Le statut du consensus dans les sciences économiques

Les théories n’expliquent pas les mêmes faits, et certains faits ne peuvent pas être expliqués par l’un ou l’autre des programmes de recherche, dans l’état actuel des choses, en raison de leurs heuristiques négatives. Ce dernier point peut être illustré très simplement, en rappelant que les théories de la croissance endogène s’interdisent, au sein de leur démarche, de faire référence à une dynamique économique hors‑équilibre et que les théories évolutionnistes refusent au contraire de considérer, dans leur analyse, un sentier de croissance équilibré. En d’autres termes, il est impossible pour une théorie d’introduire des hypothèses incompatibles avec ses hypothèses fondamentales (son noyau dur), ou alors à abandonner le programme de recherche en question. Pour cette raison, la concurrence entre les théories permet de faire progresser les programmes de recherche, concurrencés les uns par les autres, et in fine la connaissance économique. Ce point de vue s’oppose à la proposition de Jorgenson [1996], qui voit le consensus comme un objectif pour les sciences économiques. Il note que les années soixante‑dix sont apparues en même temps qu’un « consensus professionnel rare » 1544 sur la croissance économique. Ce consensus s’organise, selon lui, autour des ouvrages de Kuznets [1971] 1545 et de Solow [1970]. Notons par ailleurs, comme Jorgenson, que le premier a vu ses travaux récompensés par le prix Nobel d’économie l’année de la publication de ce livre et que le second obtiendra ce même prix, à la fin de la décennie suivante. Pour Jorgenson, cette double récompense est vue comme la validation a posteriori du consensus qu’il définit.

Mais ce qui nous intéresse concerne la notion de consensus, développée par Jorgenson, et l’importance qu’il lui accorde. Il insiste sur un point qui nous semble largement contestable. Il précise d’abord que « l’objectif de son article est d’activer la recherche d’un nouveau consensus empirique et théorique » 1546 . La recherche de propositions empiriques acceptées par tous les économistes est évidemment un objectif louable, mais la poursuite d’un consensus théorique nous semble largement discutable. Plus loin, il note : « le consensus du début des années soixante‑dix a émergé dans une période similaire de querelles acariâtres entre les écoles de pensée concurrentes et ce point permet un optimisme prudent. Toutefois, je pense qu’il est fondamental de comprendre les forces et les faiblesses du consensus précédent et comment il a été remis en cause par la théorie qui l’a suivi et par la réalité. Il est également essentiel de déterminer si des éléments ont survécu, qui pourraient être un point de départ utile pour la recherche d’un nouveau consensus » 1547 . Nous ne voyons pas pourquoi l’économie gagne à reposer sur un consensus théorique. La réalité est trop complexe pour espérer voir les économistes ne proposer qu’une méta‑théorie pouvant s’appliquer à tous les domaines de l’économie. Nous avons souligné à maintes reprises l’imbrication des différentes théories néoclassiques les unes par rapport aux autres, mais nous avons surtout voulu insister sur les hypothèses et les outils propres à la théorie de la croissance endogène sur les questions précises de la croissance économique. Ce sont ces hypothèses et ces outils qui constituent le noyau dur de ce que nous avons appelé le programme de recherche néoclassique sur la croissance. De plus, l’histoire de la pensée économique montre l’importance des phases de discussions théoriques. Nous avons souligné que la pluralité des propositions se traduit par une confrontation avec les faits économiques et que ces derniers ont un rôle important en termes d’évaluation des théories. Ce dernier point va être le fil conducteur de notre conclusion.

Dans un article au titre provocant, « Can the Economists Save Economics? », Parker [1993] pose la question du consensus dans un cadre historique et méthodologique plus large. Il note que « comme l’économie au sein du courant dominant s’est divisée en plusieurs camps conflictuels au cours des deux dernières décennies, la profession a trouvé plus difficile que jamais de soutenir l’idée selon laquelle elle est la « reine des sciences sociales » » 1548 . De ce point de vue, l’explication de Jorgenson [1996] prend un sens nouveau et perd la « naïveté » qui peut sembler s’en dégager à première vue, si la notion de consensus est implicitement perçue comme la justification du statut particulier accordé aux sciences économiques au sein des sciences sociales. Par ailleurs, Parker [1993] indique que « face aux gens extérieurs à la profession, les économistes ont souvent nié dans le passé l’étendue de leurs désaccords ‑ ou les ont minimisés avec amusement en expliquant qu’ils correspondaient simplement à des « débats salutaires » au sein de « la famille ». Paul Samuelson ‑ pour prendre un exemple manifeste ‑ a même employé les deux méthodes : pour les lecteurs de ses articles, il a reconnu une fois, en renâclant, que la théorie néoclassique « est acceptée par tous, sauf par quelques auteurs d’extrême‑gauche et d’extrême‑droite ». Ensuite, d’un ton plus léger, il a admis : « si le parlement venait à demander une opinion à six économistes, il obtiendrait sept réponses ‑ deux sans aucun doute du versatile Monsieur Keynes » » 1549 . Les commentaires de Jorgenson [1996] et de Parker [1993] expliquent finalement que les années quatre‑vingts ont été celles de l’ « explosion » d’un consensus vaguement justifié et organisé autour des conclusions de Solow avancées en 1956 et 1957. Notons d’ailleurs encore une fois que la définition d’un tel consensus revient à minimiser les discussions des économistes néo‑cambridgiens au sein de la controverse de Cambridge. En fait, la réalité est plus subtile, parce que comme nous l’avons rappelé dans la première partie, les économistes néoclassiques considèrent que certains arguments des travaux néo‑cambridgiens ont été intégrés dans l’analyse néoclassique. Nous avons ainsi cité Arrow qui, en 1989, explique que la controverse a simplement montré les limites liées à la prise en considération d’un bien capital unique. Son argument consiste à dire qu’une théorie qui travaille à partir d’un bien capital unique doit accepter l’idée d’une simplification nécessaire à la formalisation. La reconnaissance de ce point ne signifie nullement l’abandon d’une telle simplification. Evidemment, comme le souligne Robinson [1972], les arguments que la théorie néoclassique intègre dans son propre corpus correspondent uniquement à ceux qui sont compatibles avec elle.

Notes
1544.

« Rare professional consensus ».

1545.

Kuznets S. [1971], Economic Growth of Nations, Harvard University Press, Cambridge.

1546.

« The purpose of this paper is to initiate the search for a new empirical and theoretical consensus », Jorgenson [1996], p. 46.

1547.

« The consensus of the early 1970s emerged from a similar period of fractious contention among competing schools of economic thought, and this alone is ground for cautious optimism. However, I believe it is critically important to understand the strengths and weaknesses of the earlier consensus and how it was dissolved by subsequent theory and evidence. It is also essential to determine whether elements have survived that could serve as a useful point of departure in the search for a new one », Jorgenson [1996], p. 46.

1548.

« As mainstream economics over the past two decades has splintered into openly warring camps, the profession has found it ever harder to sustain its long‑held claim to be « queen of the social sciences » », Parker [1993].

1549.

« With outsiders, economists often in the past denied the scope of their disagreements ‑ or jovially downplayed them as just a « healthy debate » within « the family ». Paul Samuelson ‑ to pick a prominent example ‑ has even used both approaches: to his textbook readers, he once sniffed that neoclassical theory « is accepted by all but a few extreme left‑wing and right‑wing writers ». Then, in a lighter vein, he admitted: « if parliament were to ask six economists for an opinion, seven answers would come back ‑ two, no doubt, from the volatile Mr. Keynes » », Parker [1993].