3.3. Les politiques publiques en faveur de l’éducation selon les théories évolutionnistes

Dans leur appréciation de l’impact des nouvelles technologies, Freeman et Soete [1997] expliquent que « ‘les nouveaux systèmes technologiques précédents, comme la vapeur ou l’électricité ont eu des effets qui se sont fait sentir un peu partout, mais les [technologies de l’information et de la communication] sont uniques en ce qu’elles affectent chaque fonction au sein de la firme aussi bien que chaque industrie et service. La recherche scientifique et appliquée, le design et le développement, les machines, les instruments et les équipements des processus, les systèmes de production et les systèmes de livraison, le marketing, la distribution et l’administration générale sont tous profondément affectés par ces technologies révolutionnaires. De plus, les effets déflationnistes de baisse des coûts et des prix dans la micro‑électronique, les ordinateurs et les télécommunications affectent un ensemble croissant de produits et de services’ » 1473 . Freeman et Soete soulignent que l’impact des technologies de l’information et de la communication sur l’emploi est double. Il est direct quand ces nouvelles technologies impliquent la création de nouveaux emplois liés à la production et à la livraison de nouveaux produits et de nouveaux services. Il est indirect lorsqu’elles déplacent des travailleurs au sein des firmes et des industries. En fait, une des questions liée au développement des nouvelles technologies réside dans l’existence possible d’un « biais technologique » en faveur de l’emploi qualifié au détriment de l’emploi non‑qualifié. Cette question a déjà été abordée, dans la deuxième partie, du point de vue des théories de la croissance endogène et de Aghion et Howitt [1998] 1474 . Les enjeux pour les pouvoirs publics sont contradictoires, puisque Freeman et Soete [1997] notent que « ‘d’une part, l’adaptation vers une société de l’information est susceptible de conduire à des changements substantiels du côté de la demande pour différents types de besoins en éducation et en qualification, et, d’autre part, la probabilité qu’une large part de la force de travail non‑qualifiée soit exclue est élevée ’» 1475 .

Freeman et Soete expliquent que les questions autour de la société de l’information mettent en avant le rôle des industries de service. Une définition « étroite » des activités de services stipule que ces dernières se caractérisent par le fait que leur output est consommé dès qu’il est produit. Bien que cette proposition corresponde à une définition statistique du secteur des services, elle permet d’insister sur la nature immatérielle et intangible intrinsèque des activités de services. Or, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont un impact extraordinaire sur les services au sens où elles accroît leur « échangeabilité » 1476 et permet de séparer dans le temps et dans l’espace la production et la consommation de l’output des activités de service. Cela affecte les activités de services comme les transports, le stockage ou la distribution. Freeman et Soete [1997] précisent que les technologies de l’information et de la communication jouent un rôle important du point de vue de la codification de la connaissance. Pour les biens matériels, l’incorporation de connaissances codifiées améliore fondamentalement leur performance sans qu’il soit nécessaire pour leur utilisateur de les comprendre ou de les posséder. Or, la connaissance inclue dans les services a un impact différent. La raison tient à ce que « dans les services (...), alors que la codification de la connaissance l’aura rendue plus accessible qu’auparavant pour les tous les secteurs et tous les agents de l’économie liés aux réseaux d’information (…), sa nature immatérielle impliquera que sa codification ne sera jamais complète » 1477 . Cette caractéristique a une conséquence importante pour la principale valeur de l’activité de services, à savoir le « contenu » des connaissances. Bien que celui‑ci englobe une part de caractéristiques tacites pures, comme le talent ou la créativité, la plus grande part de ce contenu repose sur l’accumulation de nouvelles connaissances. Cette accumulation dépend elle‑même pour beaucoup de la transformation des connaissances tacites en connaissances codifiées. Mais ce processus de transformation revient finalement à développer de nouvelles connaissances tacites qui interagissent avec les nouvelles connaissances codifiées. Autrement dit, la transformation des connaissances tacites en connaissances codifiées correspond à la création de nouvelles connaissances tacites jointes aux nouvelles connaissances codifiées nouvellement transformées. Freeman et Soete expliquent que ce mouvement est au cœur de l’apprentissage des individus et des organisations. C’est ce point qui nous intéresse plus particulièrement.

Dans la présentation du noyau dur du programme de recherche évolutionniste de l’industrie et de la technologie, nous avons insisté sur la nécessité d’un mécanisme créant de la variété au sein du processus économique 1478 . Ce mécanisme est présenté par Johnson [1992] dans le cadre de l’apprentissage institutionnel. Il explique que « ‘présentée en termes généraux, la diversité affecte l’innovation parce qu’elle affecte l’apprentissage technique, organisationnel et institutionnel et consolide la base de connaissances de l’économie. La diversité technique signifie que des technologies de produits et de processus différentes, représentant différents types de connaissances, sont présentes dans l’économie. Réduire cette diversité revient à détruire une part du stock de connaissances de l’économie et à réduire le nombre d’options techniques. Cela signifie également de moindres possibilités pour la communication et l’interaction entre les différents types de qualification, de connaissance et de compétence et cela réduit donc les possibilités d’apprentissage. La diversité génère de la nouveauté et affecte les capacités d’apprentissage de l’économie ’» 1479 . L’apprentissage institutionnel est particulièrement important dans les phases de « changement technique radical » 1480 parce qu’aucun système institutionnel n’est la garantie d’une économie qui innove en permanence. Ainsi, des institutions qui stimulent les innovations à un moment donné peuvent être un frein à un autre moment. Or, « ‘les nouvelles technologies de l’information et de la communication représentent un déplacement qualitatif des opportunités technologiques, qui, au moins pour une période de temps, accroît le niveau d’incertitude technologique. Cela se ressent à plusieurs niveaux. Au niveau de la firme, l’incertitude liée aux investissements en équipement et en capital humain et aux facteurs organisationnels augmente. Au niveau inter‑firme, l’incertitude quant aux relations entre les producteurs et les utilisateurs, par exemple, augmente, et au niveau national l’incertitude quant aux politiques économiques devient inhabituellement élevée ’» 1481 .

Dans la section précédente, nous avons déjà présenté les conclusions, complétant les remarques de l’article de Johnson, que proposent Dalum, Johnson et Lundvall [1992] pour la politique publique concernant l’apprentissage au niveau des individus et au sein des firmes 1482 . L’accent mis sur la spécificité des firmes conduit ses auteurs à insister sur le renforcement des mécanismes d’apprentissage et sur les transferts organisationnels. La sélection des systèmes organisationnels les plus performants est fondamentale afin d’en renforcer l’usage. Quant à l’apprentissage individuel, nous avons vu que du point de vue de Dalum, Johnson et Lundvall [1992], il concerne presque exclusivement la capacité d’apprendre et repose sur le système national d’enseignement et de formation. La question de l’apprentissage au niveau des individus est abordée différemment dans l’analyse centrée sur les systèmes nationaux d’innovation, par rapport à l’approche néoclassique. L’intérêt pour les économistes évolutionnistes n’est pas de voir comment un système d’enseignement et de formation optimal pourrait être défini en termes d’incitation, mais de décrire les caractéristiques de celui d’un ou de plusieurs pays et d’apprécier les avantages et les inconvénients de chacun. L’idée implicite réside sur la définition d’éléments qui pourraient être mis en place dans des pays où le système d’enseignement et de formation est moins performant. Dans ce cas, les transferts institutionnels sont le moyen d’améliorer un ensemble d’enseignement et de formation dont on juge qu’il peut être modernisé. Dans cette optique, Nelson et Wright [1992] s’intéressent au système d’enseignement des Etats‑Unis et plus particulièrement depuis la période de l’entre‑deux‑guerres. La raison de cet intérêt est simple : « tôt au tard, les discussions sur les performances industrielles et technologiques américaines en viennent au système d’enseignement » 1483 . Ils expliquent que si la première place des Etats‑Unis en termes d’ « éducation en école primaire » 1484 a peut‑être joué un rôle non‑négligeable (ce dont est persuadée la majorité des américains, rappellent Nelson et Wright), tout comme la part des américains accédant à l’ « enseignement supérieur » 1485 , l’explication réside surtout dans les liens entre les structures d’enseignement et les firmes. Ils expliquent à propos de l’influence de l’enseignement universitaire sur la technologie, que si les liens existent, la nature réelle de ce rôle n’est pas complètement définie. Aussi, « comme pour l’éducation en général, ce qui importe, ce n’est pas le nombre absolu d’étudiants ou l’étendue de leur formation, mais l’efficacité avec laquelle cette formation est intégrée dans le processus d’amélioration de la technologie des firmes » 1486 . Concernant la période de l’entre‑deux‑guerres, Nelson et Wright font une remarque, qui doit être rattachée à un commentaire de Romer [2000] que nous avons présenté plus haut. Ils précisent que « cette coordination a été poussée à un degré élevé de perfectionnement, puisque les programmes des établissements d’enseignement sont devenus étroitement adaptés aux exigences des « postes » que les diplômés occuperont, et vice versa » 1487 . La problématique de Romer insiste sur les incitations individuelles pour suivre une formation plutôt qu’une autre, alors que l’approche holiste de Nelson et Wright porte sur les liens entre deux « institutions » proches : l’université et la firme. D’ailleurs, dans la deuxième partie, nous rappelions un commentaire de Coriat et Weinstein [1995] décrivant la démarche évolutionniste comme « ultra‑individualiste » 1488 . Notons que l’ « individu » en question correspond à la firme et non aux personnes. Quoi qu’il en soit, Coriat et Weinstein expliquent aussi que la firme ne répond pas au qualificatif d’ « institution », parce que les aspects sociaux sont écartés, mais à celui d’ « organisation » dans laquelle priment les processus cognitifs.

Aussi, le terme « capital humain » n’est pas explicitement utilisé par le programme de recherche évolutionniste. Ce dernier insiste sur les capacités d’apprentissage des individus, mais sans jamais s’intéresser spécialement à eux. La démarche holiste des évolutionnistes les contraint à poser les questions (et à apporter les réponses) dans le cadre des liens entre le système d’enseignement et de formation et les firmes. Ce point peut éventuellement être décliné par industrie, l’intérêt consistant à lister les spécificités de certains secteurs industriels. Toutefois, comme l’existence du système national d’innovation est due à la présence de régularités entre les différentes industries et/ou de caractéristiques transversales, ce niveau d’analyse n’est pas le plus pertinent pour les points qui nous intéressent ici. Les chapitres de l’ouvrage National Innovation Systems édité par Nelson en 1993 tentent d’énoncer les caractéristiques du système national d’innovation de chacun des quinze pays retenus 1489 , ou selon les termes de Nelson [1993] « ‘simplement de décrire, comparer et d’essayer de comprendre les similarités et les différences entre les pays concernant leur système d’innovation ’» 1490 . Dans le deuxième chapitre de cette troisième partie, nous avons précisé que Nelson [1992] justifie le cadre national du système d’innovation par la présence d’institutions (au sens large) qui affectent l’ensemble des éléments du système 1491 . Nelson et Rosenberg [1993], dans le chapitre introductif de l’ouvrage collectif édité par Nelson, s’intéressent précisément aux « principaux acteurs institutionnels » 1492 parmi lesquels ils recensent évidemment l’université. Ils notent que « ‘le laboratoire industriel moderne et la recherche universitaire moderne ont grandi main dans la main. Les détails de cette proximité ont été très différents d’un pays à l’autre (…). En général, toutefois, les universités jouent un rôle extrêmement important dans le changement technique, non seulement en tant que lieu de formation des scientifiques et des ingénieurs de l’industrie, mais comme la source de résultats et de techniques de la recherche d’une importance cruciale pour le changement technique dans l’industrie ’» 1493 . Cependant, le passage de la recherche publique de base aux techniques des firmes est rarement aussi direct que ce que le modèle linéaire de l’innovation suggère.

Nelson et Rosenberg [1993] précisent que cela ne signifie pas que les pays peuvent négliger la recherche de base. L’explication vient de ce que la formation dans les sciences fondamentales représente une part importante de la formation des sciences appliquées et de l’ingénierie. Autrement dit, la formation donnée aux individus pour les activités de l’industrie englobe le développement des « fondations scientifiques des technologies industrielles » 1494 . Cette situation est parfois telle que, dans certains secteurs, la recherche de base est intégralement tournée vers les objectifs des entreprises. C’est par exemple le cas des « stations d’expérimentation agricoles » 1495 pour l’agriculture aux Etats‑Unis ou des écoles de médecine pour l’industrie pharmaceutique dans la plupart des pays où cette activité est importante. De manière générale, quel que soit le type de secteur, le rôle des pouvoirs publics intervient dans le financement des universités. Nelson et Rosenberg posent alors la question suivante : « dans la mesure où les universités nationales soutiennent le changement technique, comment ce soutien est‑il effectivement canalisé pour aider les firmes nationales ? » 1496 . L’enjeu de cette question concerne les spillovers dont peuvent bénéficier les firmes étrangères et, finalement, la nature des résultats de la recherche universitaire. Si ces résultats ont les caractéristiques des biens publics, toutes les entreprises nationales ou étrangères sont susceptibles de bénéficier des efforts faits par un pays. La réponse est proposée dans le chapitre conclusif de Nelson [1993], où il explique que le cadre privilégié de la recherche universitaire et des laboratoires publics reste le niveau national, même si les programmes orientés vers des objectifs technologiques particuliers doivent tenir compte des filiales étrangères installées sur le territoire national. Il note que « l’idée que les universités et les laboratoires publics fournissent simplement des « biens publics » et que par conséquent les firmes n’ont pas d’avantages à avoir des liens formels étroits avec eux ne correspond pas à la réalité dans de nombreuses industries » 1497 .

Pour conclure sur ce point, notons que pour Nelson [1993], la mobilité internationale des scientifiques et des ingénieurs ne remet pas en cause l’existence nationale des systèmes d’enseignement et de formation. L’argument consiste à dire que pour les individus ayant une formation en deçà du doctorat, la formation à l’étranger reste assez peu fréquente, ou trop peu en tout cas, pour s’opposer au fait que « les pays resteront dépendants de leurs ressortissants qui y ont été formés » 1498 . Quoi qu’il en soit, le fait que les liens entre les universités et les firmes soient résumés à l’étude du degré d’intégration des activités publiques de recherche avec les activités privées de recherche empêche Nelson et Rosenberg [1993] de proposer des conclusions précises sur l’éducation et la formation des individus. A l’inverse, les conclusions néoclassiques sur le capital humain partent des individus et s’intéressent aux incitations pouvant accroître la formation de capital humain. Nous avons souligné précédemment l’importance accordée par Romer [2000] à la question de l’attractivité des carrières scientifiques et technologiques.

Notes
1473.

« Earlier new technology systems such as steam power or electricity had similar pervasive effects, but ICT is unique in affecting every function within the firm as well as every industry and service. Scientific and market research, design and development, machinery, instruments and process plant, production systems and delivery systems, marketing, distribution and general administration are all deeply affected by this revolutionary technology. Moreover the counter‑inflationary effects of falling costs and prices in microelectronics, computers and telecommunications affect a widening range of products and services », Freeman ‑ Soete [1997], p. 396.

1474.

Voir p. 239.

1475.

Freeman ‑ Soete [1997], p. 402.

1476.

« Tradeability ».

1477.

« In services (...), while the codification of knowledge will have made it more accessible than before to all sectors and agents in the economy linked to information networks (…), its immature nature will imply that the codification will never be complete », Freeman ‑ Soete [1997], p. 405.

1478.

Voir p. 269.

1479.

« Generally speaking, diversity affects innovation because it affects technical, organizational and institutional learning and contributes to the knowledge base of the economy. Technical diversity means that different product and process technologies, representing different kinds of knowledge, are present in the economy. Diminishing this diversity means destroying parts of the economy’s stock of knowledge and reducing the number of technical options. It also means decreased possibilities for communication and interaction between different kinds of skills, knowledge, and competence and, thus, reduced learning possibilities. Diversity generates novelty and affects the learning capability of the economy », Johnson [1992], p. 37.

1480.

« Radical technical change ».

1481.

« The new information and communication technologies represent a qualitative shift in technological opportunities, which, at least for a period of time, increases the level of technological uncertainty. This is felt at many levels. At the firm level uncertainties about investments in equipment and human capital and about organizational factors increase. At the interfirm level uncertainties about for example user‑producer relationship increase, and at the national level uncertainties about economic policies become unusually high », Johnson [1992], p. 42.

1482.

Voir p. 515

1483.

« Sooner or later, discussions of American industrial and technological performance generally come around to the educational system », Nelson ‑ Wright [1992], p. 1946.

1484.

« Primary school ».

1485.

« College education ».

1486.

« As with education more generally, what is important is not the sheer number or the quantity of their training, but the effectiveness with which that training is integrated into the process of improving the technology of operating firms », Nelson ‑ Wright [1992], pp. 1948‑1949.

1487.

« That coordination was advanced to a high state of refinement, as the curricula of educational institutions came to be closely adapted to the requirements of the « positions » that graduates would be taking; and vice versa », Nelson ‑ Wright [1992], p. 1949.

1488.

Voir p. 358.

1489.

Il s’agit de six pays industrialisés, l’Allemagne, les Etats‑Unis, la France, l’Italie, le Japon, le Royaume‑Uni, de quatre « petites » économies au revenu élevé, l’Australie, le Canada, le Danemark et la Suède et de cinq nouveaux pays industrialisés, l’Argentine, le Brésil, la Corée, Israël et Taiwan.

1490.

« Simply, to describe, to compare, and to try to understand the similarities and differences across countries in their innovations systems », Nelson [1993], p. 505.

1491.

Voir p. 443.

1492.

« Major institutional actors ».

1493.

« The modern industrial laboratory and the modern research university grew up as companions. The details of this companionship have been considerably different from one country to another (…). In general, however, universities play an extremely important role in technical advance, not only as places where industrial scientists and engineers are trained, but as the source of research findings and techniques of considerable relevance to technical advance in industry », Nelson ‑ Rosenberg [1993], p. 11.

1494.

« Scientific foundations of industrial technologies ».

1495.

« Agricultural experimentation stations ».

1496.

« To the extent that a nation’s universities support technical advance, how effectively is this support channeled to help national firms », Nelson ‑ Rosenberg [1993], p. 12.

1497.

« The notion that universities and public laboratories basically provide « public goods » and that therefore there are no advantages to firms that have close formal links simply does not fit the facts in many industries », Nelson [1993], p. 519.

1498.

« Countries will be stuck with their nationals who are trained at home », Nelson [1993], p. 519.