3.2. Les politiques publiques en faveur de l’éducation selon les théories de la croissance endogène

En 2000, Romer lie la problématique de l’accumulation individuelle du capital humain aux questions liées au rythme des activités d’innovation. Son argument consiste préalablement à montrer que l’intervention publique en faveur de l’innovation du secteur privé a un rôle positif sur « le marché des scientifiques et des ingénieurs » 1451 . La démarche de Romer pose les problèmes du rattrapage et de la convergence dans l’optique des remarques formulées par Abramovitz [1986], que nous avons présentées dans le chapitre précédent 1452 . Il cherche les raisons qui expliquent pourquoi une économie en rattrapage peut finalement générer un revenu par tête plus élevé que l’économie qu’elle rattrapait initialement. Romer insiste sur le fait que l’économie américaine, pendant la phase de rattrapage de l’économie britannique, était capable de générer des « avancées technologiques indépendantes » 1453 . De plus, la supériorité du taux de croissance des Etats‑Unis par rapport à celui de la Grande‑Bretagne, qui apparaît dès 1870, s’est prolongée après le passage du leadership du second vers le premier. Cette description s’accorde avec l’explication proposée par Maddison [2001], qui note que « le rôle dominant pour le développement de ces technologies du vingtième siècle a été tenu par les Etats‑Unis, qui sont devenus le leader mondial en termes de productivité et de revenu par tête. Les forces dominantes de l’innovation avaient changé depuis le dix‑neuvième siècle, réduisant le rôle de l’inventeur individuel et accordant un plus grand rôle à la recherche scientifique appliquée d’un type que les Etats‑Unis ont été les premiers à expérimenter. L’innovation fut institutionnalisée comme jamais le Royaume‑Uni ne l’avait fait » 1454 . Ce point s’accorde aussi avec les notions de « Schumpeter type I » et de « Schumpeter type II », présentées dans la première partie 1455 . Rappelons rapidement que la première décrit les activités d’innovation dans les industries européennes, alors que la seconde expose les activités d’innovation dans l’industrie nord‑américaine. Or, les différences entre les deux correspondent précisément aux remarques formulées par Maddison [2001].

Scherer [1999] propose d’apprécier les effets du capital humain sur les taux de croissance des principales économies. Il s’intéresse notamment aux ressources en capital humain consacrées à la science et la technologie. Il rappelle préalablement que l’absence de statistiques historiques a conduit Derek de Solla Price en 1963 1456 à les mesurer en s’intéressant à la croissance du nombre de revues scientifiques depuis 1665. Il ressort que depuis 1750, l’ « effort scientifique » 1457 a augmenté d’approximativement 4.5 % par an. La régularité du taux de croissance est par ailleurs saisissante, et Scherer souligne que les données brutes sur l’emploi scientifique et technique présentent des taux de croissance similaires. La démarche de Scherer, en s’intéressant presque exclusivement aux ressources consacrées au capital humain, suppose un lien linéaire implicite entre le nombre de scientifiques et d’ingénieurs, les innovations technologiques et la croissance. Cette relation considère que l’input consacré aux activités de R&D, mesuré par le nombre de travailleurs impliqués, se traduit immanquablement par de nouvelles innovations technologiques qui ont elles‑mêmes un rôle sur la croissance. De plus, il est supposé que l’offre de travail des scientifiques et ingénieurs répond avec un décalage temporel à la demande. Scherer distingue également les structures de R&D privées des structures publiques. La comparaison repose sur l’idée que « pour ceux qui veulent faire vœu de pauvreté et de chasteté (mais jamais d’obédience), la vie de scientifique académique ou de professeur pour ingénieur exerce un attrait considérable » 1458 . Sur la base d’un travail de Dasgupta et David, publié en 1987 1459 , Foray [1991a] explique que « qui rejoint la communauté scientifique devra se soumettre à l’obligation de divulgation ; qui entre dans la communauté technologique conservera la possibilité de maintenir secrète ses découvertes » 1460 . En fait, le problème consiste à trouver les motifs qui font qu’un chercheur s’oriente vers la science ou vers la technologie. Le choix de l’orientation est antérieur à l’activité, dans la mesure où le fonctionnement de chacune des institutions l’empêche, une fois un résultat obtenu, de choisir de le divulguer ou non.

Les frontières étanches traditionnelles entre les activités scientifiques et technologiques deviennent de plus en plus floues, comme l’atteste l’OCDE [2001a] qui note d’ailleurs que la faible mobilité des chercheurs entre la science et l’industrie empêche les flux de connaissances entre les deux. Une des raisons invoquées porte justement sur la différence de statut entre le monde de la recherche académique et celui de l’industrie. Mais le principal argument avancé concerne surtout la définition des droits de propriété des chercheurs individuels. L’OCDE indique qu’ « une bonne pratique est de garantir la détention des droits de propriété intellectuelle à l’organisation de recherche et d’assurer les chercheurs individuels d’une part correcte des bénéfices qui en découle. Les décideurs politiques doivent également être conscients des risques. Trop de commercialisation peut réduire la qualité de la recherche et de l’enseignement scientifiques » 1461 . Ce point a été présenté dans la section précédente, à partir des recommandations du Rapport Guillaume [1998], concernant les possibilités des chercheurs d’exploiter leurs découvertes dans des entreprises 1462 .

D’un point de vue général, Romer [2000] propose d’approfondir l’hypothèse de l’ « additionnalité » 1463 et de voir si un dollar additionnel de subvention à la R&D se traduit ou non par une hausse équivalente des dépenses privées de R&D. L’idée de Romer est de distinguer deux éléments dans les dépenses de R&D : le nombre de scientifiques et d’ingénieurs et le taux de salaire. Ces deux éléments sont très différents quant à leur rôle sur la croissance, dans la mesure où celle‑ci dépend des inputs consacrés à la R&D. Or, si une hausse du nombre d’ingénieurs et de scientifiques accroît effectivement ces inputs et par conséquent la croissance, une augmentation des salaires ne modifie pas la quantité d’inputs. Aussi, le problème consiste à savoir si les dépenses publiques modifient le nombre de scientifiques ou leurs salaires. La réponse réside dans le comportement de l’offre de scientifiques et de travailleurs, puisque si l’offre est fixe (comme le suppose dans un premier temps Romer), l’accroissement des aides publiques se traduit immanquablement par une hausse des salaires, sans affecter pour autant la quantité des inputs consacrés à la R&D. Un travail empirique de Goolsbee [1998] 1464 sur les Etats‑Unis confirme cette hypothèse, puisque sur la période allant de 1980 à 1984, correspondant selon les termes de Romer à « la construction de la défense » 1465 , les dépenses fédérales de R&D ont augmenté de 11 %, tandis que les salaires des physiciens augmentaient de 6.2 % et ceux des ingénieurs aéronautiques de 5 %.

A l’examen du système d’enseignement américain, Romer suggère que les entreprises ont finalement des difficultés à discriminer les meilleures écoles et les meilleurs étudiants au sein d’une même école, en raison de l’hétérogénéité des enseignements suivis par chacun. Romer explique qu’un des signaux sur les étudiants passe par la sélection opérée par les écoles, dans la mesure où pour un étudiant, le fait d’avoir été accepté dans une école où la sélection est rude montre à l’employeur potentiel les capacités de l’étudiant en question. Le fonctionnement du système d’enseignement est cependant tel, qu’une hausse du salaire des scientifiques, consécutive à des subventions gouvernementales, accroît le nombre d’étudiants désireux de suivre une formation scientifique. Mais pour maintenir la stabilité dans les effectifs des différents départements, les universités réagissent en accentuant la sélection pour suivre cette formation scientifique et en accroissant l’attractivité des autres formations. Cela se traduit par un « goulot d’étranglement » 1466 dans la formation de scientifiques et d’ingénieurs. Cette particularité de l’offre de scientifiques et d’ingénieurs, mesurée en termes quantitatifs, est associée à une deuxième caractéristique remarquable, appréciée en termes qualitatifs cette fois. Il s’agit du fait que les titulaires d’un doctorat, pour certaines disciplines, font parfois face à un marché du travail difficile. Romer explique que « pour augmenter le nombre d’étudiants qui reçoivent un diplôme en sciences naturelles ou un diplôme d’ingénieur, ceux‑ci doivent être convaincus que ce type de diplôme peut les conduire finalement à une meilleure carrière que les formations post‑doctorales sans débouchés qui sont devenues de plus en plus communes dans certaines disciplines » 1467 . Dans le même temps, Romer précise que la « communauté scientifique » déplore l’ « excès de doctorats » 1468 apparu depuis 1990. Cette situation est liée à un nombre croissant de docteurs face à des offres d’emplois académiques qui restent stables. L’accroissement du nombre de docteurs résulte partiellement de la politique gouvernementale, puisque la part d’étudiants percevant une bourse de stagiaire a perdu 10 points au profit des étudiants chargés de travaux dirigés et destinés à l’enseignement supérieur. Le fond du problème réside dans l’inadéquation de la formation supérieure en science qui persiste la plupart du temps à proposer un enseignement destiné à la recherche universitaire en négligeant les débouchés au sein du secteur privé de la R&D. Parmi les raisons avancées pour expliquer une telle situation, Romer note la volonté de maintenir le fonctionnement prévalant sous prétexte de ne pas remettre en cause les institutions de la science. Cet argument illustre la remarque énoncée par Rosenberg et Steinmueller en 1988 sur le fonctionnement de la recherche des Etats‑Unis et que nous avons présentée dans la première partie 1469 . Leur idée est de montrer que celle‑ci est davantage orientée vers la recherche fondamentale et les honneurs qui lui sont traditionnellement associés que vers la recherche appliquée dans le domaine industriel.

Romer [2000] propose quelques remarques sur la politique économique et distingue notamment les objectifs recherchés des programmes mis en œuvre, ou en d’autres termes les fins et les moyens. L’idée est que la réussite nécessite un système de mesure efficace pour voir si les résultats des programmes se rapprochent des objectifs poursuivis. Dans le cas précédent, l’objectif peut consister à accroître les ressources allouées aux activités de R&D, afin d’augmenter le nombre de scientifiques et d’ingénieurs diplômés. Le programme adéquat peut se traduire par exemple par la mise en place d’un crédit d’impôt, comme le Research and Experimentation Tax Credit. Ce dernier a été instauré la première fois par le Congrès américain en 1981 et a été reconduit dix fois depuis (la dernière en 1999 pour une période allant jusqu’en 2004). Il consiste à encourager les entreprises, qui consacrent déjà des dépenses à la R&D, à investir des ressources supplémentaires dans la recherche, le développement et l’expérimentation de produits et de services. L’objectif est in fine de promouvoir à la fois la création d’emplois et la croissance économique. Pour éviter la « redondance » des subventions, les firmes doivent accroître leurs dépenses d’un certain niveau, calculé comme le pourcentage moyen sur plusieurs années des dépenses de recherche par rapport à leurs revenus bruts. Le crédit d’impôt correspond au cinquième des ressources supplémentaires engagées. Le American Institute of Chemical Engineers indique que « comme près de 70 % des montants de crédit d’impôts sollicités correspondent à des investissements dans les salaires des employés de la recherche, le crédit d’impôt profite directement aux ingénieurs et aux scientifiques en développant les emplois hautement qualifiés et à haut salaire aux Etats‑Unis » 1470 . Les principales industries bénéficiaires sont celles de l’équipement électrique et électronique, des communications, des produits chimiques, de la biotechnologie, des équipements et des moteurs automobiles, des instruments et des services commerciaux. Comme la mise en place d’un programme doit être accompagnée d’outils pour en apprécier les résultats sur un horizon temporel précis, Romer [2000] fait une remarque intéressante en soulignant qu’ « ‘une variété de programmes peuvent être essayés, y compris certains pour lesquels il réside une incertitude quant à leur succès. Si la réalité montre qu’il ne marche pas, ils peuvent être modifiés ou abandonnés’ » 1471 . Cette terminologie, que ne renierait pas un économiste évolutionniste, montre une nouvelle fois que la politique économique telle que l’envisagent les théories de la croissance endogène n’est pas nécessairement divergente par rapport à celle proposée par les théories évolutionnistes. Quoi qu’il en soit, pour illustrer le découpage auquel doivent procéder les décideurs politiques entre les objectifs, les programmes et les moyens de mesure, Romer [2000] propose quelques exemples qui sont autant d’éléments de politique publique en faveur du capital humain.

Il définit quatre objectifs et trois programmes. Le premier objectif est d’accroître le nombre de citoyens américains de 24 ans détenteurs d’un diplôme supérieur de premier cycle ou de deuxième cycle en sciences naturelles ou en sciences de l’ingénieur de 5.4 % en 2000 à 8 % en 2010 et 10 % en 2020. L’évolution de cette proportion est facilement appréciable, puisque le National Science Foundation propose déjà une telle statistique. Le deuxième objectif consiste à développer l’innovation dans la formation en sciences naturelles et en sciences de l’ingénieur. L’appréciation de ce développement passe par la mise en place de nouveaux programmes de formation ou l’instauration de programmes dans de nouveaux domaines. Le troisième objectif porte sur le maintien des atouts des institutions scientifiques en place. Le quatrième concerne la modification du déséquilibre entre les subventions fédérales en faveur de la demande de travail en scientifiques et en ingénieurs et l’offre de scientifiques et d’ingénieurs aptes à travailler dans le secteur privé. La mesure des ressources que le gouvernement fédéral peut consacrer à la demande de R&D du secteur privé est appréciable par l’intermédiaire des fonds alloués par les trois principaux programmes au cours des deux dernières décennies. Il s’agit du Re search and Experimentation Tax Credit, du Advance Technology Program et du Small Business Innovation Research. La fonction principale du Advance Technology Program, mis en place par le National Institute of Standards and Technology, est de favoriser la mise en place de joint‑ventures et d’associer des universités ou d’autres organisations de recherche afin de développer des technologies très risquées et qu’il serait difficile pour une firme seule de réaliser. La mission première du Small Business Innovation Research, financé et conduit par le National Science Foundation, consiste « à augmenter l’incitation et l’opportunité des petites firmes à entreprendre une recherche pointue, très risquée, de haute tenue scientifique, d’ingénierie ou à la fois scientifique et d’ingénierie qui pourrait avoir un retour économique potentiel élevé si la recherche aboutit » 1472 . Pour favoriser les synergies entre la recherche publique et la recherche privée, une équipe de recherche est mise en place, avec au moins un chercheur employé par l’entreprise et un chercheur employé par l’institution de recherche.

A partir de ces quatre objectifs, Romer [2000] définit trois programmes. Le premier consiste à allouer des fonds aux institutions de formation pour accroître la part des étudiants obtenant un diplôme en sciences naturelles ou en sciences de l’ingénieur. Le deuxième revient à financer la création d’un système de jugement des niveaux de formation qui soit national et non plus spécifique aux universités. Cela permettrait notamment de limiter la tentation de certaines de ces universités de baisser le niveau de leur formation pour répondre à la hausse du nombre d’étudiants. Le troisième programme préconisé par Romer nous intéresse plus particulièrement, dans la mesure où il concerne les individus. Il revient à créer et distribuer un nouveau type de bourse universitaire non‑fixe pour un certain nombre d’étudiants pour une durée de trois ans. La bourse proposée est particulière, au sens où elle est attribuée à des individus, indépendamment de la formation choisie (en sciences naturelles ou en sciences de l’ingénieur) et de l’université. Comme ces bourses sont en nombre limité (Romer propose le nombre de 50 000, dont un tiers pour les étudiants en première année, un tiers pour ceux en deuxième année et un tiers pour ceux en troisième année), l’appréciation de l’incitation à poursuivre les études pour les étudiants revient à comparer cet échantillon de boursiers avec l’ensemble des autres étudiants.

Notes
1451.

« The market of scientists and engineers ».

1452.

Voir p. 403.

1453.

« Independent technological advances ».

1454.

« The leading role in developing these twentieth century technologies was played by the United States, which had become the world leader in terms of productivity and per capita income. The driving forces of innovation had changed from the nineteenth century, with a reduced role for the individual inventor, and greater emphasis on applied scientific research of a type which the United States pioneered. It institutionalized innovation in a way the United Kingdom had never done », Maddison [2001], p. 101.

1455.

Voir p. 125.

1456.

Derek de Solla Price J. [1963], Little Science, Big Science, Columbia University Press, New York.

1457.

« Scientific effort ».

1458.

« For those who are willing to take vows of poverty and chastity (but never obedience!), life as an academic scientist or teacher of engineering exerts a considerable attraction », Scherer [1999], p. 102.

1459.

Dasgupta P. ‑ David P. [1987], « Information Disclosure and the Economics of Science and Technology », in G. Feiwel (ed), Arrow and the Ascent of Modern Economic Theory, New York University Press, New York, pp. 519‑540.

1460.

Foray [1991a], p. 66.

1461.

« A good practice is to grant international property rights ownership to the performing research organization but to ensure that individual researchers enjoy a fair share of resulting royalties. Policy makers should also be aware of the risks; too much commercialisation may reduce the quality of scientific research and education », OCDE [2001a], p. 12.

1462.

Voir p. 519.

1463.

Nous avons présenté le principe de cette hypothèse dans la section précédente, voir p. 503.

1464.

Goolsbee A. [1998], « Does Government R&D Policy Mainly Benefit Scientists and Engineers », American Economic Review, vol. 88, no. 2, May, pp. 298‑302.

1465.

« The defense build‑up ».

1466.

« Bottleneck ».

1467.

« To increase the number of undergraduates who receive an undergraduate degree in the natural sciences and engineering, they must be convinced that this kind of degree can lead to better career outcomes than the dead‑end postdoctoral positions that have become increasingly common in some fields », Romer [2000], p. 32.

1468.

« Ph.D. glut ».

1469.

Voir p. 109.

1470.

« Because almost 70 percent of R&E tax credit dollars claimed are investments in the salaries of research employees, the credit benefits engineers and scientists directly by fostering high‑skilled, high‑wage jobs in the U.S. », American Institute of Chemical Engineers, http://www.aiche.org/government/prioritystatements/recredit.htm.

1471.

« A variety of goals could be tried, including ones where there is some uncertainty about whether they will succeed. If the evidence shows that they do not work, they can be modified or stopped », Romer [2000], p. 40.

1472.

« To increase the incentive and opportunity for small firms to undertake cutting‑edge, high risk, high quality scientific, engineering, or science/engineering education research that would have a high potential economic payoff if the research is successful », National Research Foundation, http://www.eng.nsf.gov/sbirspecs/Program/program.htm.