielle, dont nous avons présenté la problématique dans le troisième chapitre de la deuxième partie 1317 . Aussi, les travaux néoclassiques qu’il recense pour sa comparaison portent non pas sur la croissance mais sur les structures industrielles.

Au sein de l’analyse néoclassique, la question des politiques publiques peut être abordée du point de vue de la firme, de l’industrie ou plus généralement de l’économie dans son ensemble, sans que les conclusions divergent. Evidemment, ce n’est pas un hasard, puisque comme nous l’avons rappelé à plusieurs reprises, l’ambition des théories de la croissance endogène basées sur l’innovation, appelées par Nyssen les « modèles de croissance endogène avec micro‑économie de l’innovation » 1318 , consiste justement à concilier les résultats obtenus par les travaux micro‑économiques avec la théorie de la croissance. Néanmoins, cela ne signifie pas que les niveaux d’analyse sont inter‑changeables, mais plutôt qu’ils se complètent. D’ailleurs, la démarche de Aghion et Howitt [1998] s’appuie précisément sur cette idée, puisqu’ils s’attachent à reprendre un certain nombre d’éléments abordés par les travaux micro‑économiques sur l’innovation et à les représenter dans un modèle de croissance. Nous allons revenir ultérieurement sur ces points. Traditionnellement, l’analyse néoclassique repose sur les « déficiences de marché » 1319 proposées par Arrow en 1962 ou par Dasgupta et Stiglitz en 1980 1320 . Dans le chapitre de conclusion à Technical Change and Economic Theory, Nelson et Soete [1988] notent qu’ « au sein d’une telle approche évolutionniste, les politiques centrées sur le changement technologique englobent non seulement la R&D, mais le spectre entier des activités scientifiques et technologiques de l’invention à la diffusion, de la recherche de base à la maîtrise technologique » 1321 . Ces deux points de vue sont repris par Metcalfe [1998] qui explique que les politiques technologiques se divisent en deux catégories :

  • la première est concernée par les questions de ressources et d’incitations et considère que les possibilités technologiques et les capacités des firmes sont déterminées une fois pour toutes. Metcalfe explique que « les aides fiscales pour la R&D, les subventions spécifiques pour l’innovation, la recherche par les pouvoirs publics de produits innovants, la durée et les modalités de la protection liée aux brevets, la régulation de la santé ou de la sûreté des médicaments sont les meilleurs exemples de ce genre de politique » 1322  ;
  • la seconde diffère en termes d’objectifs, dans la mesure où ceux‑ci consistent à changer et renforcer les possibilités d’innovation des entreprises. L’accent est mis sur l’amélioration de l’accès aux connaissances des firmes et sur l’amélioration de leurs capacités managériales. Metcalfe précise que ces politiques portent sur le développement de l’infrastructure de la science et de la technologie, définie comme « un ensemble d’institutions liées les unes aux autres pour créer, emmagasiner et transférer la connaissance et les qualifications qui définissent les opportunités technologiques » 1323 .

Cette distinction permet à Metcalfe d’exposer les différentes options qui se posent aux décideurs politiques. Elles concernent plus précisément :

  • le choix entre soutenir le développement d’une nouvelle technologie ou favoriser la diffusion et l’amélioration d’une technologie existante ;
  • le choix des « configurations de projet » 1324 sur lesquelles la politique technologique va porter ;
  • la détermination de la cible parmi les connaissances, les savoir‑faire ou les artefacts ;
  • le choix des firmes et des institutions qui vont servir de relais pour améliorer la technologie ;
  • le choix entre soutenir des programmes de R&D précis ou, plus largement, des processus d’apprentissage ;
  • le choix entre la mise en place de la politique au niveau national ou au niveau international avec d’autres pays.

Ces différents points peuvent également être présentés différemment, selon que l’objectif recherché concerne le renforcement des activités d’innovation des firmes ou le développement des activités d’innovation en général. Dans le premier cas, le raisonnement repose sur l’idée que le changement technique est la réponse à une activité à laquelle les firmes ont consacré des ressources particulières, alors que la seconde s’inscrit davantage dans la recherche des conditions de l’apparition et de la diffusion des innovations technologiques. Autrement dit, la première approche concerne les comportements des firmes et leurs incitations à consacrer des ressources aux activités de R&D, alors que la seconde s’intéresse indirectement aux activités des firmes qui sont vues comme un des éléments du système d’innovation.

Notes
1300.

« Technology Policies in Neo‑Classical and Structuralist‑Evolutionary Models », titre de l’article.

1301.

Voir p. 20.

1302.

Les auteurs emploient l’expression « facilitating structure », pour faire référence à l’environnement qui facilite la mise en place des opportunités technologiques, lorsque celles‑ci sont effectivement développées. Il s’agit d’un contexte qui profite aux innovations potentielles, mais qui n’agit réellement que lorsque ces innovations dépassent leur statut potentiel pour devenir des innovations effectivement mises en place.

1303.

« Capabilities of firms ».

1304.

« The Evolutionary Explanation of Total Factor Productivity Growth », titre de l’article.

1305.

« Does the difference between the alternatives stories, neoclassical growth and evolutionary growth, matter? », Metcalfe [1997], p. 111.

1306.

« It does, not least because it influences deeply our interpretation of the historical record and our understanding of the channels through which policy initiatives shape economic growth », Metcalfe [1997], p. 111.

1307.

« The Economic Foundations of Economic Policy: Equilibrium and Evolutionary Perspectives », titre du chapitre dans le Handbook of the Economics of Innovation and Technological Change.

1308.

« Will market economy allocate the appropriate volume of resources to the generation and application to the generation and application of new technology? », Metcalfe [1995], p. 411.

1309.

« In so far as both of these approaches re concerned with behaviour of firms they are bound to share several elements in common but between them otherwise exists a considerable gulf », Metcalfe [1995], p. 410.

1310.

« Optimizing approach ».

1311.

« Adaptive approach ».

1312.

« Industrial dynamics ».

1313.

« Standard framework ».

1314.

« Clusters ».

1315.

« Development blocks ».

1316.

« A set of interconnected and interdependent factors which are only partially reflected in price and cost signals and which give rise to new combinations (techniques, products, organizations, markets, sources of supply). It is a disequilibrium concept: incomplete development blocks generate both difficulties and opportunities for firms. This tension generates progress. When equilibrium is reached, the development block ceases to be a dynamic force », Carlsson [1992], p. 15.

1317.

Plus précisément dans la section 5, voir pp. 326 et suivantes.

1318.

Voir p. 221.

1319.

« Market failures ».

1320.

Ces deux problématiques ont été présentées respectivement p. 128 et p. 144.

1321.

« Within such an evolutionary approach, policies with regard to technological change encompass not just R&D, but the whole spectrum of scientific and technological activities from invention to diffusion, from basic research to technological mastery », Nelson ‑ Soete [1988], p. 633.

1322.

« Tax allowances for R&D, specific innovative subsidies, public purchasing of innovative products, the terms and duration of patent protection, and regulatory policies dealing with factors such as the health and safety of medicines are the most familiar examples of this kind of policy », Metcalfe [1998], pp. 117‑118.

1323.

« Interconnected institutions to create, store and transfer the knowledge and skills which define technological opportunities », Metcalfe [1998], p. 118.

1324.

« Design configurations ».