3.1. Connaissances, capital humain et capital social : des thèmes de plus en plus développés

Dans cette troisième partie, nous avons insisté à plusieurs reprises sur le rôle croissant des technologies de l’information et de la communication en faisant référence aux concepts de « nouvelle économie », d’ « économie de la connaissance » ou d’ « économie de l’information ». En fait, ces dénominations font référence au même phénomène économique. De manière générale, Hodgson [1994a] propose de distinguer les « données sensorielles » 1421 , l’information et la connaissance. Les premières correspondent au « vaste enchevêtrement de signaux sonores, visuels ou autres qui atteignent le cerveau » 1422 . L’association de ces données à un processus cognitif permet de les sélectionner et d’en convertir certaines en information. Toutefois, le contenu informationnel est tel qu’il dépend étroitement de la structure dont l’information est issue, ce qui signifie que la signification peut varier avec le contexte. Autrement dit, les informations correspondent à différentes formes de connaissance. Les discussions sur la définition de la connaissance et de l’information renvoient à plusieurs traditions des sciences économiques, sur lesquelles l’article de Hodgson propose justement d’apporter quelques éclairages. Dans le même temps, les notions d’économie de la connaissance ou d’économie de l’information s’appliquent indifféremment en termes de contenu économique. Autrement dit, le rôle croissant des connaissances dans les économies est largement souligné par les économistes quelle que soit leur « école », s’ils en ont une. Cela signifie que l’économie de la connaissance correspond à une thématique transversale et ne fait pas nécessairement référence à un programme de recherche particulier. D’ailleurs, les termes de « connaissance » et d’ « information » se retrouvent dans de nombreuses théories. Aussi, sans être exhaustif, signalons au moins les problématiques, portant sur les individus, autour des questions liées à l’information et à l’acquisition de la connaissance.

La tradition initiée par Hayek met l’accent sur le caractère subjectif de la connaissance 1423 . Dans son appréciation de la perspective hayekienne des institutions, Garrouste [1994] rappelle que le raisonnement de Hayek repose sur les règles abstraites individuelles d’action, le processus de coordination des actions individuelles et la sélection des règles d’actions. Concernant le seul sujet qui nous intéresse ici ‑ le premier ‑, les explications sont notamment apportées par deux ouvrages publiés en 1978 1424 et en 1990 1425 . Le point de départ correspond aux modèles individuels d’action, à partir desquels un système de règles d’action va émerger. La combinaison de certaines règles d’action spécifiques détermine à son tour l’action elle‑même. Ces règles découlent d’un processus dont les individus n’ont pas conscience et qui définissent leurs expériences sensorielles. Il existe un mécanisme d’apprentissage, assimilé à un processus d’acquisition de connaissances, dans la mesure où « de nouvelles règles d’action apparaissent au sein du système de règles abstraites d’action » 1426 . Par conséquent, cette explication implique que « la plus grande part des informations particulières que possède un individu ne peut être utilisée que par cet individu dans la définition de ses propres décisions » 1427 . Ce point de vue ne convainc toutefois pas Hodgson [1994a], qui explique que « les concepts et les théories sont toujours créés dans un contexte social. (...) Par conséquent, la théorie cognitive ne conduit pas à l’exclusion de la dimension sociale de la connaissance mais à son renforcement » 1428 .

Dans sa présentation de la « théorie de l’information en sciences économiques » 1429 , Babe [1994] explique qu’à la suite de l’ouvrage de Knight, Risk, Uncertainty and Profit de 1921 1430 , les économistes néoclassiques ont commencé à s’intéresser aux conséquences liées au relâchement des hypothèses de transfert d’information sans coût et de connaissance parfaite. Babe souligne que « moins que la connaissance parfaite, c’est l’ « incertitude », conclurent les néoclassiques, qui fait ressortir d’une part les marchés pour « les biens contingents » telles que les garanties et les assurances, et d’autre part les marchés de l’information » 1431 . La question de l’existence de marchés de l’information a déjà été abordée, quand nous rappelions les remarques de Foray [1991a] [1991b] sur la première partie de l’article de Arrow de 1962 (Arrow [1962b]) et sur les conclusions de celui‑ci en faveur d’un marché des droits de propriété 1432 . Brousseau et Glachant [2000] précisent que la prise en compte de l’incertitude permet justement d’expliquer l’émergence de l’ « économie des contrats » au cours des années soixante‑dix. Ils notent que « si (les) agents subissent des coûts de transaction, s’ils peuvent profiter d’avantages informationnels, s’il existe des situations où des investissements non‑redéployables devraient être réalisés, il faut s’attendre à ce qu’on n’échange pas les mêmes marchandises, au même prix, et à partir des mêmes règles que sur un marché walrasien » 1433 .

Brousseau et Glachant [2000] indiquent que les théories des contrats se sont organisées autour de trois traditions : celle focalisée sur le fonctionnement des marchés d’assurance et inspirée par l’ouvrage de Arrow édité en 1971 1434 et l’article de Akerlof publié en 1970 1435  ; celle portée sur les problèmes de coordination de la firme insufflée par les travaux de Coase en 1937 et de Williamson, et également par les approches managériales et béhavioristes de la firme ; enfin celle influencée par la question des droits de propriété dans la lignée des travaux de Alchian [1961] 1436 et de Demsetz [1967] 1437 notamment. Ces problématiques se sont poursuivies au sein de trois théories. La première correspond à la « théorie des incitations » s’appuyant sur l’idée que les agents sont dotés d’une rationalité substantielle mais qu’ils ne disposent pas de la même information. La deuxième est la « théorie des contrats incomplets », énoncée notamment par S. Grossman et Hart en 1986 1438 . Brousseau et Glachant [2000] expliquent que « la [théorie des contrats incomplets] est ainsi devenue une théorie de l’influence du cadre institutionnel sur le design contractuel ; alors qu’au début, elle s’intéressait plutôt à l’influence que l’affectation des droits de propriété peut exercer sur la répartition du surplus résiduel entre les agents et sur leurs incitations à investir » 1439 . La troisième, la « théorie néo‑institutionnelle des coûts de transaction », suppose au contraire des deux précédentes, des agents à la rationalité limitée, à partir des travaux de Williamson, dont The Economic Institutions of Capitalism édité en 1985 1440 et The Mechanisms of Governance publié en 1996 1441 . L’une des originalités de cette école par rapport aux autres tient à ce qu’elle dépasse largement le cadre de l’économie des contrats. Aussi, nous avons mentionné qu’elle correspond pour Winter [1991] à l’une des quatre théories de la firme 1442 . L’interpénétration de ces deux thématiques (théorie des contrats et théorie de la firme) témoigne une nouvelle fois de la difficulté à découper les sciences économiques en écoles, théories ou programmes de recherche.

Les différentes appréciations des technologies de l’information et de la communication débouchent sur des appréciations différentes quant à leurs effets sur le système économique. Ce point nous intéresse notamment pour les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes. Plus précisément, nous voulons apprécier les questions liées aux liens entre les technologies de l’information et de la communication et les politiques publiques axées sur les systèmes d’éducation et de formation. Dans le rapport Du bien‑être des nations ‑ Le rôle du capital humain et du capital social, l’OCDE [2001b] associe les notions de bien‑être, de capital humain et de capital social et explique que « le capital humain et le capital social sont étroitement liés à l’influence qu’exercent les institutions et les dispositions politiques et sociales sur la société. Il faut cependant soigneusement distinguer plusieurs éléments car : le capital humain réside dans les individus ; le capital social réside dans les relations sociales ; et les dispositions politiques, institutionnelles et juridiques définissent les règlements et les institutions en vertu desquels le capital humain et le capital social fonctionnent » 1443 . Plus loin, l’accent est mis sur les différentes conceptions du capital social et les points sur lesquels chacune cristallise son attention. Ainsi coexistent l’approche anthropologique orientée sur l’instinct naturel d’association des hommes, la démarche sociologique focalisée sur les normes sociales, le point de vue des sciences politiques axé sur les liens entre les institutions, les normes politiques et sociales et le comportement humain et enfin l’explication économique portée sur l’utilité des individus et le rôle des relations sociales pour certains types d’activités.

Une deuxième interprétation économique est proposée, liant le capital social à l’environnement macro‑institutionnel, défini lui‑même comme les « capacités sociales ». Le rapport de l’OCDE indique que cette proposition est présente notamment chez Abramovitz et David [1996], Omori [2001] 1444 , Hall et Jones [1999] 1445 ou Temple et Johnson [1998] 1446 . La principale différence réside, à notre sens, dans la manière dont sont perçues les frontières de la collectivité qui participe à l’élaboration du capital social et qui en bénéficie. Le premier point de vue est celui adopté par le rapport de l’OCDE qui explique que « le capital social correspond, par définition, à des réseaux ainsi qu’à des normes, valeurs et convictions communes » 1447 . L’accent est mis sur deux aspects essentiels : la notion de partage des valeurs (ou au moins l’une d’entre elles, le respect des valeurs des autres) et la confiance accordée aux autres par rapport à soi‑même. Les principales actions sociales à l’origine de la formation et de partage du capital social qui sont recensées correspondent à la famille, à la communauté, à l’entreprise, aux administrations nationales, régionales ou locales. Même si le cadre national est présent, notons que rien ne permet de dire qu’il est déterminant. Aussi, aucune explication ne peut justifier que les frontières nationales coïncident avec les sources de la formation du capital social. D’ailleurs, sans entrer dans le détail, le respect des autres ne commence ni ne s’arrête aux frontières nationales, pas plus que le degré de confiance en eux.

A l’inverse, le seconde point de vue permet de renverser la problématique en supposant que les frontières nationales sont déterminantes et en trouvant ensuite les éléments qui permettent d’expliquer les performances des différentes économies. Abramovitz et David [1996] indiquent que « ‘la capacité sociale a à voir avec ces attributs, qualités et caractéristiques de la population et de l’organisation économique qui sont à l’origine des institutions sociales et politiques et qui influencent les réponses des personnes face aux opportunités économiques’ » 1448 . Elle s’oppose à la première perspective qui s’intéresse aux individus, c’est‑à‑dire au capital humain quand il s’agit d’individus pris séparément et de capital social quand on étudie les interactions de différents individus. Dans l’analyse du capital social, l’accent est mis sur les raisons justifiant la participation à un bien qui présente simultanément les caractéristiques d’un bien public et d’un bien privé. Les externalités positives qui profitent à d’autres individus ou groupes n’excluent pas complètement la possibilité de restreindre à certaines personnes l’accès à l’information et à l’influence du réseau que ces personnes constituent. La deuxième perspective est fondamentalement une démarche holiste. Elle caractérise également les travaux sur les systèmes nationaux d’innovation qui ont été présentés dans le chapitre précédent. Aussi, l’analyse historique de Abramovitz et David [1996] permet de faire ressortir nettement les caractéristiques des différentes approches. Nous avons déjà précisé les liens (ténus mais revendiqués) qui caractérisent les premiers travaux théoriques et les travaux historiques sur la croissance (particulièrement ceux de Kuznets d’ailleurs) 1449 . Nous avons également souligné les remarques formulées par Solow [1994] sur le recours à l’individualisme méthodologique des nouvelles théories de la croissance pour construire leur raisonnement 1450 . De ce point de vue, la rupture entre les travaux historiques traditionnels et les théories de la croissance endogène est renforcée. Au contraire, même s’ils n’en partagent pas les outils (néoclassiques), les évolutionnistes ont la même approche holiste des capacités sociales que les études historiques de la croissance.

Notes
1421.

« Sense‑data ».

1422.

« The vast jumble of aural, visual and others signals that reach the brain », Hodgson [1994a], p. 58.

1423.

Nous l’avons déjà rapidement évoquée dans le chapitre méthodologique de la deuxième partie, voir p. 178.

1424.

Hayek F. A. von [1978], New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas, Routledge, London.

1425.

Hayek F. A. von [1990], The Fatal Conceit, the Errors of Socialism, Routledge, London

1426.

Garrouste [1994], p. 860.

1427.

Garrouste [1994], p. 861.

1428.

« Concepts and theories are always created in a social context. (...) Consequently, cognitive theory does not lead to the exclusion of the social dimension of knowledge but to its reinforcement », Hodgson [1994a], p. 59.

1429.

« Information Theory in Economics », titre de la contribution.

1430.

Knight F. [1921], Risk, Uncertainty, and Profit, Houghton Mifflin, Boston.

1431.

« Less than perfect knowledge, that is « uncertainty », neoclassicists concluded, gives raise on the one hand to markets for « contingent commodities » such as product guarantees and insurance and on the other to markets for information », Babe [1994], p. 360.

1432.

Voir p. 429.

1433.

Brousseau ‑ Glachant [2000], p. 24.

1434.

Arrow K. [1971], Essays in the Theory of the Risk, North Holland, Amsterdam.

1435.

Akerlof G. [1970], « The Markets for Lemons: Quality, Uncertainty and the Market Mechanism », Quarterly Journal of Economics, vol. 84, pp. 488‑500.

1436.

Alchian A. [1961], Some Economics of Property Rights, Rand Corporation, Santa Monica.

1437.

Demsetz H. [1967], « Toward a Theory of Property Rights », American Economic review, Papers & Proceedings, vol. 57, no. 2, May, pp. 347‑359.

1438.

Grossman S. ‑ Hart O. [1986], « The Costs and Benefits of Ownership: a Theory of Vertical Integration », Journal of Political Economy, vol. 94, no. 4, August, pp. 691‑719.

1439.

Brousseau ‑ Glachant [2000], p. 30.

1440.

Williamson O. [1985], The Economic Institutions of Capitalism: Firms, Markets, Relational Contracting, Free Press, New York.

1441.

Williamson O. [1996], The Mechanisms of Governance, Oxford University Press, Oxford.

1442.

Voir p. 403.

1443.

OCDE [2001b], p. 14.

1444.

Omori T. [2001], « Balancing Economic Growth with Well‑Being: Implication of the Japanese Experience », in J. F. Helliwell (ed), The Contribution of Human and Social Capital to Sustained Economic Growth and Well‑Being, Human Resources Development Canada, Ottawa.

1445.

Hall R. ‑ Jones C. [1999], « Why Do some Countries Produce So Much More Output Per Worker Than Others », Quarterly Journal of Economics, vol. 114, no. 1, February, pp. 83‑116.

1446.

Temple J. ‑ Johnson P. [1998], « Social Capability and Economic Growth », Quarterly Journal of Economics, vol. 113, no. 3, August, pp. 965‑988.

1447.

OCDE [2001b], p. 47.

1448.

« Social capability has to do with those attributes, qualities, and characteristics of people and economic organization that originate in social and political institutions and that influence the responses of people to economic opportunity », Abramovitz ‑ David [1996], pp. 50‑51.

1449.

Voir p. 100.

1450.

Voir p. 202.