Section 2. Un exemple de cette complexité : la mesure de la productivité totale des facteurs

Concernant certaines études empiriques futures, des avancées théoriques doivent les précéder. Par exemple, la productivité totale des facteurs, qui est au cœur de la théorie néoclassique, pose actuellement des questions non‑résolues au sein des théories de la croissance endogène. D’un point de vue évolutionniste, Metcalfe [1997] propose de s’en écarter, en raison des limites inhérentes au recours à la fonction de production. Les arguments qu’il avance suivent la ligne traditionnelle des critiques énoncées à l’encontre de la fonction de production. Le principal point mis en avant par Metcalfe porte sur le manque de clarté concernant la différence entre le saut de la fonction de production et les changements le long de la fonction de production. Metcalfe explique que ce point surgit quand la mesure du capital repose sur une conception élargie du capital, ayant pour but d’accroître la part des revenus du capital dans le PIB. Dans le deuxième chapitre, nous avons déjà présenté un commentaire de Dosi, Freeman et Fabiani [1994] sur l’introduction de la notion de connaissance dans la fonction de production pour endogénéiser les sauts 1533 . Metcalfe [1997] note que « ‘comme Nelson a pour sa part plusieurs fois insisté sur ce point, on a un degré de liberté inévitable quant à la distinction entre les ’ ‘«’ ‘ sauts au sein ’ ‘»’ ‘ et ’ ‘«’ ‘ les ré‑allocations autour ’ ‘»’ ‘ d’une fonction de production. Soit les sauts de la fonction de production, endogènes ou exogènes ne sont pas importants pour ce but, soit la forme de la fonction de production est telle que les rendements du capital baissent beaucoup plus faiblement que ce qu’indique l’explication conventionnelle sur les taux de rendement et sur la part des revenus du capital. Il n’existe pas de moyen indépendant pour discriminer ces hypothèses rivales ’» 1534 . Par conséquent, Metcalfe propose de « suivre une autre route » 1535 et de distinguer ce qui se passe au niveau de la firme de ce que l’on mesure au niveau des économies. En d’autres termes, il explique « que la croissance de la productivité totale des facteurs est composée de plusieurs éléments et qu’il s’agit d’un concept statistique fondamentalement construit à partir de l’agrégation de comportements largement différents au sein de l’économie » 1536 . Pour cette raison, Metcalfe justifie l’abandon de la fonction de production et de la notion de substitution pour des conditions techniques données. Dans ces conditions, la croissance de la productivité au niveau de l’économie résulte à la fois de la création de nouvelles technologies et de la diffusion de ces technologies.

Sans aller jusqu’à remettre en cause à la fois la mesure de la productivité et la pertinence de la fonction de production agrégée, Grossman et Helpman [1991] rappellent que les tentatives de décomposition de la croissance donnent une place (trop) importante au résidu, même quand elles incorporent des changements dans la qualité des facteurs de production, comme le travail de Jorgenson, Gollop et Fraumeni [1987] 1537 . Dans la première partie, nous avons présenté la « synthèse » de ces différents travaux, proposée par Maddison [1987] 1538 . Pour Grossman et Helpman [1991], la décomposition de la croissance bute sur trois difficultés. La première correspond au fait que les changements dans la qualité et la variété des produits disponibles ne sont que partiellement appréciés. Ce point doit néanmoins être nuancé, puisque de tels changements sont susceptibles d’être mesurés par des indices appropriés, comme l’indique l’OCDE [1992] dans sa présentation des explications du paradoxe de Solow 1539 . La deuxième difficulté avancée par Grossman et Helpman découle du fait que la contribution de l’accroissement des facteurs de production à la hausse de la production est mesurée en supposant que les marchés des facteurs de production sont concurrentiels et que les facteurs sont rémunérés selon leur productivité marginale. La troisième difficulté réside dans la signification économique discutable qui consiste à séparer des causes interdépendantes dans l’explication de la croissance. Par exemple, des améliorations techniques peuvent conduire les entreprises à réaliser des investissements de capital qu’elles n’auraient pas faits en leur absence.

En dépit de ces remarques, la décomposition de la croissance n’est pas unanimement critiquée pour apprécier la productivité totale des facteurs. Dans l’introduction de la deuxième section de ce chapitre, nous avons rappelé quelques remarques énoncées par Barro [1998] sur les liens qu’il perçoit entre les anciennes et les nouvelles théories de la croissance pour l’appréciation de la productivité totale des facteurs 1540 . De manière similaire, Aghion et Howitt [1998] insistent sur la nécessité d’un renouvellement des outils, liée à la mesure des facteurs responsables de la croissance de la productivité. Ils expliquent ainsi la nécessité d’ « une révision des fondements théoriques de la comptabilité nationale afin de mieux définir les concepts pertinents et la façon de les mesurer » 1541 . Aghion et Howitt avancent un certain nombre de propositions allant dans ce sens. Elles concernent à la fois la mesure du produit des activités liées à la production de connaissances et celle des investissements dans ces activités. Pour l’aspect « input » des connaissances, ils soulignent la nécessité d’une collecte de données plus fine concernant les activités formelles et informelles liées à la création de connaissances. L’amélioration du contenu de ces données devrait permettre de dégager avec précision la production de la connaissance et d’en mesurer la productivité, ainsi que le rendement des investissements en connaissances. Parallèlement, concernant l’aspect « output » des connaissances, ils rappellent que les principales données proviennent des brevets et des nouveaux biens. Pour ces derniers, ils insistent sur la prise en compte à la fois de l’amélioration de la qualité et de l’obsolescence. Les régressions hédoniques permettent de résoudre la question de l’amélioration de la qualité des biens et de la valorisation des connaissances. Selon Aghion et Howitt, cette méthode devrait être davantage employée pour la construction des statistiques, même si la concurrence imparfaite complique l’appréciation de l’impact des nouveaux biens sur l’accroissement de la qualité des anciens biens. Quant à la question de l’obsolescence, Aghion et Howitt voient dans un travail de Caballero et Jaffe de 1993 1542 une voie à poursuivre pour appréhender le « taux d’obsolescence des idées brevetables ».

La question de la mesure de la productivité totale des facteurs illustre la pluralité des points de vue sur la question, avec le rejet « théorique » de Metcalfe [1997] et le rejet « statistique » de Grossman et Helpman [1991] face à la confiance maintenue à cette mesure par Barro [1998] ou Aghion et Howitt [1998]. La mesure empirique de cette productivité dépasse donc largement le cadre de la démarche économétrique et nécessite encore de nouvelles avancées théoriques sur les liens entre la croissance et la production et la diffusion des connaissances.

Notes
1533.

Voir p. 450.

1534.

« As Nelson for one has repeatedly insisted one has an inevitable degree of freedom in distinguishing « shifts in » from « relocations around » a production function. Either the production function shifts, endogenously or exogenously does not mature for this purpose, or the shape of the production function is such that returns to capital decline much more slowly than conventional evidence on rates of returns and capital income shares indicates. There is no independent way to separate these rival hypotheses », Metcalfe [1997], p. 95.

1535.

« To follow a different route ».

1536.

« That total factor productivity growth is composed of a number of elements and that it is an inherently statistical concept based upon the aggregation of widely different behaviours in the economy », Metcalfe [1997], p. 95.

1537.

Jorgenson D. ‑ Gollop F. ‑ Fraumeni B. [1987], Productivity and US Economic Growth, Harvard University Press, Cambridge.

1538.

Voir p. 79.

1539.

Voir p. 437.

1540.

Voir p. 413.

1541.

Aghion ‑ Howitt [1998], p. 481.

1542.

Caballero R. ‑ Jaffe A. [1993], « How High are the Giant’s Shoulders: an Empirical Assessment of Knowledge Spillovers and Creative Destruction in a Model of Economic Growth », NBER Macroeconomics annual, MIT Press, Cambridge, pp. 15‑74.