Section 1. Les difficultés à valider/infirmer empiriquement les théories

Stiglitz explique qu’ « ‘on pense généralement que la vérification empirique d’une théorie requiert un test statistique sur la qualité de l’ajustement du modèle pour voir si les prédictions des théories sont conformes aux faits. Aussi généralement présentée, cette proposition ne semble pas contestable. Mais d’un point de vue opérationnel, une telle perspective se traduit souvent en macro‑économie par le test de la conformité de certaines séries temporelles de la théorie. Malheureusement, il apparaît qu’il y a pléthore de théories qui s’accommodent relativement bien de ce critère : la sélection attentive de techniques statistiques, des sources des données et des années ont conduit une multitude d’économistes, non seulement à montrer que leur théorie fonctionne bien, mais qu’elle est supérieure à au moins plusieurs spécifications d’hypothèses concurrentes ’» 1523 . De surcroît, concernant les théories de la croissance et de l’innovation, dans la plupart du temps, les tests ne sont pas des tentatives explicites d’appréciation d’une théorie particulière, mais le résultat indirect d’un travail empirique sur un thème particulier, qui débouche éventuellement sur des conclusions sur les théories. Dans ce travail, la seule exception correspond peut‑être à la mesure des rendements d’échelle que nous avons présentée dans le deuxième chapitre de cette partie 1524 . A partir des deux articles de Caballero et Lyons, proposés en 1989 1525 , nous avons vu que Baldwin [1992] prolonge leurs conclusions pour le modèle de croissance endogène basé sur les rendements croissants. La démarche de Cabalerro et Lyons est claire : « à la fois au sens propre et au sens figuré, les économies externes ont été le moteur d’un nombre considérable de travaux théoriques récents. Pour l’instant, la littérature empirique correspondante est très en retard. Cet article s’intéresse à ce retard » 1526 . Par contre, le travail proposé par Malerba et Orsenigo [1995] sur les « structures schumpeteriennes d’innovation » 1527 , qui consiste à apprécier les structures d’innovation de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et du Royaume‑Uni à partir de données de brevets déposés par les firmes de ces pays aux Etats‑Unis entre 1969 et 1986 1528 , a des conséquences qui dépassent largement le cadre de leur article. Les auteurs indiquent que dans deux articles précédents, écrits en 1990 1529 et 1993 1530 , inspirés par Nelson et Winter [1982], Dosi [1988a] et W. Cohen et Levin [1989] 1531 , « ‘(ils) ont défini des régimes technologiques en termes d’opportunités, d’appropriabilité, de cumulativité et de propriété concernant les bases de connaissances’ » 1532 , montrant leur attrait pour l’économie évolutionniste. Cependant, il est évident que le contenu de leur travail intéresse a priori également les économistes qui proposent des modèles de croissance endogène de type schumpeterien.

Pour ces différentes raisons, l’appréciation des théories de la croissance endogène et des théories évolutionnistes par rapport à leur capacité à justifier la divergence des niveaux de croissance des différentes économies nationales et à énoncer des éléments de politique publique ne permet pas de trancher définitivement sur la supériorité relative de l’une ou de l’autre. Evidemment les travaux futurs apporteront d’autres arguments en faveur ou en défaveur des deux théories. Encore une fois, les sciences économiques et les théories qui les composent sont une entreprise dynamique et les questions nouvelles qui se posent ne trouveront pas de réponses immédiatement. Une des raisons vient du fait que les théories doivent aussi préalablement changer pour tenir compte des modifications des caractéristiques des économies industrialisées. Or, cet aspect n’est ni négligeable ni évident. A titre d’exemple (et de conclusion), la question de la mesure de la productivité totale des facteurs est remarquable en ce qu’elle témoigne de la complexité des liens entre les changements théoriques et la mesure des faits économiques.

Notes
1523.

« There is a popular view that the empirical verification of a theory requires a statistical test of the goodness of fit of the model, to see whether the predictions of the theory conform with the facts. Broadly stated, this position seems unobjectionable. But operationally, such a view is often translated in macroeconomics into testing the conformity of some time series predictions of the theory. Unfortunately, there appear to be a plethora of theories which do reasonably well on this criteria: careful selection of statistical techniques, data sources, and years has enabled a succession of economists not only to show that their theory does not well, but that it is superior to at least certain specifications of competing hypotheses », Stiglitz [1991], pp. 22‑23.

1524.

Voir p. 420.

1525.

Caballero R. ‑ Lyons R. [1989], « Increasing Returns and Imperfect Competition in European Industry », Columbia University, Department of Economy, Discussion Paper, no. 427, May ; et Caballero ‑ Lyons [1989].

1526.

« Both in the strict sense and in a figurative sense, external economies have been the driving force behind a considerable body of recent theoretical work. As yet, however, the corresponding empirical literature lags behind. This paper addresses that lag », Caballero ‑ Lyons [1975], p. 2.

1527.

« Schumpeterian Patterns of Innovation », titre de l’article.

1528.

Il s’agit de la base de données OTAF‑SPRU.

1529.

Malerba F. ‑ Orsenigo L. [1990], « Technological Regimes and Patterns of Innovation : a Theoretical and Empirical Investigation in the Italian Case », in A. Heertje ‑ M. Perlman (eds), Evolving Technology and Market Structure, Michigan University Press, Ann Arbor, pp. 283‑306.

1530.

Malerba F. ‑ Orsenigo L. [1993], « Technological Regimes and Firm Behavior »,Industrial and Corporate Change, vol. 2, no. 1, pp. 45‑71.

1531.

Cohen W. ‑ Levin R. [1989], « Empirical Studies of Innovation and Market Structure », in R. Schmalensee ‑ R. Willig (eds), Handbook of Industrial Organization, vol. 2, Elsevier Science Publishers B.V., Amsterdam.

1532.

« We have defined technological régimes in terms of opportunity, appropriability, cumulativeness and properties of the knowledge base », Malerba ‑ Orsenigo [1995], p. 48.