La remise en cause du consensus au sein de l’analyse de la croissance a des origines à la fois externes et internes. Les premières, correspondant aux théories évolutionnistes de l’industrie et de la technologie, viennent d’un corpus théorique dont les thèmes chevauchent partiellement ceux de l’analyse de la croissance. La volonté des économistes appartenant à ce programme de recherche est de proposer d’autres méthodes, en s’écartant de celles du programme de recherche dont elles veulent se démarquer. Les secondes s’inscrivent dans une autre démarche, correspondant au souhait d’économistes de réformer le programme de recherche auquel ils appartiennent. Comme nous l’avons déjà suggéré, le second cas s’apparente à l’évolution de la science au sens de Kuhn, alors que le premier nécessite d’autres outils, ceux de Lakatos semblant être les plus pertinents. Dans les chapitres introductifs de la première et de la deuxième partie, nous avons rappelé le sens des notions de Kuhn et de Lakatos et leur intérêt pour les sciences économiques. Nous avons indiqué que l’analyse néoclassique de la croissance et l’analyse du changement technique pouvaient être appréhendées comme la « science normale » au sens de Kuhn, mais que la rupture méthodologique engendrée par les travaux « pré‑évolutionnistes » rendait cette classification caduque et nécessitait d’autres outils pour comprendre l’évolution scientifique. Cette démarche nous a conduit à définir les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes au sein de programmes de recherche au sens de Lakatos. Encore une fois, du point de vue théorique, l’intérêt de la méthodologie des programmes de recherche réside dans ce que Latsis [1975] définit comme la principale innovation introduite par Lakatos. Elle correspond au fait que « l’appréciation des modifications successives d’un programme de recherche n’est pas une comparaison statique mais dynamique » 1550 .
Les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes de l’industrie et de la technologie ont connu des développements théoriques importants, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie. Nous avons particulièrement montré que les deux théories se sont développées à la fois de manière « verticale » et « horizontale ». Dans le premier cas, nous entendons que chaque thème a connu des développements féconds, ou en d’autres termes, que les nouveaux travaux s’appuyaient sur les précédents et permettaient de faire progresser les réflexions sur le thème en question. Dans le second cas, nous voulons dire que les théories ont élargi leurs thèmes de réflexion. Pour les théories de la croissance endogène, les développements initiaux sur la recherche des conditions « mathématiques » de la croissance, proposés par Romer en 1986 et Lucas en 1988 ont été prolongés par des travaux qui ont apporté plus de contenu économique à la principale source de la croissance du revenu par tête, la technologie. Les premiers artisans de cette recherche sont Romer en 1990 (Romer [1990b]), puis Grossman et Helpman en 1991 et Aghion et Howitt en 1992. De nouvelles questions ont alors été intégrées à l’analyse de la croissance, qu’il s’agisse par exemple des questions liées à la prise en compte d’un biais technologique ou des brevets. Pour les théories évolutionnistes, le cadre thématique originel de Nelson et Winter de 1982, principalement axé sur l’explication de la croissance au niveau macro‑économique par les comportements des firmes a ouvert la voie à d’autres modèles évolutionnistes, dont celui de Silverberg et Verspagen en 1994. Dans le même temps, il a initié des modèles de diffusion technologique, tel que celui proposé par Silverberg, Dosi et Orsenigo en 1988. Ces travaux formalisés ont été associés à des études descriptives et à des analyses théoriques présentées en termes littéraires. La combinaison de ces différents types de travaux correspond à un souhait formulé à la fois par Nelson et Winter en 1982 et par Andersen en 1994.
Aussi, la période de profusion théorique des années quatre‑vingts, et surtout quatre‑vingt‑dix permet de proposer un « bilan », forcément provisoire, sur la place de chacune de ces théories dans l’analyse de la croissance et du changement technique. La troisième partie n’a pas permis de trancher sur la supériorité d’une théorie sur l’autre et a même illustré la capacité des deux théories à sortir du cadre de la théorisation « interne » et à expliquer certains faits économiques initialement « externes » à elles. Le contenu économique des explications de la divergence structurelle des taux de croissance ou du rôle des pouvoirs publics sur les mécanismes de création et de diffusion des innovations technologiques et organisationnelles interdit également de qualifier les programmes de recherche d’ « empiriquement dégénérescents », même si nous avons pu ponctuellement montrer la supériorité d’un type de théories sur l’autre. De ce point de vue, puisque les théories sont solidement ancrées dans l’analyse économique contemporaine, et en dépit des commentaires présentés précédemment, une autre question mérite d’être posée : un consensus est‑il envisageable à plus ou moins longue échéance ? Evidemment, il est implicitement supposé que ce consensus se traduirait par l’intégration des questions spécifiques au programme de recherche évolutionniste au sein de la théorie néoclassique. L’abandon des autres hypothèses, à savoir la fusion des deux programmes de recherche au sein d’un troisième ou au sein du programme de recherche évolutionniste, en supposant la disparition du programme de recherche néoclassique revient à en nier les caractéristiques mêmes. En tout cas, pour répondre à la question précédente, nous devons reprendre quelques uns des points présentés dans les trois parties de ce travail.
« The appraisal of successive modifications of a research programme is not a comparative static but a dynamic one », Latsis [1975], p. 15.