Section 4. Quelques remarques conclusives sur les politiques publiques

Dans le chapitre précédent, nous avons déjà présenté quelques remarques tirées d’un article de Boyer [2001], paru dans la Revue Economique, dans lequel il propose de voir en quoi les changements majeurs intervenus dans les économies depuis les années soixante‑dix ont bouleversé les sciences économiques 1505 . L’idée de Boyer est de montrer que lorsque la théorie s’organise par rapport à l’explication de phénomènes économiques passés, elle rencontre des difficultés quand les problèmes qui surgissent sont nouveaux. Boyer explique notamment que l’économie politique classique s’est originellement construite pour apporter des réponses à des « évolutions de l’époque ». Cette démarche a engendré deux « rameaux » ou deux « programmes de recherche ». Le premier est composé des « historicistes » Malthus, Smith, Marx, Schumpeter ou Keynes et consiste à faire « de la pertinence le critère essentiel d’appréciation de toute théorie » 1506 . Aussi, le caractère historiquement daté (et géographiquement situé pourrait‑on rajouter) de leurs conclusions est explicitement accepté. Nous avons montré dans le deuxième chapitre que ces caractéristiques s’appliquent également au programme de recherche évolutionniste, même si certains économistes ont la tentation de s’en écarter 1507 . Le second est proposé par les « logiciens » Walras, Pareto, Pigou et Marshall et s’attache à énoncer des fondements axiomatiques. La théorie néoclassique contemporaine poursuit cette recherche autour des trois notions de rationalité des comportements, d’équilibre de marché et de rationalité des anticipations.

Boyer affirme que les questions de la transition de l’économie russe, de la viabilité de l’euro et de la nouvelle économie font ressortir l’ « inadéquation des hypothèses fondatrices de la majorité des travaux contemporains » 1508 . Concernant plus précisément la question des technologies de l’information et de la communication, Boyer propose de regrouper les problématiques selon qu’elles considèrent que la théorie doit changer ou rester sur ses acquis et selon qu’elles décrivent la nouvelle économie comme un phénomène récurrent ou inédit 1509 . Un groupe comprend les travaux statistiques et économétriques qui butent sur la mise en avant d’un impact réel des technologies de l’information et de la communication. Nous avons déjà formulé quelques remarques sur les explications statistiques et économiques du paradoxe de Solow et sur la mise en avant d’un nouveau paradoxe, qui associerait une hausse réelle de la croissance à une part des technologies de l’information et de la communication statistiquement faible dans l’économie 1510 . Dans le même temps, les technologies de l’information et de la communication participent à la redéfinition des outils statistiques, pas toujours aptes à mesurer la connaissance, ce qui expliquerait d’ailleurs les résultats actuels. Ce point a notamment été discuté dans le cadre des commentaires avancés par Aghion et Howitt en 1998 1511 . Un autre groupe représente l’analyse micro‑économique des rendements croissants et de la différenciation des produits. L’accent mis sur les biens informationnels la conduit à recomposer ses outils pour expliquer un phénomène dont elle estime qu’elle présente certaines nouveautés. Un autre groupe encore est représenté par Freeman qui, à partir d’un article de 1995 1512 sur les systèmes nationaux d’innovation, montre que les technologies de l’information et de la communication ne sont qu’une nouvelle révolution technologique. Un autre groupe, le dernier qui nous intéresse, insiste sur l’idée d’une mutation radicale des sources de la croissance et s’organise autour de l’article de Romer de 1990 (Romer [1990b]) et de l’ouvrage de Aghion et Howitt de 1998. D’ailleurs, ces derniers associés à Violante, dans un article de 1999 1513 , proposent de travailler sur les questions d’effets de réseau.

En guise de remarque sur cette présentation et à titre de conclusion provisoire sur les technologies de l’information et de la communication et sur la nouvelle économie, il nous semble important de noter que le tableau d’ensemble de Boyer a indéniablement le mérite de mettre les différentes problématiques en perspective. Cependant, cette représentation à un moment donné rencontre les mêmes difficultés que notre travail et en présente les mêmes limites, à savoir que les théories et les économistes sont traversés par des tendances contradictoires à la fois révolutionnaires (au sens de Kuhn) et pleines d’inertie. Il arrive donc que des économistes changent le contenu de leur discours au cours du temps. Cependant, dans le même temps, l’inertie des théories joue un rôle déterminant dans l’évolution des programmes de recherche. C’est d’ailleurs une des caractéristiques même du noyau dur. Cela signifie qu’elles ont du mal à changer leur discours, même quand celui‑ci semble difficilement tenable. Nous avons déjà mentionné le point de vue plus général de Blaug [1998a] sur cette question 1514 . Face aux technologies de l’information et de la communication, la question consiste bien à voir comment les théories sont finalement capables d’adapter leur discours à un phénomène nouveau. C’est ce que nous avons essayé de voir dans cette section. En tout état de cause, il est difficile de vouloir tirer des conclusions définitives sur la capacité des théories à les expliquer sur une période aussi courte, l’inertie prenant largement le pas sur la volonté de changer les outils et les méthodes.

Un autre point doit être évoqué dans cette conclusion. Il concerne la représentation du gouvernement par les théories. Une représentation communément acceptée de l’action gouvernementale dans l’environnement national des entreprises est schématisée par le diamant de Porter [1990b]. Cet environnement, qui détermine le degré de compétitivité internationale des firmes, est spécifié par les facteurs de production, la concurrence nationale, les réseaux industriels et la demande. La source de l’avantage compétitif ayant été définie, le rôle du gouvernement devient la variable finale. Porter [1990b] explique que « ‘beaucoup voient le gouvernement comme le principal soutien de l’industrie, utilisant un arsenal de politiques pour contribuer directement aux performances, en termes de compétitivité, d’industries stratégiques ou ciblées. D’autres acceptent l’idée de ’ ‘«’ ‘ marchés libres ’ ‘»’ ‘ selon laquelle les fonctionnements de l’économie doivent être laissés aux mécanismes de la main invisible. Les deux perceptions sont incorrectes’ » 1515 . Porter explique que la première perspective se traduit par une modification des comportements des firmes à long terme qui les conduit à une demande croissante d’aide. La seconde vision élude le rôle du gouvernement quant à la mise en place de la structure institutionnelle dans laquelle évoluent les firmes. Elle néglige également l’action gouvernementale pour créer un environnement qui stimule les entreprises pour l’obtention d’un avantage compétitif. Pour Porter [1990b], le rôle du gouvernement est indirect, au sens où il consiste à encourager ou à pousser les entreprises à accroître leur compétitivité, y compris d’ailleurs contre leur gré. En tout cas, le gouvernement ne crée pas des industries compétitives, il génère dans le meilleur des cas les conditions permettant aux entreprises de créer de telles industries. Pour cela, il doit agir dans le sens de la transmission et de l’amplification des relations entre les différents éléments du diamant. Porter s’appuie sur l’exemple du gouvernement du Japon, particulièrement apte à comprendre ce rôle. La réussite dépend surtout de la capacité à réagir et à adapter les canaux de transmission. Une des explications de la difficulté des gouvernements à adopter les bonnes règles d’intervention réside, selon Porter, dans le décalage temporel entre les perspectives des firmes et celles des gouvernements. Le « temps compétitif » 1516 des firmes pour créer un avantage compétitif demande généralement plus d’une décennie, alors que le « temps politique » 1517 est beaucoup plus court. Le gouvernement privilégie souvent des objectifs de court terme et les moyens qui leur sont associés, c’est‑à‑dire les subventions, la protection et les fusions.

Ce point pose la question de la capacité du gouvernement à déterminer les différentes options qui se posent à lui et à en choisir une ou plusieurs. Ainsi, dans un monde dynamique, si l’accent est mis non seulement sur les firmes et les activités de R&D en général, mais également sur les technologies, l’aptitude du gouvernement à renforcer les technologies qu’ils jugent les plus prometteuses devient un véritable enjeu. Il porte sur la compétitivité internationale des firmes, si on s’intéresse à cet aspect, à la manière de Porter, mais il concerne également les performances en termes de taux de croissance, puisque c’est surtout de cela dont il est question ici. En tout cas, ce point est particulièrement explicite pour les technologies de l’information et de la communication. Dans le premier chapitre de cette partie, nous avons rappelé un commentaire de Freeman [1987] sur le rôle particulier du MITI dans le système national d’innovation du Japon et le fonctionnement du « système de prévision technologique » nippon 1518 . D’un point de vue général, cette vision implique la possibilité de « se tromper ». Notons d’ailleurs que dans l’optique de Porter [1990b], la répétition des erreurs trouve sa source dans le décalage temporel entre les objectifs des firmes et des gouvernements que nous avons explicités précédemment. Dans un monde évolutionniste, le gouvernement a les mêmes caractéristiques que les autres agents, c’est‑à‑dire une rationalité limitée. Pour cette raison aussi, l’accent doit être mis sur les capacités des firmes à apprendre et à adopter les innovations technologiques et organisationnelles les plus performantes plutôt que sur la recherche d’un équilibre optimal.

Notons que Aghion et Howitt [1998] abordent les questions de l’incertitude des résultats des activités de la recherche en s’appuyant sur la théorie des contrats incomplets. L’incertitude intervient dans l’analyse de l’organisation des activités de R&D et de production. Les hypothèses de la théorie des contrats incomplets, que nous avons déjà énoncées dans la section 3 de ce chapitre 1519 , font que cette théorie est proche de la « théorie néoclassique « standard » », selon les termes de Brousseau et Glachant [2000]. Ces derniers expliquent que la principale différence vient de ce que « la contractualisation complète des comportements futurs des agents est rendue impossible lorsque aucune tierce partie n’est capable de « vérifier »ex post l’état réel de certaines variables de l’interaction entre les agents. Ici, le cadre institutionnel n’est plus caché [comme dans la théorie des incitations]. Au contraire, le cœur du problème est que le « juge », symbolisant les instances assurant l’exécution du contrat en dernier ressort, est incapable d’observer ou d’évaluer certaines variables pertinentes ‑ comme le niveau d’effort ou certains investissements » 1520 . L’efficacité des contrats repose sur la capacité d’observation et d’évaluation ex post du juge. Brousseau et Glachant indiquent que la théorie des contrats incomplets associe une rationalité « bornée » au juge, incapable de vérifier le niveau de certaines variables. Ils soulignent cependant que cette hypothèse n’est pas retenue pour les agents économiques. Du strict point de vue de la logique interne, il est surprenant que Aghion et Howitt [1998] s’appuient sur une telle hypothèse. Ils l’adoptent quand ils étudient les comportements des agents privés dans l’organisation des activités de la recherche et de la production. Or, dans le même temps, quand ils s’intéressent à un agent public, le gouvernement, ils se fondent sur une autre hypothèse quelque peu contradictoire. Par exemple, « dans (leur) analyse des subventions ciblées, (ils supposent) que le délicat problème du choix de la cible (choix de l’entreprise qui bénéficie de la subvention) est déjà réglé » 1521 . Cela suppose implicitement que la sélection des meilleures firmes s’appuie sur une capacité d’observation et d’évaluation compatible avec une rationalité parfaite, par opposition à la rationalité « bornée » reconnue au « juge ». Le sens de notre remarque ne consiste certainement pas à discréditer les propositions de Aghion et Howitt pour les subventions ciblées. Par ailleurs, celles‑ci ne représentent qu’une partie seulement des éléments de politique publique qu’ils proposent, comme nous l’avons vu précédemment. Notre commentaire est simplement là pour rappeler que la prise en compte dans les théories de la croissance endogène de l’incertitude inhérente aux activités d’innovation est encore un vaste chantier. Nous avons déjà insisté sur ce point dans la deuxième partie, dans le chapitre consacré à la représentation théorique des mécanismes de la croissance endogène 1522 .

Notes
1505.

Voir p. 464.

1506.

Boyer [2001], p. 1068.

1507.

Voir la dernière section du dernier chapitre, pp. 349 et suivantes.

1508.

Boyer [2001], p. 1069.

1509.

En fait, il regarde si les programmes de recherche considèrent que le phénomène « s’inscrit dans les régularités passées », « présente certaines régularités » ou « est radicalement nouveau » et s’ils proposent que la théorie doit « demeurer sans changement », « recomposer ses outils » ou « développer des concepts totalement originaux ».

1510.

Voir p. 437.

1511.

Voir p. 428.

1512.

Freeman C. [1995], « The « National System of Innovation » In Historical Perspective », Cambridge Journal of Economics, vol. 19, no. 1, February, pp. 5‑24.

1513.

Aghion P. ‑ Howitt P. ‑ Violante G. [1999], « Internet Cluster Emergence », Center for Economic Policy Research, London, Discussion Paper Series, no. 2474, June.

1514.

Voir p. 390.

1515.

« Many see government as an essential helper or supporter of industry, employing a host of policies to contribute directly to the competitive performance of strategic or target industries. Others accept the « free market » view that the operation of the economy should be left to the workings of the invisible hand », Porter [1990b], p. 86.

1516.

« Competitive time ».

1517.

« Political time ».

1518.

Voir pp. 455 et suivantes.

1519.

Voir p. 530.

1520.

Brousseau ‑ Glachant [2000], p. 30.

1521.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 524.

1522.

Voir p. 226.