2.4. Principales conclusions sur les politiques publiques en faveur de l’innovation

Dans leur description des activités d’innovation de la France, Boyer et Didier [1998] notent qu’ « ‘une observation surprenante, et à certains égards inquiétante, est la faiblesse du rôle des sources publiques, laboratoires et universités, comme origine de l’innovation. Très peu d’entreprises y font appel et l’importance qui leur est accordée est, semble‑t‑il, très faible’ » 1397 . Si cette conclusion démontre irrémédiablement la fin de la validité du modèle linéaire, elle ne signifie pas l’absence de l’intervention publique, qui est simplement différente d’une seule action sur le développement de la recherche fondamentale. A la lumière des théories de la croissance endogène, Boyer et Didier recensent les différentes externalités qui sont à la source de la croissance et rappellent les actions publiques possibles qui leur sont rattachées pour accroître la croissance. Les principales sources des externalités viennent des différents types de capital, des connaissances, des effets d’apprentissage et des infrastructures. La question des connaissances et des effets d’apprentissage est abordée dans la prochaine section 1398 . Le capital regroupe le capital physique, le capital immatériel et le capital humain. Pour le premier, la politique publique doit chercher à en favoriser l’accumulation en agissant sur l’organisation des marchés financiers et en taxant les profits ; pour le deuxième, l’accent doit être mis sur la législation des brevets, le renforcement des liens entre les activités publiques de recherche et les entreprises ; pour le troisième, les cibles doivent porter sur la qualité de la formation et de l’éducation et la définition des diplômes et des cursus. Concernant les infrastructures, Boyer et Didier posent le problème dans le cadre des infrastructures nationales et du point de vue des technopoles. Dans le premier cas, il s’agit essentiellement de déterminer les grandes infrastructures de communication et d’intégration au territoire et d’en favoriser la mise en place par le biais des politiques budgétaires et fiscales. Les technopoles nécessitent à la fois des infrastructures locales, dont la mise ne place doit également être aidée, mais aussi un renforcement des liens entre la formation, la recherche et la création d’entreprises.

Ces différents points constituent le cœur du Rapport Guillaume publié en 1998. Après avoir rappelé qu’aux Etats‑Unis, entre 1980 à 1996, 1 633 sociétés ont été créées à partir de licences détenues par les universités et que selon le National Science Foundation, les trois quarts des brevets déposés par les entreprises américaines sont issus des résultats scientifiques de la recherche publique, Guillaume note que la France s’est dotée d’un cadre juridique dont l’esprit est proche de celui en place aux Etats‑Unis, mais qui est toutefois moins favorable aux transferts de technologie. Par exemple, la « doctrine » en matière de propriété industrielle pour les établissements de recherche français est variable, « oscillant entre deux logiques : celle de l’octroi de clauses favorables aux partenaires industriels et celle de la défense ferme des intérêts patrimoniaux de l’organisme » 1399 . L’INRA penche plutôt pour la première et le CNRS pour la seconde. Au niveau législatif, la Loi sur l’innovation et la recherche promulguée le 12 juillet 1999 permet aux chercheurs de participer à la création d’entreprises dans le cadre de leurs travaux ou de participer à des entreprises déjà existantes, soit au niveau du capital soit au sein du conseil d’administration. Le Ministère de la recherche souligne que cette mesure se traduit chaque année par plus d’une centaine de créations d’entreprises par des chercheurs, contre une vingtaine auparavant.

La représentation d’un certain nombre de moyens d’action pour le gouvernement peut être appliquée avec autant d’acuité pour les théories évolutionnistes. Cela est vrai en dépit d’une remarque formulée par Lipsey et Carlaw [1998], selon laquelle les évolutionnistes acceptent l’idée d’une politique technologique pour accroître le taux du changement technique, bien qu’ils ne soient pas capable de la faire ressortir comme une proposition formelle de leurs théories. Le fait de considérer que la firme ne peut jamais complètement capter l’ensemble des bénéfices de son innovation l’empêche de proposer des commentaires définitifs sur la question des brevets, comme nous l’avons déjà souligné dans la section précédente 1400 . Parallèlement, de leur point de vue, l’incertitude inhérente aux activités d’innovation interdit de définir un niveau optimal de R&D. Toutefois, la politique publique peut agir en identifiant précisément un « ensemble complexe de spillovers » 1401 et en distinguant plusieurs types de spillovers. Plus précisément, Lipsey et Carlaw en proposent quatre types. Le premier correspond aux spillovers entre les technologies et implique que les améliorations apportées à une technologie peuvent bénéficier à d’autres technologies. Le deuxième est représenté par les spillovers entre les technologies et la « structure facilitant » 1402 et illustre le fait qu’une nouvelle technologie affecte les éléments de cette structure. Le troisième définit les spillovers entre les éléments de la « structure facilitant » où le changement de l’un d’entre eux affecte les autres. Le quatrième correspond aux spillovers entre les utilisateurs des technologies et les producteurs. A chacun de ces spillovers correspond une intervention publique possible.

En définitive, les conséquences de l’existence de ces deux théories ne sont pas négligeables pour la politique publique. Lipsey et Carlaw font une remarque importante, que nous développons dans la dernière section de ce chapitre, dans le cadre plus général de la concurrence théorique. Ils notent : « ‘bien que nous ne voulions pas dire le contraire, c’est-à-dire que les deux approches offrent des conseils exactement opposés, nous voulons souligner qu’elles sont très souvent en conflit et que ce conflit conduit à une différence profonde dans les politiques défendues par les économistes à partir d’hypothèses de chacune des traditions ’» 1403 . Les principales différences portent sur des points déjà mentionnés dans les sections précédentes, mais qu’il est utile de reprendre. Lipsey et Carlaw distinguent trois types de différences en termes de politique publique :

Lipsey et Carlaw illustrent ce type de politique à la lumière du programme IRAP mis en place au Canada. L’IRAP a pour objectif général de renforcer la croissance grâce aux innovations technologiques. Pour cela, le programme cherche à encourager l’innovation au sein des PME en leur fournissant des prestations de conseil et des aides financières 1409 . D’un point de vue théorique, Lipsey et Carlaw précisent qu’il s’agit soit de déplacer les firmes vers la frontière technologique soit de déplacer la frontière, selon la terminologie proposée par Metcalfe [1995] et présentée dans le chapitre précédent 1410 . Pour eux, le programme a permis un important changement structurel et a réussi tout d’abord à maintenir son objectif principal en développant les outils nécessaires à cet objectif, ensuite à reconnaître ses défauts et à modifier ses réponses et enfin à obtenir une expertise associant une compétence institutionnelle globale à des objectifs industriels, des contributions relativement faibles et une absence de captation des aides. Lipsey et Carlaw présentent les critiques adressées par D. Usher à l’IRAP en 1994 1411 , pour qui un crédit généralisé à l’investissement aurait été plus fécond que ces programmes « individualisés » 1412 . Son raisonnement repose sur l’idée que les bénéfices de ces programmes ne sont pas mesurables, ou, en d’autres termes, que les programmes ne passent pas le test de l’ « additionnalité » 1413 . Par ailleurs, il soutient que les objectifs de l’IRAP peuvent être poursuivis par un « programme structurel ». Carlaw et Lipsey s’opposent à cette remarque. Ils notent que « même si cela est vrai dans un modèle néoclassique, il est clair qu’en fait ce n’est pas correct d’après ce qui ressort de notre discussion sur les objectifs de l’IRAP concernant plusieurs aspects de la « structure facilitant » » 1414 . Ils avancent plusieurs arguments pour justifier ce point. Ils rappellent notamment que les subventions, si elles sont faibles en valeur, n’ont pas d’effets linéaires sur le changement technique, ce qui signifie qu’elles peuvent avoir un effet important sur lui. Parallèlement, ils soulignent que l’IRAP a permis la diffusion des nouvelles connaissances, qui dans la réalité, n’est pas instantanée comme dans le cadre néoclassique. En ce sens, en écartant les difficultés de la diffusion, le modèle néoclassique ne peut pas apprécier à sa juste valeur un programme qui obtient des résultats tangibles sur ce point.

Voilà quelques unes des conclusions que nous pouvions apporter sur les différences en termes d’appréciation des politiques publiques qui ressortent des théories de la croissance endogène et des théories évolutionnistes. En fait, le changement de l’appréciation de la recherche technologique témoigne surtout d’une profonde modification de la perception du processus d’innovation. Guillaume [1998] note que « définie en termes généraux, la recherche technologique concourt à la production des connaissances et de savoir‑faire nécessaires aux innovations de produits, de procédés, ou services » 1415 . En assimilant les « savoir‑faire » à des connaissances tacites, le déplacement de la problématique proposée par le Rapport Guillaume revient à mettre en avant la notion de « connaissance » et justifie l’émergence d’un domaine des sciences économiques consacré justement à l’économie de la connaissance. Saviotti [1995] justifie cet essor de manière simple. Il précise que les connaissances ont un rôle croissant par rapport au capital physique dans les économies industrialisées et que « cependant, notre compréhension du rôle des connaissances est encore limitée. Un certain nombre de généralisations sur la nature des connaissances utilisées ont été formulées (Dasgupta ‑ David [1992] 1416 , David ‑ Foray [1992] 1417 ). Ces généralisations constituent le début du développement d’une économie des connaissances » 1418 . Nous revenons sur ce point dans la prochaine section.

Notes
1397.

Boyer ‑ Didier [1998], p. 19.

1398.

Voir p. 549.

1399.

Guillaume [1998], p. 39.

1400.

Voir p. 505.

1401.

« Complex set of spillovers ».

1402.

Nous l’avons définie p. 490.

1403.

« Although we would not wish to argue the opposite case, that the two approaches offer exactly contradictory advice, we would stress that they are very often in conflict ant this conflict leads to strong differences in policies advocated by economists working from the assumptions of each tradition », Lipsey ‑ Carlaw [1998], p. 54.

1404.

« Framework policies and programmes ».

1405.

« Context‑specific ».

1406.

« Focused policies and programmes ».

1407.

Voir p. 503.

1408.

« Blanket policies ».

1409.

Voir le site Internet officiel de l’IRAP, www.nrc.ca/irap.

1410.

Voir p. 488.

1411.

Usher D. [1994], The Collected Papers of Dan Usher, Edward Elgar, Aldershot.

1412.

« Firm‑specific ».

1413.

« Incrementality ».

1414.

« Although this is true in a neo‑classical model, it should be clear from our discussion of IRAP’s targeting of several important aspects of the facilitating structure that this is not in fact correct », Lipsey ‑ Carlaw [1998], p. 60.

1415.

Guillaume [1998], p. 19.

1416.

Dasgupta P. ‑ David P. [1992], « Towards a New Economics of Science », Center for Economic Policy Research, Stanford University.

1417.

David P. ‑ Foray D. [1992], « Accessing and Expanding the Science and Technology Knowledge Base », OCDE, STI, TIP(94)4.

1418.

Saviotti [1995], p. 202.